"Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu pourrais ne pas t'égarer".
Proverbe yiddish, attribué au Nahman de Bratslav---------------------------------
Dans quel monde vit-on… la bonne question.
Notre monde est une patatoïde d’environ 500 millions de kilomètres carrés, et dont le tour de taille mesuré au nombril équatorial mesure un peu plus de 40 000km. Autant dire, un sacré terrain de jeu, qui n’a rien d’un ‘tout petit monde’ comme on se plaît tant à le dire, même si, c’est vrai, 70% de sa superficie est plongée sous les eaux de l’hydrosphère. Cela laisse tout de même 150 millions de kilomètres carrés pour se dégourdir les pattes.
De fait, il suffit de sortir des grands chemins pour sentir cette immensité.
Et marcher.
La marche est le premier vecteur de la découverte sensible du monde.
Elle nous permet de s’affranchir de la route, du sentier, du chemin. Du plat et du lisse.
Elle nous emmène là où la roue n’a plus droit d’accès.
Elle ouvre alors un champ gigantesque : celui du monde.
Celui des cieux, sur les sommets des montagnes.
Celui de la terre, à travers les prairies des campagnes.
Celui des sables, à travers les plaines de désert.
…
A celui qui souhaite savoir dans quel monde ‘charnel’ nous vivons, qu’il le découvre en sortant des sentiers, en recevant avec joie la solitude et le silence.
Solitude et silence de longues échappées sur les crêtes, tutoyant les vides et les sommets.
Solitude et silence de longues promenades sous la pluie, en forêt, ou à travers les prairies.
Solitude et silence de longues errances au travers de déserts, de roche, de sable ou de terre.
C’est le champ de l’émerveillement. De l’inédit, de l’inattendu, du possible.
C’est également le champ de l’introspection, où vides et pleins se mêlent.
C’est un espace de dialogue.
Un dialogue muet, entre ce qui nous entoure et soi, empreint d’introspection et de contemplation.
Un champ infini.
Et qui nous entoure.
Un homme n’aura pas assez d’une vie pour le découvrir dans son intégralité.
Un fait tout à la fois décourageant (à quoi bon ?) que stimulant (il reste toujours quelque chose à découvrir).
Nous le parcourons avec joie depuis de nombreuses années, godillots aux pieds.
Un rendez-vous que nous ne manquerions pour rien au monde, et qui nourrit, année après année, patiemment, une certaine idée du monde.
…
Pourtant, cette fois-ci, nous avons bel et bien opté pour la roue, nous condamnant de ce fait à rester prisonnier du ‘réseau’.
Un évènement particulier explique ce revirement : Chaitén.
Chaitén est le nom d’une petite bourgade chilienne, perdue au fin fond de la Patagonie, sur un étroit rivage du Pacifique et accolée aux pentes andines.
Ou plutôt ‘était’.
Car Chaitén est aussi le nom du volcan situé à quelques kilomètres au nord de cette petite bourgade. Un volcan qui, en 2008, entra en éruption, peu de temps avant que nous n’arrivions dans la région pour découvrir l’une des merveilles du monde, l’alerce, un arbre rarissime dont la durée de vie avoisine la bagatelle de deux milliers d’années…
Nous n’avons finalement jamais pu découvrir ce vénérable ancêtre végétal : toute la région était sinistrée, recouverte sous un bon mètre de cendres. Les rivières et torrents engorgés s’étaient frayé un chemin au hasard du relief, retenus par un amoncellement de cendres, de troncs, et de toutes sortes de résidus, jusqu’à ce que ces barrages provisoires ne cèdent, laissant de gigantesques masses dévaler sur le fond de la vallée : à la confluence de Chaitén, ville.
A notre arrivée, Chaitén ville et ses alentours n’étaient plus qu’un paysage chaotique de ruines et de gris.
C’est pourtant dans ce décor qu’aurait lieu cet évènement particulier que nous évoquions plus haut : l’expérience directe de ce que nous appellerions ‘la rage de vivre’.
Nous entendons souvent parler, lorsqu’il s’agit de psychologie, d’un terme à la mode : celui de ‘résilience’. Il s’agit de la capacité de l’individu à se reconstruire après un traumatisme.
A travers ces rues engorgées de Chaitén, aux réverbères renversés, aux ponts affaissés, aux lignes électriques pendantes, aux façades éventrées, nous avons rencontré des êtres vivants.
Des hommes, des femmes, manches relevées, cheveux en bataille et visages sales.
Aux yeux ardents.
Devant l’amplitude du sinistre et l’envergure de la reconstruction, le gouvernement décréta la ville ‘sinistrée’, abandonnant ainsi tout financement. La ville serait morte.
La ville, évacuée pendant l’irruption, vit cependant revenir ses habitants : une à une, ses âmes provisoirement réfugiées sur l’île de Chiloé située non loin de là, revinrent par le Ferry, apportant avec soi cartons, valises, mais aussi brouettes, groupes électrogènes, et tout ce qu’il faudrait d’outils et d’énergie pour rebâtir ce ‘chez soi’.
La tâche serait longue et douloureuse, en plus d’être ‘illégale’.
Rien toutefois qui ne puisse ébranler cette détermination qui brillait dans leur regard.
Cet élan de désobéissance civile et de solidarité fut pour nous un choc.
Une leçon de force. De détermination. De souffrance.
De Foi.
Et de solidarité.
Et là où nous n’aurions jamais pensé la trouver, nous la découvrions, pure et nue:
L’expression de la joie.
Le retour vers notre vieille Europe (ou plutôt, notre ‘vieille France’) allait être fort en contrastes.
Chaque individu y est en effet exhorté à être heureux. Le bonheur y est un devoir.
Qu’il appartient à chacun de construire. Il est en effet libre, et en ce sens, responsable.
De sa réussite… ou de son échec.
Mais ce qui, à Chaitén, semblait être l’essence même de cette expérience de joie, ou tout du moins, qui semblait grandement y contribuer, ce mélange de Foi et Solidarité, s’avérait ici d’une pâleur fantomatique.
Comment alors satisfaire à cette ‘pression du bonheur’, lorsque ce qui semble y contribuer manque cruellement ?
De fait, la plupart de ceux que nous rencontrions à notre retour semblaient, sur fond de crise mondiale, habités par une profonde morosité, empreint de désenchantement et de fatalisme.
Où est donc passée cette fameuse ‘résilience’ ?
…
Pourtant, ce modèle occidental de réussite continue à faire des émules, parmi lesquels en premier lieu les nouveaux pays européens, ex pays du bloc communiste, qui depuis vingt ans, aspirent plus que jamais à devenir ‘comme nous’. Aussi riches, aussi sexy. Aussi heureux.
L’idée est alors tout naturellement venue d’aller voir par soi-même.
Voir comment les gens vivent dans ces pays, découvrir ce à quoi ils aspirent.
Et voir, pourquoi et comment cette image du bonheur à l’occidentale, qui nous semble si bancale, a pu, peu à peu, séduire un si grand nombre.
Et comprendre, peut-être… comment elle a pu nous séduire.
Ne restait alors qu’à réfléchir au moyen de s’y prendre.
Pour découvrir l’aspiration des hommes, il semble évident de parcourir le monde des hommes : il nous faudrait dès lors revenir sur le réseau synaptique des axes routiers, et arpenter à nouveau le macadam.
L’arpenter sur une distance suffisante pour pouvoir multiplier les expériences, avoir une idée globale, sans pour autant s’enfermer dans un moyen de transport ‘bulle’ : la marche, trop lente, est écartée, la voiture, trop rapide et trop fermée, l’est de même.
Le vélo semble alors la solution idéale :
- Elle permet de couvrir une distance raisonnable chaque jour (multiplication des expériences), sans que sa vitesse ne soit trop grande pour ne plus être ‘dans le présent’ (inertie déjà évoquée).
- Elle permet également d’être réceptif (voir article ‘réceptomobile’)
- Elle laisse une place à l’imprévu : exposition aux intempéries, ou possibilité de défaillance physique qui force à se confronter à l’environnement direct, ne serait-ce que pour s’abriter, se loger et se nourrir
- et encourage également les personnes de cet environnement à se montrer clémente : une personne ‘en détresse’ à vélo semble toujours plus humaine / abordable qu’une personne en panne de voiture.
C’est ce que nous appelons le ‘capital sympathie’, autre avantage non négligeable du voyageur à vélo :
- Souvenez-vous de ce que nous disions à propos de la sympathie : ‘souffrir avec’. Le sentiment de sympathie peut s’expliquer par le sentiment de souffrance partagée. Tout le monde (ou presque) a déjà fait du vélo : tout le monde (ou presque) a donc déjà eu mal aux cuisses, suffisamment en tout cas pour se mettre à la place du fou qui débarque devant chez lui à vélo et imaginer sa douleur/fatigue, et le plaindre. D’emblée, le voyageur à vélo est déjà davantage le ‘bienvenu’ que le voyageur motorisé (motard, automobiliste, voyageur camping-car, etc…).
- Par ailleurs, la douleur est également une ‘valeur’ dans certains milieux dits ‘modestes’ ou ‘défavorisés’, tout comme la force physique: la valeur d’une personne peut être mise en parallèle de ces capacité, que ce soit pour accomplir un effort particulier ou encaisser une certaine douleur (exemples de tatouages ou de scarifications), les deux étant plus ou moins liés. Et dans ce cas, le fait de voyager à vélo peut également ouvrir certaines portes (souvenez-vous de cette hôtelière qui souhaitait nous affronter au bras de fer !).
- L’effet ‘tandem’ renforce enfin davantage cet effet ‘sympathie’, par ce qu’il représente (voir article ‘réceptomètre’), mais aussi par ce qu’il bouscule les habitudes (par exemple, il force à réfléchir à des solutions de transport (voiture, avion ou train) et de rangement (souvenez-vous de la nuit en discothèque)), et, par ce qu’il désarçonne momentanément la personne rencontrée, crée une petite aventure partagée, suffisamment pour sortir du cadre relationnel ‘neutre’ et rééquilibrer la relation (nous ne sommes plus des ‘extraterrestres tombés du ciel’).
Pour que la découverte reste encore plus ‘neutre’, il reste encore à se rendre disponible, et donc à s’affranchir de contraintes habituelles :
- celle du ‘choix’ : l’itinéraire se construit dès lors ‘au hasard des rencontres’, et ce sont les personnes rencontrées elles-mêmes qui nous indiquent la route à suivre (on ne sait jamais où nous passerons la nuit suivante)
- celle du ‘planning’ : pour ne pas passer à côté d’une expérience enrichissante, l’impératif du temps est alors levé. Il suffit par exemple pour cela de ne pas s’enfermer inutilement dans un cadre habituel du ‘voyage performance’, où le voyageur met un point d’honneur à rallier le départ à l’arrivée exclusivement à vélo dans un temps record.
Nous imaginons bien l’absurdité de la démarche : à une invitation de personnes que nous rencontrions au hasard, il nous faudrait répondre ‘non, désolé, mais je ne peux rester, sinon ma moyenne va baisser’, ou encore ‘non, désolé, je n’irai pas là où tu me le conseilles, car cela rallongerait de vingt bornes’… Nous avons déjà naturellement bien des raisons pour décliner des invitations (souvent bêtement, par réflexe trop bien ancré (souvenez-vous du groupe de jeunes joueurs de tour viking rencontrés en Allemagne de l’Est)) sans avoir encore à nous rajouter de vrais faux arguments.
La solution dans ce cas est simple : si d’aventure l’avancée s’avérait trop lente parce que nous avons jugé que l’expérience était suffisamment riche pour s’y attarder, il existe toujours (ou presque) un moyen de faire un saut géographique si nécessaire (par exemple en prenant le train).
A mi-chemin du voyage, cette stratégie s’avère plutôt payante : nous avons rencontré en quelques semaines bien plus de gens qu’il nous est donné d’en rencontrer au cours d’une année ‘normale’, et avons arpenté une diversité de décors qui va bien au-delà de celui du quotidien.
Du dôme du Reichstag aux couloirs de Tacheles, des décombres de Wolfschanze à celles de Westerplatte, du port historique de Gdansk à son chantier naval, sans oublier sa fastueuse place du marché, qui contraste tant avec les centres de Gorgow, Pila et autres villes de l’ouest de Pologne. Des campagnes de Poméranie à celles de Mazurie, aux forêts de pin de Człuchów et celles de la Petite Suisse, le parcours est déjà riche en diversité, en constrastes… et en rencontres.
De fait, des baigneurs du jeu de tour viking à Albert passionné de cyclisme, de Gerhard à Dorota, en passant par Ywonne et Adam, ou encore Erik ou d’autres personnes rencontrées à un coin de rue, à l’ombre d’un saule, sur un banc de la place de village, et tant d’autres encore, qui nous ont invité pour un café, un verre d’eau, un mot, la quantité et la diversité de personnes rencontrées nous rappelle à quel point, avec un peu de disponibilité, il est facile de rencontrer des gens qui, qui plus est, ne demandent en plus qu’à discuter, raconter leur histoire, et parler du monde, autrement.
Il est frappant, d’ailleurs, qu’à presque chacune de nos rencontres, ces personnes nous remercient de tout cœur de ce petit quart ou de cette petite heure, bref, de ce petit laps de temps partagé. Alors que nous nous sentions nous même si reconnaissants…
Une expérience une fois de plus bien différente de ce qui nous était pourtant promis de toute part lorsque ce monde nous promettait, à s’exposer ainsi dehors, à toutes sortes de risques et périls, de bandits et brigands malveillants, de ‘gangs, roms et voleurs’, qui plus est – paraît-il – lorsqu’on se trouve en Pologne (‘tsactsalap’ !)…
Bien sûr, c’est vrai, nous nous sommes exposés.
Nous fûmes perdus sous un tsunami gluant et opaque soulevé par les roues du poids lourd que nous croisions au vieux port de Gdansk. Nous fûmes parfois trempés jusqu’à l’os, nous eûmes froid, ou chaud. Nous eûmes quelques rencontres peu amènes dans les premières régions de Pologne traversées, et d’autres encore nous attendraient. De même, nous avons eu à traverser quelques zones hautement nauséabondes, croisé quelques lieux infestés de charognes abandonnées, de décharges à ciel ouvert, à l’atmosphère lourde de plastique fondu, traversé des campagnes peuplées de basse-cours, de porcheries, suivi des camions de lait cru, d’équarrissage, parfois même avons-nous croisé quelques camions benne transportant du sable qui nous ponça douloureusement et en quelques fragments de secondes les moindres pores du visage… sans parler des insectes qui ne tarderaient pas à nous mener encore un peu plus la vie dure.
… mais cela justifie-t-il que nous jetions le bébé avec l’eau du bain ? …
Le monde est le monde.
Et à n’en exiger que la douceur et le confort, le risque est grand, un jour, de finir par n’en avoir qu’une idée… ‘abstraite’.
‘Abstraite et sécuritaire’.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Si vous souhaitez réagir, n'hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à nous envoyer un message à l'adresse suivante: petits_carnets_dalsace@yahoo.fr