Si de nos jours, campagnes reculées et vastes forêts riment de plus en plus avec lieu de ressource personnelle (en témoigne ici le développement de cet agrotourisme), il fut un temps où le salut (et la survie) résidait en ville (ou plutôt au ‘château’), et où la campagne et la forêt étaient le lieu de tous les dangers, lieux peuplés de brigands et autres bandits, et surtout de créatures de tous genres, dont les multiples histoires recueillies en carnets de contes continuent d’effrayer nos petites têtes blondes avant de s’endormir.
La Mazurie est au carrefour des genres, un lieu de campagnes reculées et de vastes forêts où certains viennent se ressourcer, et d’autres se faire peur.
De Pisz (au sud) à Węgorzewo (au nord), le territoire mazurien compte un véritable dédale de lacs biscornus, d’étangs, mares, marécages et autres surfaces molles et gluantes entre lesquels, il faut le reconnaître, il est très difficile de se frayer un chemin.
Aussi n’est-ce pas un hasard si derrière cette sorte de frontière naturelle de plus de cinquante kilomètres, se cachait il n’y a pas si longtemps encore un être maléfique qui faisait trembler la terre entière, et dont le repaire attire aujourd’hui les curieux.
C’est en effet là que se trouvait la ‘Tanière du Loup’.
Dans la forêt de Gierłioz plus précisément, à quelques dizaines de kilomètres tout juste du parc naturel de Mazurie où se multiplient à présent de douillettes infrastructures destinées à offrir le meilleur confort possible aux nouveaux arrivants.
‘Un jour, il s’est mis à pleuvoir, et ça n’a plus arrêté pendant 4 mois. On a connu toutes les sortes de pluie possible ! La toute petite pluie fine cinglante, la grosse pluie d’averse, la pluie battante de côté, et certaines fois même, une pluie qui semblait venir d’en dessous… Pire, il pleuvait même la nuit’. […]
Forrest Gump – 126ème minute
Le cœur de la Mazurie semble être un pays d’eau… que d’eau, que d’eau…
S’il fait beau, l’eau des mille lacs s’évapore le jour et nous retombe sur la tête en fines gouttelettes dès la tombée du soir jusqu’au petit matin… enfin, ‘petit’ matin : jusqu’au ‘grand’ matin pour être plus précis.
Cela donne une atmosphère ambiante bien poisseuse… et surtout des colonies de vacances pour de (très) nombreux moustiques. A un tel point que l’on préfèrerait presque qu’il pleuve.
Et pour le coup, nous sommes servis.
Un jour, il s’est mis à pleuvoir, et ça n’a plus arrêté pendant 4 jours…
La tête bien rentrée dans les épaules, le nez collé au-dessus du guidon, nous regardons placidement ce qui se déroule sous nos pieds. Le ciel s’y reflète de manière plus ou moins nette selon la rugosité du revêtement et la densité du feuillage au-dessus de nos têtes. Des petites tâches sèches se succèdent parfois au pied de troncs de tilleuls particulièrement denses, rarissimes vestiges de Dryland…
Hé oui, il est un temps comme celui-ci où passer quelques heures devant la TV devient presque un fantasme, et au fil des heures, les bribes de films nous reviennent en tête malgré nous. Cela nous apporte un peu de couleur, quelques tirades amusantes dans lesquelles nous puisons un peu de réconfort. Une chanson positiviste n’est parfois pas de trop pour remonter un moral par trop… ‘douché’. Nous en avons d’ailleurs adopté une depuis quelques jours, et cela doit faire à peu près vingt et un ou vingt-deux mille fois que nous en chantons le refrain (puisque c’est à peu près tout ce que nous en connaissons….).
Il faut ce qu’il faut.
Pour ne plus sentir la pluie… mais aussi pour digérer.
Non pas notre repas (par ce temps, il a tendance à être fortement raccourci), mais notre visite. La visite de la Tanière du Loup.
Pour ceux qui se demanderaient déjà qui est ce grand méchant loup dont il est question depuis quelques paragraphes, précisons que la Tanière du Loup est le nom donné au GQG du plus grand dictateur du XXème siècle à la moustache et la mèche caractéristiques, un QG de quelques 250 hectares parsemés de bunkers et autres joyaux architecturaux des temps joyeux.
Tonton Adolf (c’est ainsi que le nomment souvent par dérision nos voisins d’outre-Rhin, cela vous donne encore un indice ! ;-)) aurait séjourné presque 3 ans parmi les moustiques dans cette forêt de Mazurie, escomptant pourtant à l’origine n’y passer que quelques mois, histoire de déployer son opération Barbarossa (encore un indice !) et se rendre à Moscou en un éclair (indice !) comme il aime à le faire…
Bref, la Tanière du Loup (parfois aussi appelée ‘repaire du loup’), de son petit nom original ‘Wolfsschanze’, est bien sûr le nom de code qu’un certain Hitler aurait donné à son QG principal depuis lequel étaient tirées les ficelles des armées nazies déployées à travers une Europe mise à feu et à sang.
Le lieu aurait abrité près de 2500 hommes, parmi lesquels les éminents Goering, Ribbentrop, Bormann et compagnie. Une mini ville…
Difficile d’imaginer que personne ne connaissait ce repaire…
...
C’est notre guide. Il ne parle pas bien l’allemand. On a donc traduit pas bien français.
Cette lugubre tanière se visite en effet. Quelques guides attendent placidement à l’abri d’un cabanon de tôles et de béton. Pas de chance pour nous : personne aujourd’hui ne parle anglais. Russe oui. Allemand ? Vous avez quand même un peu de chance : lui prend des cours d’allemand depuis 4 mois. C’est parti.
En quatre mois, c’est difficile de maîtriser les chiffres. Et l’histoire (et surtout la visite) en est traditionnellement bourrée…
‘Mille dix-neuf cent quatorzante et un, Hitler là. Reste… euh… huit… soixante… euh non : si, huit soixante-vingt quatorze cent jours. Oui’.
…
C’est pas beau de se moquer.
Mais au bout de cinq minutes de ce régime, un petit fou rire dans ce drôle de lieu par ce drôle de temps nous semble pourtant cathartique à souhait...
Douzente bunkers, quaterziete-deux kilomètres de ligne de chemin de fer, trois cent vingt trente surcolonels et six-soixante dix-sept sous-officiers généraux, et calculez l’âge du capitaine mon général…
… malgré ses doigts et toute la volonté qu’il y met, nous avons pour notre plus grande honte bien du mal à retenir nos larmes…..
(Pour le plus grand intérêt du sérieux de la visite, la suite de ce récit sera donc dès à présent intégralement recodé en bon français (même si on sait aussi vachement bien faire le chat…)).
...
Reprenons.
Le site fait donc 250 hectares. Il a abrité 2500 personnes, parmi lesquelles 500 civils chargées de l’intendance, 1500 soldats, 500 officiers (dont nous vous épargnerons le détail), et le tout entre 1941 et 1944, dates entre lesquelles le Führer en chef aurait séjourné au cumul près de 865 jours. Le site était entouré de près de 55 000 mines, que les russes désamorceront quand le QG sera abandonné, dynamité par plus de 200 tonnes de TNT qui propulseront à parfois plus de 100 mètres des bouts de 3 tonnes de bunkers dont les parois faisaient en 1940 2 ou 3m d’épaisseur avant de passer dès 1942 à 8m, peu après l’attentat déjoué de Stauffenberg en 1944… oups, c’est pas cohérent…
Malgré toute sa peine, notre guide a bien du mal à remplir sa mission. Nous tentons alors d’engager la conversation hors des chiffres, lui demander par exemple pourquoi quelqu’un qui est à la retraite (il nous l’a dit) tient à ce point à faire visiter cet endroit, et, même à un âge aussi avancé, à reprendre des cours d’allemand.
‘Le souvenir pardi !’…
…
La discussion, même si laborieuse, se dénoue peu à peu. Josef, c’est son nom, se détend et nous pouvons dès à présent le suivre à travers la forêt, hors du ‘protocole’.
Enfin, nous touchons à un peu de substance de l’histoire…
Un peu au-dessus de nos têtes, Josef nous fait remarquer que de nombreux arbres ont des bourrelets. Ce sont en fait des excroissances du bois qui a poussé par-dessus le fil de fer qui était fixé autour. Il y avait là tout un réseau de fils tendus sur lesquels des branches étaient posées. Un camouflage bien sûr. Mais pas seulement. Des moustiquaires étaient tendues à certains endroits. Un détail amusant : le cœur même du corps d’élite nazi se protégeait des moustiques… un détail auquel on ne pense jamais. L’histoire enseignée est trop souvent un pâle concentré de chiffres sans substance…
Pour la communication, un réseau de câbles enterrés était déployé. Il en reste par endroits. Des pompes servaient à extraire l’eau qui filtrait dans les bunkers. Elle était évacuée par un réseau de tuyaux au cœur du béton. Idem pour l’air, extrait tantôt par des souffleries, tantôt par simple dépression. Josef nous indique les caves sous-terraines destinées à stocker la nourriture, ainsi qu’une gigantesque place destinée à faire cuir la viande. Là, le bâtiment des télécommunications. On y utilisait la fameuse machine à coder Enigma. Là, le bâtiment des archives. Là encore, celui des officiers, des sous-officiers. Une salle de conférence. Ici, la cantine. Des pavés restent encore par endroit, sous la terre et les branches, reliant tous ces bâtiments. Un peu à l’écart, un cinéma.
Un cinéma…
‘Et ce n’est pas tout : il y avait aussi un casino, salon de thé, on le verra et une orangerie, attenante du bunker d’Hitler’.
…
Ce lieu était vraiment une petite ville.
Josef nous indique encore d’autres bâtiments, les casernes, les garages dans lesquels étaient entreposées les voitures officielles pour se rendre ou accueillir des personnages illustres à l’aérodrome d’à côté.
Une fois de plus, nous nous demandons comment un tel lieu pouvait rester inconnu.
‘Rappelons tout de même que le site était en Allemagne à ce moment-là. Ensuite, il ne faut pas oublier que tout était recouvert de terre… vu du ciel, on ne voyait donc que branchage et herbe ! Pour ce qui est des habitants alentours, c’était tout simplement une zone interdite. Et si quelqu’un s’en approchait de trop près malgré les champs de mines, les soldats tiraient à vue. Les gens ont longtemps pensé qu’il s’agissait d’une usine chimique ou quelque activité industrielle secrète. Personne ne se doutait de rien, imaginer qu’Hitler et compagnie loge à côté de chez soi... Ce n’est que peu de temps avant que les russes ne prennent le dessus, que les habitants ont entendu de formidables explosions. Ce sont les nazis, quand la retraite est devenue inéluctable, qui ont dynamité ce complexe : il ne fallait rien laisser derrière eux, ni infrastructures ni archive ni rien. Il faut se rendre compte : le bunker personnel de Hitler a été dynamité avec plus de 4 tonnes de TNT ! Un bunker avec des parois de 8m de béton ouvert comme une coquille de noix : cela a creusé un véritable cratère… vous allez voir.’
Nous avons bien du mal à imaginer.
Bunker de Hitler, de Göring, bunkers d’invités d’honneur (Mussolini y aurait séjourné), tout ceci nous reste abstrait... et puis, comment en arrive-t-on à loger dans un cube avec des murs de 8m de béton ??
…
Josef hoche la tête, et me pose la main sur le bras avant de reprendre.
‘Au début, ce n’était que pour se réfugier en cas d’alerte. D’ailleurs, vous voyez, là, il y avait le casino comme je vous le disais, et là, l’orangerie. Il y a même une photo où on voit Hitler juste ici, avec ses chiens. Eva Braun n’est jamais venue, mais Göring était logé avec sa famille, juste ici, dans un véritable palais. La vie était normale en fait… c’est après, au fur et à mesure des revers que le führer serait devenu peu à peu fou. Il commençait à se sentir de plus en plus menacé, il s’est fait construire un autre bunker encore plus épais, il en sortait de moins en moins jusqu’à y prendre ses repas et ne plus en sortir’.
‘Devant la démence de plus en plus flagrante du führer, certains officiers ont commencé à fomenter un complot, projetant tout simplement de l’éliminer. Après de nombreuses tentatives manquées, l’un d’eux, Stauffenberg, a profité d’une réunion au cœur du Wolfsschanze pour mener ce projet à exécution, faisant exploser la salle de réunion en présence du führer : l’attentat fut raté de peu, ce dernier étant tout juste légèrement blessé. Il y a un nouveau film qui raconte cette histoire et qui est sorti il n’y a pas longtemps, peut-être l’avez-vous vu, il s’appelle Walkyrie, du nom de l’opération de résistance qui devait renverser le régime nazi de l’intérieur’.
…
Oui, nous avons entendu parler du film… mais là, on parle pourtant de faits réels... et malgré la plaque commémorative posée non loin de là, nous avons bien du mal à réaliser.
Soixante-dix ans se sont écoulés.
Devant nous ne restent plus que ces coquilles de noix éventrées au cœur desquelles de minuscules salles glougloutent : des stalactites se sont formées à l’aplomb des traverses d’acier survivantes, et la mousse recouvre peu à peu ces tristes constructions.
Des visiteurs, petits plaisantins, ont ajouté sous des parois en dévers des cannes de bois pour faire ‘comme si’ ces minuscules branches de noisetiers soutenaient cette masse de béton. Les moustiques nous tournent autour, voraces…
Non, sérieusement, comment s’imaginer ce qu’était ce lieu il y a soixante-dix ans ?
…
En clôture de visite, Josef nous emmène toutefois dans une salle dans laquelle une petite maquette poussiéreuse représente ce que devait être le site à l’époque. Ultime tentative de concrétisation. Il a même pris une baguette, comme le ferait un professeur d’école… ou un stratège militaire.
L’avalanche reprend : noms d’officiers, dates, chiffres, c’est reparti… Josef est retombé dans sa peau de guide et malgré tout son zèle, tout ceci reste un tissu d’abstraction.
Bizarrement, il n’y a que cette question qui nous reste en tête :
‘Comment en arrive-t-on à loger dans un cube avec des murs de 8m de béton ??’
…
Voyant que nous ne réagissons plus, ou par d’automatiques hochements de tête pas toujours bien synchrones, Josef rigole, repose sa baguette et nous raccompagne vers la petite cabane des guides, demandant si son allemand n’était pas trop mauvais.
Au fur et à mesure que nous nous approchons, nous entendons notre klaxon à poire. D’autres visiteurs contemplent notre drôle de machine, et n’ont pas pu s’empêcher de toucher. C’est une bonne transition.
Nous discutons encore un peu, à la polonaise (c’est-à-dire en se faisant tripotter sans cesse les bras par celui qui parle), en attendant que l’averse passe. Josef nous donne sa carte de visite, nous offre quelques bonbons pour avoir des forces pour la route.
Il pleut un peu moins fort. Le moment de repartir.
…
Les pneus qui collent sur le bitume, les cuisses picorées à la chair de poule, l’air qui se densifie et refroidit… c'est reparti pour un tour sous la pluie.
La tête bien rentrée dans les épaules, le nez collé au-dessus du guidon, nous regardons placidement ce qui se déroule sous nos pieds, nous répétant déjà comme une litanie :
‘Comment en arrive-t-on à loger dans un cube avec des murs de 8m de béton ??’
…
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