La nationale... est une vraie nationale. Toute droite, mal abritée du vent, et ses bords sont défoncés et trop brillants pour y mettre ses pneus. Le vent de la fin de journée a fini par nous faire face, et les petites bosses qui se suivent commencent à sérieusement nous titiller les cuisses... les 'wouaaaaaaaaaans' de voitures qui nous dépassent sans cesse nous tapent sur le système... le vent et la douleur ne rendent pas très patients.
Aussi sommes-nous particulièrement soulagés de découvrir cette aire de caravanes, même en bord de route. L'endroit est une place de terre battue, couverte de grands hêtres. Il n'y a pas foule...
Un grand chapiteau abrite des tables. Deux hommes. L'un sirote une bière. Grand sec, yeux bleus et lourds, au dessus de pommettes saillantes et rosées... L'autre, à l'autre bout du chapiteau, est chauve, également grand, et sa lèvre inférieure dessine presque un demi cercle parfait tombant.
La dame que nous rencontrons ne semble guère contente de nous voir. Elle parle et parle, et nous n'en comprenons pas un traître mot... manches retroussées, tablier humide, elle ne semble pas apprécier notre arrivée. Nous écartons les bras en signe d'incompréhension, elle recommence son charabia... rien à faire.
Tant pis, c'en est trop : nous nous posons à une table pour souffler un peu, et parvenons à commander un coca.
Au moment où notre aimable dame nous sert, le grand chauve boudeur s'approche de nous. Sous son maillot, il porte un short, et de grandes chaussettes remontées. Il a quelques rudiments d'allemand... cela tombe bien.
Il nous explique que la saison touristique n'a pas encore commencé et que c'est pour cela que la dame ne souhaite pas nous accueillir. Il y a une auberge non loin de là... mais nous ne voulons pas d'auberge non loin de là : on nous a déjà fait le coup en ville, le vélo est en panne sèche, stop, fini, on voudrait dormir ici... les négociations s'ouvrent avec la dame.
Montrant nos cuisses et nos langues, le message doit être suffisamment clair : nous obtenons le droit de rester. Mais pas ici, précise-t-elle : en contre-bas, au bord du lac, il y a un petit carré d'herbe, nous y serons mieux... nous sommes trop contents pour encore 'discuter'.
Notre grand gaillard patibulaire nous dévoile un grand arc de cercle : un vrai sourire cette fois. Il nous demande s'il peut prendre notre embarcation en photo, et nous montre son vélo non loin de là.
Lui aussi est en route. Il a fait 80km en quatre heures. 2 heures pour en faire 50, puis 2 heures pour en faire 30... 'j'ai pris une route à travers les bois pour éviter la nationale... trop dangereux ! Vous comprendrez...'.
De nouvelles personnes se sont rapprochées peu à peu, sorties des caravanes. On les dirait tous sortis de films de Sergio Leone... ils semblent poser quelques questions à notre interprète, mais celui-ci discute, discute et nous ne comprenons toujours rien... ils insistent, et il finit enfin par nous poser la question 'combien ça coûte un vélo comme ça ?'...
Déjà bien vacciné la veille avec la bourde faite avec Adam, nous divisons le prix par 15... malgré tout, l'un des hommes pousse un sifflement explicite. Nouvelles discussions polonaises, qui commencent à prendre une tournure peu rassurante...
'Und ?'... il va falloir nous expliquer un peu ce que veulent tous ces gens...
Notre interlocuteur rit, chausse sa casquette, ses gants, et se lève : 'hé oui, de toute façon, le luxe, c'est toujours cher', puis s'en va.
…
Nous nous levons, pas bien persuadés de devoir rester ici cette nuit... nous allons tout de même voir à quoi ressemble ce pré, et nous éloignons du chapiteau, sous le regard bleu de l'autre type attablé qui ne nous a pas quitté des yeux depuis le début.
Le lac est en contre-bas. Un escalier y descend. Un bout de sentier y mène aussi... seulement, il est enseveli sous quarante bons centimètres de feuilles...
Notre descente n'est pas particulièrement discrète : elle suffit en tout cas à figer le temps dans le petit pré en contre bas : les discussions se sont interrompues, les éclaboussures des baigneurs se sont arrêtées net, et le silence a envahit la place... mais qu'est-ce que nous foutons ici...
Nous restons à un coin du pré, à l'ombre des sapins. Des moustiques nous dévorent, mais nous veillons à rester aussi discrets que possible... les jeunes filles couchées sur des couvertures finissent par replonger leur nez dans leur bouquin, les discussions reprennent, et enfin, les enfants retournent dans l'eau...
Les moustiques cessent même de nous tourmenter...
Les relations diplomatiques semblent se détendre, nous sortons de quoi casser une croûte...
Un couple assis jusque là à l'écart s'approche de nous, en nous parlant directement en allemand.
L'effet 'drapeau' de la carriole...
'Oui, nous parlons allemand. Nous venons de Berlin et sommes français. Non, nous ne parlons pas un mot de polonais, et jusque là, n'en n'avons pas non plus compris un seul...'.
C'est principalement elle qui parle. Elle travaille justement à Berlin. Cela fait une trotte, mais ça vaut le coup... elle semble effectivement heureuse. Entre quarante et cinquante ans, coiffure soignée sans être précieuse, maquillage discret et rieur, bronzage trop net pour n'être que naturel, sans pour autant faire peau de poulet... une jolie femme, qui semble heureuse, et qui effectivement jure parmi les autres femmes présentes : habiterait-elle une maison pologrecque ?
Elle a une belle maison nous dit-elle. Elle a travaillé dur pour y arriver, mais elle est heureuse : elle a commencé comme femme de ménage, avant de devenir nounou, et puis elle a monté une petite association d'assistantes maternelles pour enfin créer une garderie.
Son mari est aux anges. Boule à zéro, ventre rebondi par dessus un short rouge, il est fier de sa femme.
Nous demandons s'il est prudent de passer la nuit ici. Nous apprenons notre premier mot de polonais : tsactsalap (qui doit évidemment s'écrire autrement...). Tsactsalap nous répète-t-elle en faisant un signe explicite poignet retourné ramené vers soi : 'attention au vol'... mais rien à craindre pour la sécurité.
Elle nous donne son numéro de portable, au cas où nous aurions un souci quelconque, puis nous souhaite bon courage : il commence à faire frais, surtout en maillots de bain, et il va être temps de rentrer : demain, boulot, où elle partira pour la semaine...
La plage effectivement se dépeuple peu à peu. Les gens nous regardent toujours d'un drôle d'air. Beaucoup, hommes comme femmes, ont des tatouages. Les hommes ont pour la plupart la boule à zéro et ces dames des mèches de couleurs éclatantes...
Nous nous rapprochons du milieu de la place quasi déserte, où trône un petit banc de bois : il fait effectivement frais à l'ombre des sapins... puis la place finit par nous appartenir tout à fait. Nous y posons la tente, avant de cacher tandem et carriole dans le bois, recouverts de branches...
Un petit ponton de bois surplombe le lac. L'endroit idéal pour se mettre à écrire... 'à l'ancienne', à la main, sur un bon vieux carnet : il semble en effet plus judicieux de ne pas sortir le petit PC de voyage, fût-il de poche...
Les perches n'arrêtent pas de chasser. C'est le soir... les roseaux du rivage s'écartent, dans une succession aléatoire qui trahit la trajectoire de quelque bestiole sous marine... l'eau est noire, on n'y voit rien, il est déjà tard...
Le type du chapiteau nous fout une frousse bleue, comme ses yeux : il ramasse les poubelles de la plage... il nous esquisse même un sourire, nous invitant à lui confier vélo et carriole pour la nuit : 'tsactsalap' nous dit-il... nous ne sommes pas très chauds... même pas chauds du tout à vrai dire... nous étions sur le point de refuser au moment où la forme vague d'un tablier s'est présentée au dessus des escaliers : nouvelle pluie de mots incompréhensibles... mais le message est clair. Nous nous tournons vers Andreij, et acceptons de lui confier vélo et carriole pour la nuit : il nous indique un bâtiment verrouillé, nous aide à y conduire notre bête, nous sourit et nous souhaite 'dobranoc', ce qui doit vouloir dire bonne nuit : un nouveau mot appris...
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