vendredi 8 juillet 2011

A la rencontre de Gerhard Zandecki

Gerhard nous rejoint à la mi-temps.

'Désolé, mais le foot, c'est sacré... j'ai été entraîneur, tu sais... et j'ai aussi écrit dans quelques revues sportives, quelques bulletins par-ci par là... l’Azerbaïdjan ont gagné beaucoup de places au classement FIFA... et ils ne sont pas mauvais'
Toujours aussi peu bavard sur ce qu'il a fait pour la Pologne et comment il s'est retrouvé ici...

'Je vous retrouve après le match... je viendrai avec Eva'.

L'Allemagne a gagné. 3-1.
La France aussi : 1-0 contre... la Pologne. Encore un hasard.

'Si j'étais toi, je ne sortirais pas ce soir avec ton drapeau tricolore... ce sont des fous ici... ils pourraient sérieusement tuer pour ça...'

Je rigole...


'Non, sérieusement... tu sais, il n'y a pas une histoire polonaise dans laquelle il n'y a pas un ou deux morts... c'est à croire que c'est leur destin...'

'Regarde : tu vois la rivière, là ? Les deux frères d'Eva s'y sont noyés... c'est toute l'histoire de la Pologne. Il faut avoir le cœur solide pour ne pas se laisser apitoyer... moi, mon cœur était trop faible, et vois où cela m'a mené...' il caresse Eva dans le dos, comme pour lui demander de l'excuser d'avoir évoqué un souvenir intime et douloureux...

'Tu sais que c'était l'Allemagne ici, avant ? De l'autre côté de la rivière, c'était la Pologne. A la guerre de 45, les russes ont repris une partie de l'Allemagne. Tu vois, dans le jardin, là, la tombe ? C'est un allemand. Il vivait ici, il tenait une sorte de resto, discothèque. Là, à la place du verger. Quand les russes sont arrivés, ils lui ont dit de quitter les lieux. Il a refusé. Pan, une balle en pleine tête sans sommation. Sa femme l'a enterré, là, et il est resté ici depuis. On s'occupe de sa tombe.

Toute la partie de l'ouest de la Pologne était allemande. Les russes les ont chassés. Et les terres ont été distribuées à des paysans déportés d'autres pays de l'est... les terres que vous avez traversées sont les plus pauvres de Pologne. Les gens ne s'en sont toujours par remis aujourd'hui... quand les allemands ont été chassés, toutes les richesses ont été emmenées. Et les russes ne se sont guère souciés de celle des déportés... bref. Cela fait plus de vingt ans que je suis ici. On a accueilli des 'Heim-touristen', des touristes allemands qui revenaient en vacances par ici, où ils avaient vécu. L'un d'eux, vers soixante dix ans est venu, et s'est tiré une balle en pleine poire. Pan... du calibre d'éléphant. Il voulait être enterré ici, c'est ce qu'il m'avait dit une heure avant... je ne l'avais pas vu venir.

Si je te dis tout cela, c'est pour que tu vois : aucune histoire polonaise ne se déroule sans drame... et le pays n'est toujours pas sorti de toute cette histoire...


Pour moi, tout a commencé en 80. J'ai reçu une lettre de Pologne... je me demandais qui cela pouvait bien être... c'était un cousin. De Tczew, un peu au sud de Gdansk, qui à l'époque allemande s'appelait encore Danzig. Il avait écrit une lettre à mes parents, depuis longtemps décédés. Le courrier m'est arrivé. Je ne savais même pas que nous avions encore de la famille là-bas. Il nous invitait à lui rendre visite.

Nous y sommes allés.

C'était juste après les jeux de Moscou. Pour montrer toute l'opulence du bloc communiste, les autorités avaient fait des folies, et bien sûr, cela s'est ressenti dans tous les pays... les magasins étaient vides, les gens faisaient des queues de plusieurs kilomètres parfois toute la journée pour avoir quelque chose à manger... je n'en revenais pas...

Je suis rentré à la maison complètement abattu.

J'en ai parlé autour de moi. Et puis j'ai fait des allers-retour en voiture, apportant à chaque fois de la nourriture. Grâce à des connaissances, on a passé des annonces à la TV, demandant aux gens de faire don de petits colis.

En une quinzaine de jours, j'ai reçu 2500 paquets... mais comment apporter tout ça ? J'en ai parlé à un copain qui avait des poids lourds. Je lui ai demandé combien coûterait un transport aller retour pour la Pologne... je lui ai expliqué la situation, et il m'a dit 'Je ne te demande rien pour le transport... mais il faudra payer le conducteur'. J'ai rencontré le conducteur et lui ai raconté de nouveau la situation : il m'a dit qu'il ferait l'aller retour gratuitement.

Nous avons fait les papiers en règle, et on est passé.

Quand on est revenu à la maison, il y a avait plein de journalistes... ça nous a fait de la pub. On a refait d'autres camions... et c'est parti comme ça.

'Mais, comment tu faisais pour passer les frontières ?'

'On avait des papiers pour ça... mais on n'en avait pas forcément besoin... si les flics se faisaient remonter les bretelles par leur chef, ce n'était rien par rapport à ce que les gens leur feraient... la situation était vraiment explosive à ce moment là... as-tu déjà entendu parler de Solidarnosc ?'

Gerhard sort de derrière la banquette un linge de bain, à l'effigie de l'organisation syndicale de Waleza.

'Les flics nous laissaient passer... et s'ils se montraient un peu tatillons, c'était surtout pour que nous puissions leur laisser quelques bananes... ou quelques oranges. Je me souviens d'un soir où j'étais rincé, je n'en pouvais plus... il devait être presque minuit, j'avais encore 2 heures de route. Un flic m'a arrêté, je n'avais plus de bananes... je lui ai proposé de lui laisser mon fond de bidon de café, il m'a ouvert la circulation. Ça marchait comme ça à ce moment là.... maintenant, ce n'est plus comme ça, et c'est aussi bien d'ailleurs...'

'Bref... j'ai fini par passer mon permis poids lourds pour assurer les transports moi-même. Nous avions même reçu des voitures ! Mais tu ne mets rien dans une voiture... alors on les a vendues et on a versé les fonds à un orphelinat, un centre pour handicapés et un hôpital. J'ai vu qu'ils manquaient aussi de tout dans les hôpitaux : compresses, bandes, seringues... alors on a fait aussi des cargaisons pour les hôpitaux... et j'ai fini par faire ça pendant 4 ans. A la fin, on a livré du vieux matériel que nos hôpitaux n'utilisaient plus, et tout ça, toujours gratuitement...'

'Un coup, un gars m'a appelé (on avait 2 numéros directs), et m'a proposé 7 tonnes de saucisses... 7 tonnes ! Un bateau avait chaviré en mer, et la marchandise avait été déclarée invendable... le gars m'avait dit que c'était un gâchis monstre : il nous a apporté les 7 tonnes..... on a réuni l'équipe de foot, et on a fait les paquets... cela a duré 10 jours ! Et tout le monde était content de le faire...'

'- Mais, tu ne travaillais pas ?'

'J'avais eu un accident auparavant... 2 ans allongé. J'étais en arrêt. Mon fils avait repris ma boîte... une boîte de nettoyage industriel. C'est là que j'avais embauché Eva. Quand j'ai eu mon accident, la vie a continué, Eva était repartie dans son pays, m'avait laissé un numéro, si jamais j'avais besoin d'elle. Moi, j'étais toujours avec ma première femme.

Mais avec tous les aller-retours, elle m'a demandé de choisir... elle en avait marre. Mon cœur était trop tendre pour la Pologne... j'ai continué les aller-retours. On a divorcé.

Je me suis retrouvé avec une infirmière polonaise. J'avais un permis spécial pour me déplacer librement, qui me donnait droit aussi à des chambres gratuites en hôtel... ces fameuses chambres 15... sous écoute. C'était l'état martial... interdit de se regrouper, couvre feu, interdit aussi de se rendre en forêt... le général Jaruzelski a expliqué plus tard qu'il l'avait fait pour éviter que les chars russes ne viennent faire un nouveau bain de sang... pour moi, les aller-retours étaient terminés.

Je me suis remarié avec cette polonaise, qui m'a envoyé deux russes avec des Kalachnikov. J'ai dû tout laisser et partir. J'ai appelé Eva, et elle m'a accueilli.

J'ai appris que la maison que j'avais eue avec ma seconde femme avait brûlé... et j'étais bien content. Tu imagines : m'envoyer des tueurs ?...

En tout, on a pu apporter environ 13 millions de marchandises. On a pu faire la somme avec les bulletins de livraison. J'ai eu une médaille pour cela, remis en grande pompe par le ministre de la santé... mais j'aurais bien aimé un joli chèque ! Deux femmes avaient déjà bien entamé mon épargne, alors...

Pour finir, on a racheté cette maison avec Eva. On a bossé comme des fous depuis. On a refait la grange, là, avec des dortoirs. On a construit la tour là, avec la terrasse sur le toit... et puis ce petit bar, on fait quelques casse-croûtes pour les touristes... on a aussi fait trois appartements qu'on loue l'été. Nous avons aussi un petit jardin... je te montrerai demain. On a aussi un grand grill : l'année passée, une centaine de gars en canoë ont débarqué : j'aurais bien voulu avoir 7 tonnes de saucisses ! Mais on a assuré... j'ai soudé ce truc là, inoxydable... c'était la première fois que je soudais... c'est pas parfait, mais on apprend...

J'ai fait un ponton d'accès pour les canoës... j'aimerais en faire un plus gros... la rivière a gelé cet hiver... il a fait -20° plusieurs semaines. Ils n'ont pas résisté... et puis là, au dessus de la grange, j'aimerais aussi refaire une autre terrasse, à côté du nid à cigognes : tu as vu d'ailleurs, on a un couple et cette année, ils ont trois petits... on voudrait aussi rhabiller l'intérieur de la caravane, là... mais tu vois, on se retrouve à avoir plus de temps que d'argent... et prendre un crédit maintenant, tu sais....... je ne voudrais pas laisser ça sur les épaules d'Eva avant que je ne puisse plus... j'ai compté qu'avec tout ce que je comptais faire, il me faut vivre jusque 105 ans.... ma famille compte quelques centenaires... qui sait.'

Eva a apporté l'album photos pour montrer les travaux. Et puis naturellement, nous avons vu les frères, les sœurs, les chiens, les petits des chiens... et toute une vie défiler ainsi.

Malgré plusieurs 'bon il est temps d'aller se coucher', l'heure a continué de couler... 'Tu sais, si tu m'avais prévenu que vous viendriez, j'aurais mieux préparé tout ça..... j'oublie des trucs... un gars est venu il y a quelques années, et il a écrit un bouquin... Die Nacht von Wildentragen... le gars s'appelait Nowak'... Eva se souvient alors qu'il doit y avoir des enregistrements des émissions de TV qui avaient fait un reportage...Gerhard, bien fatigué, proteste pour la forme, car il sait qu'il ne lui enlèvera pas ce plaisir. Eva lance le DVD... Gerhard apparaît sur l'écran, 30 ans de moins. Il est au volant d'un poids lourd. Clope au bec évidemment... qu'il jète par la fenêtre (il en rigole...). Il déblatère un dialogue fictif au journaliste embarqué... (il rigole encore plus)...

Malgré tout, tout le monde finit peu à peu par bâiller à s'en décrocher la mâchoire...

Nous nous embrassons (première bise de polonaise!), faisons nos adieux à Eva. Gerhard nous accompagnera quand nous partirons. Il nous raccompagne à la porte, poignée montée à l'envers : 'c'est pour coincer les voleurs'...

… un personnage.



Les adieux du lendemain matin sont difficiles... Gerhard nous remercie une fois de plus. Nous ne savons plus qui doit remercier l'autre. Il nous donne son adresse, ses numéros de téléphone 'S'il vous arrive quoi que ce soit, appelez : Eva vous aidera... en Pologne, on ne sait jamais trop ce qui peut se passer... même l'avion présidentiel peut s'écraser ! Je vous l'ai dit... la Pologne...'

'Bonne route, jeunes gens, merci encore... je vous laisse là, je vais préparer le petit déj. A la prochaine... quand j'aurai 105 ans !'


La porte se referme, les chiens nous accompagnent jusqu'au portail, et un peu au delà. Nous entendons les cigognes claquer du bec... nous nous retournons une dernière fois, un pincement au cœur, et repartons sur la piste de sable.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Si vous souhaitez réagir, n'hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à nous envoyer un message à l'adresse suivante: petits_carnets_dalsace@yahoo.fr