Alors que nous terminons notre casse-croûte, notre petite dame émerge peu à peu de ses songes et semble toute surprise de nous voir apparaître...
'- Bonjour !
- Bonjour...
- Vous avez bien dormi?
- Très bien merci !
- Les klaxons ne vous ont pas dérangé ?
- Vous savez, à mon âge, on dort toujours bien... surtout par cette chaleur !
- vous avez bien de la chance...
- Et d'où vous venez comme ça ?
- De Berlin.
- Et vous faites du vélo par cette chaleur ? Mais vous êtes fous !...
Nous rigolons... nous avons déjà l'impression d'avoir entendu ça quelque part...
- Nous aimerions aller en Pologne, tout en évitant les grandes routes, vous pourriez peut-être nous renseigner ?
Et voilà, en quelques phrases, avec une petite gueule bien sympathique, nous avons le droit de poser à notre tour nos fessiers sur le banc public.
- Vous venez de France ? Ah, j'y suis allée il y a bien longtemps... il y a bien quinze ans de cela... c'était très joli. C'était en allant en Espagne, un voyage organisé. Nous sommes allés au Mont Saint Michel... c'était formidable, vous savez... c'est qu'à mon époque, on n'avait guère l'occasion de voyager, alors quand on a pu, on a essayé de le faire autant que possible...
- A votre époque ?
- Hé oui, j'ai bientôt 77 ans... j'ai passé une bonne partie de ma vie à travailler, et c'était encore le temps où il fallait demander ses congés... tout le monde n'y avait pas droit vous savez... alors évidemment, quand les frontières se sont ouvertes, on a tous voulu y aller !
- Où êtes-vous allée encore ?
- En Espagne, en Grèce, en Italie... c'est magnifique de voyager... et vous, vous allez où au fait ?
- A Saint Pétersbourg...
- A vélo ?!
- Oui... enfin, on fera ce qu'on pourra... mais c'est l'idée oui...
- mon dieu... vous avez raison, vous êtes jeunes... quand vous y serez, il faudra absolument aller voir l’Ermitage, c'est un endroit magnifique ! J'y suis allée aussi, vous savez...
- Après l'ouverture des frontières ?
- Non, non, non, c'était avant ! Il y avait aussi des voyages organisés. Je suis allée en Russie comme ça. Puisqu’on apprenait le russe à l'école, on avait des bases, et on arrivait à se débrouiller... aujourd'hui aussi, je pense que je me débrouillerais.
- Et vous n'avez pas l'intention d'y retourner ?
- Allons jeune homme... j'ai 77 ans ! Si je devais encore faire un voyage, ce serait bien en France... mais je suis vieille maintenant... c'est vraiment un beau pays... et avec une si belle langue... après tout, qui sait... vous avez peut-être raison, pourquoi pas...
- Et ici, qu'y a-t-il de joli à voir ?
- Oh, ici, vous savez.... pas bien grand chose ! Il y avait dans le temps une grande caserne pas très loin d'ici, vous avez sûrement dû la voir en venant. Après l'ouverture des frontières, elle a été fermée, et pas mal de marchands n'ont plus pu joindre les deux bouts... et peu à peu, les gens sont partis... alors il ne se passe plus grand chose...
- C'est difficile de trouver du travail ici ?
- Pour les jeunes, oui : presque la moitié d'entre eux n'en ont pas ! Alors ils partent presque tous, bien sûr... on se retrouve que les vieux !
- C'est plus lié à la fermeture de la caserne ou c'est plutôt que la vie est devenue plus difficile depuis ces vingt dernières années ?
Après quelques secondes d'aspiration, comme pour mieux prendre le temps de la réflexion, notre interlocutrice pousse un profond soupir avant de se lancer.
- ... non, on ne peut pas dire ça... on a quand même eu de bonnes choses ces dernières années. Si si, ça s'est tout de même bien amélioré, on n'a pas à se plaindre... regardez, j'ai un petit supermarché à côté de chez moi, et je peux faire mes courses comme je veux, quand je veux. Je ne manque de rien... j'ai une petite retraite, ce n'est pas beaucoup, mais cela suffit tout de même... et puis comme je vous l'ai dit, on peut aussi voyager aujourd'hui, c'est une chance formidable...
- Alors finalement, c'est mieux qu'avant ?
- Pour moi oui, comme je vous le dis... mais pour les jeunes, non...
- A cause de la difficulté de trouver du travail ?
- Pas uniquement, non... vous savez, quand le mur est tombé, on était tous contents ! Nous, nous allions avoir de tout dans les magasins sans avoir à faire la queue pour faire ses courses, et les wessies étaient aussi tout contents d'avoir un nouveau marché à alimenter...... vous savez, on n'était pas pauvre : la difficulté n'était pas d'avoir de l'argent, on en avait... mais de le dépenser ! Il n'y avait rien dans nos magasins... quand les nouveaux supermarchés sont arrivés, c'était formidable : on a pu acheter tout ce dont on avait besoin, et facilement ! Mais le problème, c'est qu'on est vite tombé dans le panneau : il y avait toujours quelque chose de nouveau à acheter... et beauuuucoup, beaucoup de gens se sont perdus comme ça... ils se sont mis à acheter beaucoup de trucs, de machins, des choses inutiles pour lesquelles ils ont dû prendre des crédits, et c'est comme ça que tout a commencé...
- Vous dites que vous étiez riches ??
- J'ai travaillé dans une raffinerie. Une raffinerie de sucre. On faisait du bon sucre, vendu aussi bien à l'est qu'à l'ouest ! On était bien payés, oui... mais comme je vous l'ai dit, cela ne nous avançait à rien, puisqu'on ne pouvait pas s'acheter ce dont on avait besoin... ou alors il fallait avoir des marks de l'ouest...
- Des marks de l'ouest ??
- oui... il y avait des magasins spéciaux, où on pouvait acheter certaines choses que nous ne trouvions pas ailleurs... et où il fallait payer avec des marks de l'ouest...
- Mais, comment vous faisiez pour en avoir ?? C'était sûrement interdit, non ?
- Bien sûr que c'était interdit, mais les 10 000 d'en haut en vivaient ! Du coup, tout le monde fermait les yeux...
- Mais alors, c'était possible d'avoir certaines denrées 'superflues' ?
- Si vous aviez un peu d'argent de l'ouest, oui...
- Et vous ne le faisiez pas ? Vous n'aviez pas d'argent de l'ouest ?
- Le problème, ce n'était pas tant de trouver de l'argent de l'ouest que de le dépenser sans attirer les soupçons... vous savez, on était tous pareils, et on s'entraidait normalement. Celui qui sortait des marks de l'ouest s'attirait des ennuis... pas forcément de la police, mais des voisins... c'est d'ailleurs le problème aujourd'hui... et c'est là que je voulais en venir pour les jeunes : c'est qu'on n'est plus égaux...
- C'est à dire ?
- C'est simple : beaucoup de jeunes d'aujourd'hui n'ont pas de travail... ils touchent bien un quelque chose, parfois même plus que ma retraite, mais même si c'est assez pour vivre, ils ne peuvent pas être heureux, parce que ceux qui travaillent peuvent s'offrir des choses que les autres n'ont pas. Même s'ils n'en ont pas besoin... D'un côté, certains deviennent arrogants, d'autres envieux... vous savez, nous les vieux, on s'est vite rendu compte qu'on nous faisait acheter plus que ce dont on avait besoin... mais les jeunes, ils ont besoin de faire leur preuves... et ils pensent que plus ils en ont, plus ils prouvent qu'ils ont réussi... et évidemment, ça ne rend personne heureux...
- Puisque vous parlez d'être heureux : pour vous, c'est quoi le bonheur ?
… notre grand mère philosophe rit de bon cœur...
- le bonheur, vous savez, c'est pas quelque chose de compliqué... ce sont toutes les choses simples... venir dormir sous un arbre, c'est déjà bien... se promener, voyager... discuter aussi... c'est un peu ce qu'on a perdu au fond... aujourd'hui, tout le monde a fini par rester devant sa TV, on ne fait plus de veillée ou de petites fêtes comme on pouvait en faire... c'est ça qui a changé aussi. On n'avait pas beaucoup avant, c'est vrai, mais on n'était pas si malheureux que ça quand même, vous voyez, on s'arrangeait ensemble... mais excusez moi, je parle, je parle... et vous avez encore bien du chemin à faire...
Notre mamie a bien raison : il va être temps d'y aller.
Nous remercions une n-ième fois, rangeons nos sacs, enfourchons notre monture, et après quelques derniers coucous de la main, nous repartons au son d'un 'Alles Gute und gute Fahrt nach Petersburg !' chevrotant...
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