Pour rejoindre le point de passage de frontière le plus proche en évitant la nationale, nous avons trouvé un réseau de petites routes de goudron... avec de gros nids de poules. Nous approchons peu à peu du lit de l'Oder, la frontière naturelle avec la Pologne, un fleuve large et peu profond qui s'étend tout à son aise à chaque hiver. Ces petites routes se retrouvent sous l'eau, qui bien évidemment finit par geler et créer de petites poches sous l'asphalte, qui s'affaissent au retour des beaux jours...
Un vrai cagnard... le vent atténue bien sûr cette chaleur, mais il est si puissant que nous sommes obligés de rouler 'posés' sur lui, légèrement inclinés de biais, tout en zigzaguant entre les gouffres qui jalonnent la voie... et qui finissent par être de plus en plus nombreux... d'ailleurs, il ne reste bientôt plus que quelques lambeaux de goudron... et voilà, on y est : Sophiental est un cul de sac. La route s'arrête ici, à 3 km du fleuve... au delà, ce sont des joncs, des peupliers et des herbes hautes...
La carte nous aurait donc menti ?... nous faisons un tour rapide de ce minuscule hameau : il n'en repart qu'un tout petit chemin de terre, qui conduirait à un point de baignade... il semble partir vers le fleuve... au point où on en est, après tout, pourquoi pas...
Le petit chemin de terre finit par être un chemin de sable assez casse gueule, avant de rejoindre une digue au sommet de laquelle nous retrouvons une allée d'autobloquants. Il ne faut jamais douter... on finit toujours par retrouver sa route !...
Le point de baignade n'est pas loin : il s'agit d'une sorte d'étang, au milieu de vastes étendues de joncs. Nous y rencontrons une autre dame. Quatre vingt deux ans, nous dit-elle... nous lui en aurions donné au moins dix de moins. Elle est venue se baigner, et écouter le chant des oiseaux.
'Il y en a de nombreux par ici... mais il est encore trop tôt. En attendant, je me prélasse sous les saules, entre deux baignades'.
Non loin de là, un pêcheur prépare ses lignes pour la nuit... 'Il y a de jolies carpes ici... mais il est trop tôt pour que ça morde : j'attends le soir... c'est la nuit que ça mord le mieux...'. En attendant, il nous montre un joli brochet qu'il a remonté au petit jour.
Surpris de voir d'aussi beaux spécimens dans une aussi petite 'flaque', je lui demande si c'est bien de là qu'il l'a sorti.
Il nous explique que lors des crues d'hiver et de printemps, l'Oder déborde très largement de son lit. En se retirant, elle laisse de nombreuses poches d'eau qui restent ainsi, comme des petits lacs épars, et dans lesquels pas mal de poissons friands de vers et autres friandises se fond piéger. Si certaines de ces poches s'évaporent complètement (les poissons qui s'y trouvent finissent dans ce cas soit par être ramassés , soit par sècher tout simplement sur place), d'autres poches en revanche persistent toute l'année, et il est même possible d'y pêcher en été, ou de s'y baigner.
Les lignes sont prêtes, notre pêcheur nous demande de l'excuser, mais s'il veut être d'attaque cette nuit, il lui faut piquer un bon somme. Nous le laissons rejoindre sa petite tente et retournons à l'ombre des saules, vers notre octogénaire pétillante.
'Vous venez de France ? J'ai bien connu la France... c'est peut-être un des pays les plus beaux au monde... la Provence et ses champs de lavande, Paris, la Bretagne, les Alpes... vous avez un très joli pays, vraiment... mes 3 fils parlent français. J'ai voulu qu'ils le parlent. C'est important de connaître plusieurs langues... ça ouvre sur les choses...'
Un joyeux groupe de jeunes débarque à cet instant. De lourdes caisses de canettes sont posées à terre, les T-shirts volent, les jupes descendent, et nous assistons le plus simplement du monde à un changement de tenue complet avant baignade... nous avons beau le savoir, nous ne nous y faisons toujours pas... notre interlocutrice n'a rien raté de nos airs surpris et s'en amuse... encore un trait de culture...
Nous restons là, silencieux, à regarder se balancer les joncs.
L'un des jeunes finit tout de même par s'approcher de nous, intrigué par notre monture.
Baraqué comme un videur, un large tatouage sur l'épaule.
'- Vous faites combien de bornes par jour avec ça ?
- Environ 60, c'est variable.
- Et vous dormez où ?
- Ça dépend... des fois en camping, des fois en sauvage, parfois en auberge... pourquoi ?
- Je fais aussi du vélo, et je me pose des questions... j'aimerais partir comme ça, mais sans matériel... c'est trop lourd et on avance pas... je pars comme ça, je roule douze heures, et je rentre... mais j'aimerais bien aller plus loin, et il faudrait faire ça sur plusieurs jours...
- Douze heures de vélo ???
- Ben oui, ça fait environ 300 bornes... mais je m'entraîne beaucoup aussi...
- ...
- Et vous venez d'où comme ça ?
- De France.
- De France ? Mais vous parlez très bien allemand, j'ai même pas remarqué !...... sans vouloir vous vexer, on m'a toujours dit que les français étaient trop fiers pour parler une autre langue...'
… nous rions : ce n'est pas la première fois que nous entendons ça, et certainement pas la dernière... Pour lui montrer que nous ne sommes pas rancuniers, nous lui demandons à quoi son groupe de copains est en train de jouer.
'- C'est un jeu scandinave... cela s'appelle la tour viking. Ça fait quelques années que c'est arrivé chez nous... c'est sympa.
- Et on y joue comment ?
- Il y a 2 équipes, de chaque côté du terrain où sont posées des tours, et 2 rois au milieu. Le but est d'abattre les tours en jetant des bouts de bois tour à tour. Quand toutes les tours ont été abattues deux fois, on peut viser les rois...
- Les tours sont placées comment ?
- Chaque équipe choisit où les placer... la plupart sont mises à l'autre bout du terrain par rapport à l'équipe adverse, mais l'astuce est d'en mettre aussi quelques unes aussi prêt que possible du Roi : si en visant une tour, le Roi tombe, l'équipe qui a lancé le bâton a perdu... c'est pas mal comme jeu... et l'intérêt, c'est qu'on peut y jouer nombreux, à 8, 10 ou même plus !'
Ses copains s'impatientent et l'engueulent déjà : c'est son tour... il nous demande si nous restons pour la nuit... nous hésitons, et finalement déclinons l'invitation... peut-être parce que nous n'osons pas, peut-être parce que nous souhaiterions être dès ce soir en Pologne, peut-être parce qu'il fait trop chaud, ou à cause des moustiques... bref, l'instant pour décider était trop court, alors on a refusé, presque automatiquement... bêtement, comme trop souvent.
Notre baraqué s'en va, nous lance un 'au revoir !' pas trop mal prononcé, nous saluons notre aimable octogénaire qui nous confirme que la digue nous mènera à bon port, et reprenons notre route...
Rouler sur une digue... c'est encore plus abrutissant que de rouler sur un bord de canal... c'est monotone au possible, c'est plat, et bien sûr, c'est encore plus exposé au vent...
Les saules saluent notre passage en peuplant l'espace d'innombrables petits flocons de pollens. Ces derniers voltigent sur l'allée de pavés, tournoient encore en petits tourbillons autour de nos roues avant de s'en aller terminer leur course sur le bord de l'allée, en deux lignes cotonneuses plus ou moins denses...
En retrait, régulièrement espacées, quelque esprit malin a eu l'idée saugrenue de poser des bornes kilométriques... tous les cents mètres. C'est déprimant au possible... Nous avons 15 bornes à faire, ou plutôt 150... non, sérieux, y' a pas plus chiant que de rouler sur une digue...
Parfois, le lit de l'Oder se rapproche. De l'autre côté, la Pologne... mêmes saules, mêmes joncs, mêmes flaques... toujours étrange, ce concept de 'frontière'...
Notre dernière interlocutrice nous avait raconté qu'à la fin de la seconde guerre mondiale, ce lieu avait été le dernier rempart avant l'assaut final sur Berlin. Les affrontements auraient duré 70 jours...
Deux mois et demi à bombarder gaiement, à grenader et labourer le terrain, avant que les troupes russes ne finissent par prendre le dessus et n'aillent poser symboliquement leur étendard sur le Reichstag en ruine... de nombreux obus seraient encore ensevelis sur ces rives.
'Vous verrez, de toute façon, en passant à Küstrin : la ville a été coupée en deux et la partie polonaise n'a pas encore totalement été reconstruite...'
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