vendredi 24 juin 2011

Deux rencontres à Tacheles...

Tacheles... le 'fameux' Tacheles underground. Vu de l'extérieur, cela ne ressemble à rien... et vu de l'intérieur, encore moins. C'est peut-être ce qui le rend si fascinant...

Les murs portent des milliers de tags, de bouts d'affiche, de bouts de tissus, de petites pointes d'acier soudées, de barreaux de fer...




Cet immense bâtiment était un ancien centre commercial. Il y a de nombreuses pièces, certaines exiguës, d'autres très volumineuses... pas une n'a été épargnée par cette 'expression libre'. Quelques oiseaux s'y promènent. Leur cacophonie accompagne les notes d'une guitare, que l'on entend, quelque part...

La mélodie est fluide... tantôt plaintive, tantôt fougueuse... elle est en tout cas 'libérée'... on a l'impression d'entendre une voix. Le type qui joue est vraiment bon...

Il est là...


Il me regarde le regarder, un sourire en coin de lèvre... il joue... puis s'arrête sans prévenir.

'Do you like it ? (Tu aimes ?)
- C'est pas mal... je sais pas si j'aime, mais tu te débrouilles pas mal...
- tu joues aussi ?
- … oui, je joue aussi... mais je ne pense pas être aussi fluide que tu ne l'es...
- c'est parce que j'ai une technique bien particulière, tu as remarqué, non ?
- Oui, effectivement... je n'avais jamais vu jouer comme tu joues : la position de tes doigts est bien inhabituelle... et puis tu claques pas mal tes cordes... c'est sympa...
- Je suis content que cela te plaise... tu sais que c'est une technique que j'ai inventée ?...
- J'imagine quand même que tu as dû avoir des bases avant de pouvoir être aussi à l'aise...
- Oh oui, j'ai fait le conservatoire, bien sûr... c'était chiant... regardes

Notre guitariste se tient droit comme un balai, prend sa guitare comme on tiendrait un violoncelle et entonne en pizzicati une fugue de Bach... la posture est drôle, je me marre...

- Non, rigole pas, c'est très chiant... on tue la musique avec des conneries pareilles !
- N'empêche qu'il te faut bien des bases pour ensuite pouvoir exprimer ce qui t'anime, non ?
- Mouais... je suis pas sûr... quand on est bon, on est bon... on n'a pas besoin de s'emmerder avec tous ces trucs, là, chiants au possible...
- N'empêche que pour improviser, il te faut tout de même des bribes sur lesquelles tu peux voyager, non ?
- Comme je te l'ai dit, quand on est bon, on est bon, c'est tout... tu vois, je te l'ai joué, le classique, pour te montrer que je suis bon, si tu ne montres pas les 'classiques', les gens ne te prennent pas au sérieux... c'est quand même moche, non ?
- Et alors, tu t'en fiches, non ? Tu joues pour toi... c'est pas précisément l'intérêt de la musique : exprimer autrement ce que tu ressens ?
- Je m'en fous d'exprimer ce que je ressens... je le ressens, c'est déjà suffisant ! Non, si je le joue, c'est pour les gens... pour qu'ils voient que je suis bon...
- Mais lorsque tu joues la mélancolie, un coup de blues, cela ne te rend pas plus heureux ? Cela ne t'aide pas à 'faire le vide' parfois ?
- C'est des conneries tout ça... si tu es malheureux, tu vas boire un coup, et tu oublies...
- … alors tu ne joues pas pour toi ? Même quand tu es heureux ?
- C'est quoi être heureux ?
- … bonne question...
- tu vois, comment je pourrais le savoir...

… il se remet à jouer...

- Pourquoi tu viens ici, si c'est pour jouer pour les gens ? Tu serais pas mieux dans la rue ?
- … l’acoustique est bonne... je suis à la fois dedans et dehors... les gens peuvent aussi m'entendre, sans me voir... et puis aussi parce que je m'y sens bien... je ne connais pas d'autre lieu comme celui là.
- Tu viens d'où ?
- De Grèce.
- C'est pas à côté dis moi...
- … tu sais ce qu'on dit : quand on aime, on ne compte pas...
- cela te dérange si je te prends en photo quand tu joues ?
- au contraire... te déranges pas l'ami... et bon voyage !

Il baisse la tête au dessus de son instrument, referme les yeux… et les doigts font le reste...
… mélange de violence et de lumière, quelque chose d'animal et de divin... ce type me rappelle étrangement un bouquin de Giono... 'Les grands chemins'... je le regarde à nouveau, étrangement aussi fasciné que peiné... et je m'en vais.

...


Sur le seuil du bâtiment, je repasse devant ce drôle de bonhomme qui n'a pas bougé d'un pouce depuis tout à l'heure... peut-être est-ce à cause de la guitare, ou des lieux... cette fois-ci, j'ose le pas. Seconde rencontre.
 
'C'est un bâtiment plein d'énergie... il peut autant révulser que fasciner. Pour ma part, je ne peux plus m'en passer.'

C'est Erik qui nous raconte son lien avec Tacheles. Il est assis sur un parpaing, et griffonne d'étranges signes sur du parchemin.



 'La première fois que je suis venu, c'était il y a 17 ans. Ça fera exactement 17 ans mardi prochain.
Ça a été comme une rencontre, un choc. Je découvrais quelque chose qui me ressourçait en profondeur...'

'Et si je peux me permettre, qu'est ce que c'est ce que vous griffonnez, là ?'

Erik regarde son parchemin...

'C'est très difficile à expliquer... en fait, il n'y a pas de mot en anglais qui corresponde à cela...
- Peut-être en allemand ?
- Ah bon, tu parles aussi allemand ? (en allemand dans le texte)
- Ah bon, tu es allemand !
- Oui, je m'appelle Erik.
- Je m'appelle Jean-Pierre
- Enchanté... en fait, même en allemand, il n'y a pas de mot pour expliquer cela... attends deux secondes...'

Erik sort une petite pochette de cuir de derrière lui et en tire d'autres parchemins.

'Tu vois, je viens ici à chaque nouvelle lune. Je m'assied, n'importe où dans le bâtiment, et je griffonne ces signes. C'est de l'Hébreu. Certains caractères me viennent directement de la Torah... il y a beaucoup de choses en Elle qui ne correspondent à aucun mot. Et c'est un long Chemin pour vivre certaines de ces choses...
- Tu m'as dit que le bâtiment te ressourçait en profondeur... est-ce que cela t'aide à être heureux ?
- … hum... être heureux, c'est une drôle de chose...
- Comment une drôle de chose, te ressourcer ne t'aide pas à accéder au Bonheur ?
- ... tu sais... cela fait bien longtemps que je ne recherche plus le bonheur...
- ???'

Il se passe quelques secondes durant lesquelles nous nous regardons droit dans les yeux... moi perplexe, lui amusé et scrutateur...


-  … qu'est ce que le Bonheur au fond...
- C'est une bonne question... je l'ai posée à mes proches au début de ce voyage... nous partons 2 mois, et c'est une question que nous avons en tête. Nous profitons des rencontres que nous faisons pour demander aux gens ce qu'est le Bonheur pour eux... et savoir un peu où ils en sont.
- Et, vous en êtes où ?
-... il semblerait que beaucoup de personnes ne sachent pas vraiment le définir... ou plutôt, n'aient pas vraiment envie de le définir...
- Mais penses-tu qu'ils ne le connaissent pas ?
- … non, je suis convaincu qu'ils le connaissent... pas en mots, pas en définition, mais pour l'avoir vécu, ne serait-ce que 'parfois'...
- … alors pourquoi veux-tu le définir ? Pourquoi veux-tu lui courir après ?
- ... parce qu'il me semble que quand on a réfléchi à quelque chose, on est plus à même de se prémunir de certaines barrières qui puissent se dresser entre la chose et nous, non ?...
- Alors dans ce cas, n'est-il pas plus utile de penser aux barrières ?'...

… ce petit bonhomme en espadrilles m'épate... d'habitude, c'est moi qui pose les questions, qui joue au chat, et là, je suis véritablement la souris...

- Tu n'as pas besoin de savoir ce qu'est le bonheur, avec des mots, puisque tu le sais déjà... suffisamment pour savoir qu'il est important de le préserver de toute chose superficielle. Regarde donc : tu vois ces signes ?... je les griffonne, je les sens, ils me nourrissent, mais je n'ai pas besoin d'avoir un mot à mettre dessus pour le vivre... c'est la même chose... cela fait bien longtemps que je ne recherche plus le bonheur... la vraie quête qui soit valable, c'est de reconnaître les barrières... tu sais, j'ai aussi mené carrière, accumulé pour accumuler... et au final...
- il faut dire aussi que quand tu regardes autour de nous, c'est tout de même bien ce que l'on nous ressasse sans cesse...
- … mais peut-être que cela est bon pour certaines personnes...
- … hum... tu crois vraiment ?
- Je crois simplement que nous ne sommes pas tous les mêmes, et qu'il n'y a pas qu'une seule voie vers le bonheur... le tout est de la trouver... et pour la trouver, il faut reconnaître les obstacles...
- … ce qui compte, ce n'est pas tant le but que le chemin qui y mène... je connais effectivement ça... mais toi, tu y es arrivé ?
- Mais c'est juste là, sous tes yeux...
- ???
- C'est encore un début, mais c'est là...
- … j'ai l'impression qu'il y a encore quelques voiles à reconnaître avant que je ne puisse le voir !

Nous rions tous les deux. Ce qui compte, c'est le chemin...

… 'hors des grands chemins'...

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