mardi 18 octobre 2011

Notre monde est petit…


‘Les vieux ne bougent plus, leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit’

Les vieux - Jacques Brel.


En ce matin de printemps, clair, ensoleillé et plein de parfums, les volets aux trois quarts clos de notre grand-mère sont une surprise.

‘- Hé bien, que fais-tu donc les volets fermés ?! Il faut sortir, il fait si beau 
 - Tu ne regardes pas les infos ?
 - Ben non…. Pourquoi, qu’est-ce que j’ai encore raté ?
 - Mais… c’est la révolution !’

Rien que ça… la révolution.
Et pour ne pas se faire couper la tête par des sans-culottes, notre grand-mère se protège donc derrière ses volets baissés.

‘Mais mamie… on n’est pas en Egypte !
 - Taratata… tu vois pas ce qui se passe. L’Egypte, la Tunisie, le Maroc… c’est la révolution chez tous les arabes. Tu vas voir, c’est comme si c’était chez nous !’

La voilà déjà qui nous rappelle le taux d’immigrés marocains et algériens du quartier, et qu’ils sont tous frères et sœurs, etc., etc…

Lui offrant le coude pour la promenade, nous allons voir les boutons de tulipes éclore, et sentir l’odeur obstinante des jacinthes. Sous ce soleil de printemps, la révolution arabe retourne pour quelques instants à quelques milliers de kilomètres…

Un sourire point même sur les traits creusés de ses lèvres…


Elle est comme ça mamie.
Un rien l’affole.

Avec le temps, son monde s’est rétréci… et le monde, cette grande abstraction de l’immensité, est devenu encore plus abstrait, encore plus opaque… et donc forcément, encore plus menaçant.


Je vous vois sourire… est-ce par tendresse?





Son monde n’a bien sûr pas toujours été aussi petit.
Elle évoque encore régulièrement Paris, Montsouris, toujours avec ce léger sourire sur les lèvres.

Mais Montsouris remonte à bien des années. Et bien des kilomètres à présent.
Il s’est depuis longtemps retiré de son monde pour rejoindre le grand club de ses souvenirs.

Et ainsi de beaucoup d’autres lieux, de beaucoup d’autres personnages…


Un jour, la voiture a été remisée au garage. Puis un autre jour, le vélo lui a fait peur, et l’espace s’est ainsi réduit à ce qui lui était possible d’atteindre au rythme patient de ses pas.

La poste disparut à son tour pour rejoindre Montsouris, puis ce fut la boucherie, le boulanger et ses petites blagues… et le monde, ainsi, sans nénuphar, s’est rétrécit à l’espace du fauteuil, de la fenêtre, du lit…

… et de la commode où trône, fenêtre sur le monde, son écran de TV.


C’est ainsi qu’avant tout le monde, et sans avoir à bouger de son fauteuil, grand-mère sait : la révolution arrive…

Vers Montsouris, la poste, la boucherie……. Peut-être même le boulanger est-il menacé.




Evidemment, vous, dans la force de l’âge, trouvez tout cela bien drôle.

Vous savez bien que le boulanger continue à blaguer, et vend toujours autant de pains chaque matin, que la poste et la boucherie restent ouverts et n’ont pas modifié leurs horaires d’ouverture sous l’influence de cette révolution… car effectivement, votre monde est toujours suffisamment grand pour savoir ce qui se passe chez le boulanger, le boucher, et (même !) à la poste. Peut-être même vous êtes-vous encore récemment promené à Montsouris…

Mais votre monde sensible, aussi grand soit-il, est-il pour autant si grand que cela ?...


Par ‘monde sensible’, je veux dire ‘l’espace physique dans lequel vous vous rendez physiquement et régulièrement’, de sorte à capter sans moyen intermédiaire une réalité.

Vous êtes-vous déjà demandé à quoi ressemblait cet espace ?


Je vous vois déjà penchés sur une mappemonde, réfléchissant aux pays que vous avez traversés….. doucement : ne soyons pas si ambitieux, commençons déjà par le quotidien !

Nous avons dit ‘régulièrement’…

‘La maison…’
Oui, effectivement, on peut penser que la maison fait partie de cet espace…

(encore que, je me souviens de quelques mots de Luchini dans ‘Les femmes du 6ème étage’ par lesquels il avouait ne plus y être monté depuis des années… au sixième étage. Mais soit : vous n’habitez pas une maison de 6 étages).

‘Le quartier’…
Dans les grandes lignes, oui… bien qu’il y ait certainement quelques espaces que vous ne connaissiez pas, mais oui.

‘La route pour aller au travail, aux courses’.
Ok.

‘Celle pour aller rendre visite à ma famille, à mes amis’...
Toujours Ok.

‘Celle pour aller en vacances…’
Mouais… nous ne sommes déjà plus dans le ‘régulièrement’….. mais soit.

Ensuite ?


Exercice fait, on se rend compte que finalement, ce monde sensible, si l’on fait un peu le compte, s’avère assez petit. Oh, bien sûr, pas aussi petit que celui de notre grand-mère, mais au regard du monde…. avouons qu’il reste assez petit.



D’ailleurs, si l’on y regarde d’encore plus près, on s’aperçoit qu’il est encore plus petit que ce qu’on croit finalement… car sur ces routes empruntées pour aller au travail, chez des amis ou de la famille, qu’avez-vous ‘vécu’ de la réalité qui vous entourait ?

Une vision… oui. Un paysage.

Quoi d’autre ?

Vous avez roulé vitres fermées, bolide devenu hermétique au dialogue avec toute personne extérieure, et avez écouté les accords de musique de vos CD favoris diffusés par l’autoradio, réglé la température sur 20°, tandis que (pour les propriétaires de véhicules récents), le diffuseur de parfum distillait les fragrances ‘senteurs des bois’.

Votre réalité sensible, excepté la vue, s’est donc réduite pendant le voyage à une bulle de sensations vous entourant dans un rayon d’un mètre environ. Un tout petit monde, qui vous appartient, ajusté selon vos envies, à votre guise, et qui traverse donc, plus ou moins imperméable, l’espace du monde réel, que vous parcourez sur ce réseau de macadam (Cf. message du 1er août ‘Depuis quand n'avez-vous pas 'marché dans l'herbe' ?’).


A bien y regarder, vous voyez que ce monde sensible est bien petit.

Aussi n’est-il pas surprenant que nous soyons appelés à appréhender le monde dans sa globalité par le biais de l’abstraction… sans jamais y avoir mis les pieds, vous savez ainsi ce qu’est la Chine, le Sénégal, le Détroit de Gibraltar, le pôle Nord ou encore la planète Mars.


Bien sûr, nous direz-vous, le ‘monde’, ce n’est pas seulement un espace géographique : le ‘monde’, c’est aussi une façon de désigner ‘les gens’, de manière générale.


Et là encore, on pourrait se demander ce qu’il en est de notre expérience sensible de ce qu’est ‘le monde’, de ce que sont ‘les gens’.

Vous savez, on entend souvent dire ‘tout le monde’, en se référant à un personnage abstrait et pourtant souvent présent, cité même comme une référence pour justifier certains choix ou certaines croyances.

‘Tout le monde fait ci, fait ça, tout le monde sait ceci, cela, tout le monde aime ceci ou cela, etc.…’

Mais qui est donc ce ‘tout le monde’ ?

Là encore, si nous faisons la somme des personnes de notre connaissance, il faudra bien avouer qu’elle reste bien mince au regard des quelques 7 milliards d’âmes qu’il nous est théoriquement possible de rencontrer.

Ce cercle ‘sensible’ des personnes rencontrées se résumerait peut-être à quelques centaines ?

A quelques dizaines ?...

A quelques unes ?...



Décidément, nous devons avouer que ce monde sensible, qu’il concerne le monde dans sa globalité ou bien seulement le monde par sa simple composante humaine, est bien, bien petit…


Et pourtant, sans y avoir été, vous savez plus ou moins ce qu’est la révolution arabe.
Composante ‘abstraite’ de notre appréhension du monde…


Aussi, pourrions-nous nous amuser en imaginant le sentiment que serait, si elle existait, celui d’une âme qui soit capable de connaître le monde dans sa moindre parcelle géographique, de connaître de ‘tout le monde’ la personnalité de chacun des individus qui le peuple, et qui découvrirait certaines de ces peurs qui sont les nôtres, suscitées parfois par des évènements venus de la composante ‘abstraite’ de notre représentation du monde…

N’aurait-elle pas en effet, elle aussi, à notre encontre, ce doux sourire de tendresse que nous avions à l’égard de notre grand-mère ?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Si vous souhaitez réagir, n'hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à nous envoyer un message à l'adresse suivante: petits_carnets_dalsace@yahoo.fr