Tandis que nous remontons l'embarcation sur le bord de la route, une drôle de silhouette danse au dessus du bitume : balançant la tête au dessus de son guidon, nous l'entendons s'approcher à chaque coup de pédale ; ses jantes rigides émettent comme un petit feulement à chaque poussée sur le goudron trop mou. Cerceaux profilés, pédales automatiques, maillot et cuissard assortis sous une même marque de sponsor... Nous le regardons arriver à notre hauteur et nous dépasser.
C'est le premier 'cycliste' que nous croisons en Pologne. C'est une nouvelle découverte : nous n'avons effectivement croisé aucun 'sportif' depuis la frontière, si ce n'est ce drôle de bonhomme rencontré sous le chapiteau du camping du premier soir.
Les paysages traversés sont évidemment toujours intéressants par ce qu'ils nous offrent de différent, et c'est ce que l'on observe à chaque moment du voyage... mais l'absence de certaines choses, moins évidente à discerner, est tout aussi riche d'enseignement. Ce cycliste tombé du ciel nous rappelle une réalité invisible : dans les régions que nous avons traversées, la notion d'effort 'gratuit', cette chose que nous appelons le sport, semble effectivement quasiment inexistante.
Le vélo est la plupart du temps utilisé comme moyen de transport, avec casiers à l'avant ou à l'arrière et dans lesquels tintent quelques bouteilles... mais l'idée même de performance ne nous a jamais semblé être le moteur des personnes croisées à son bord.
Nous ajustons le filet de la carriole, remettons nos casques, nos gants et lunettes, enfourchons nos selles... et nous retournons pour savoir qui nous appelle. C'est notre cycliste, qui redescend vers nous.
'- Hello ! Your bike is great ! Where are you from ?'
A chaque rencontre c'est pareil : 'd'où venez-vous, où allez-vous'. Ces deux questions semblent conditionner le champ des possibles pour canaliser la discussion.
Le bonhomme caché derrière ses lunettes et son casque s'appelle Robert. Il est polonais, habite à Gdańsk, et est émerveillé par notre petite remorque. Il ne cesse de la mitrailler avec son appareil photo, drôle de petit appareil clippé sur son guidon.
'- C'est quoi ce truc, une caméra ?
- Oui, ça fait aussi appareil photo, compteur et cardio...'
Hé ben... je regarde son cadre, ses plateaux en alliage et je m'entendrais presque demander à mon tour 'combien ça coûte un vélo comme ça ?'...
'- Je travaille dans un magasin de vélo. Du coup, je peux essayer plein de matériel...
- Tu es le premier cycliste que nous croisons dans la région... j'imagine que si tu tiens ce magasin, c'est qu'il doit y avoir d'autres cyclistes par ici ?
- Pas tant que ça en fait... j'ai ouvert le magasin avec mon frangin il y a quelques années, et ça prend petit à petit. On essaye de proposer un peu de tout.
- Et vous avez des gens qui vous achètent ce genre de produit ?
- Il y en a oui...
- … mais si je peux me permettre, on a rencontré des gens en route qui nous disaient que les revenus moyens tournaient autour de 800€... j'imagine qu'un vélo comme celui-ci représente une somme !
- Oui, c'est vrai... mais en général, les gens gagnent plus en ville. Et certaines personnes gagnent même bien plus, alors on trouve quelques clients intéressés. Pas forcément de grands sportifs, mais bon...
- Pourquoi ils dépensent autant alors ?
- Pour avoir le meilleur pardi ! Mon frère est professionnel, ça fait de la pub... du coup, les gens viennent nous voir. Il fait du vélo en France d'ailleurs, peut-être connais-tu le CC Etupes ?
- Évidemment ! C'est à moins de cinquante bornes de là où nous habitons ! Comment s'appelle-t-il ?
- C'est amusant, le monde est petit... tu es déjà allé en France ?
- Oui, pour rouler avec lui et voir le tour de France... on roule souvent dans les Alpes pendant les vacances... on a fait l'Alpe d'Huez !'
… le fameux besoin de reconnaissance du sportif... la perche est trop belle : nous refaisons la montée ensemble, le départ de Bourg d'Oisans et les premiers lacets à plus de 12%, les virages qui suivent et la vallée qui s'éloigne petit à petit tout au fond, le soleil qui tape, le souffle qui manque, les cuisses qui brûlent, l'effort à gérer, et encore un virage, le massif de l'Oisans qui se dessine en face avec ses roches scintillantes sous le soleil lourd, et toujours ces virages, le premier village à passer, l'effort pour ne pas trop en faire devant les gens sur les trottoirs, les klaxons des automobilistes qui nous doublent, le souffle des autres cyclistes que nous dépassons en gérant notre effort sans se mettre dans le rouge... et puis les alpages, la vue sur le sommet... la chaleur qui frappe, les coups de sang sur les tempes... dernier village, passage sous le tunnel, ligne d'arrivée toute proche, dernière accélération pour 'tout donner' avant le sommet, le photographe posté au dernier virage qui nous refile sa carte alors que nous chancelons pour télécharger le cliché immortalisé disponible sous 24h, et enfin, l'arrivée, franchie sous les acclamations d'un public imaginaire qui contraste évidemment avec la calme immobilité du bas des pistes désertes...
Évidemment, dit comme cela, la montée semble rapide... mais le but est atteint : nous voilà en quelques instants devenus de grands potes, de beaux mâles qui ont échangé leur souffrance, se sont montré leur mollets et leur cicatrices... et qui en plus sont nés la même année, alors à présent, nous pouvons tout nous dire... et précisément, puisque nous y sommes, nous aurions bien une question à lui poser, bien loin des considérations de performance...
'- Et pour toi, c'est quoi le bonheur ?...
- Le bonheur ??
- Hé oui, le bonheur... qu'est ce qui te rend heureux ?
- Le vélo pardi !
- Le vélo, le vélo... quoi dans le vélo, tu pourrais être plus précis ?
- Hé... le vélo quoi ! Je sais pas moi... faire du vélo, parler vélo...
- Alors pour toi, le bonheur, c'est le vélo...
- Non ! Bien sûr, on peut pas dire ça comme ça... mais je sais pas moi... c'est une passion quoi !
- Et vivre sa passion, c'est le bonheur alors ?
- Ben oui... je sais pas, le magasin aussi c'est du bonheur...
- Travailler, un bonheur ? Tu ne bosses pas pour gagner un salaire ?
- Ben si, aussi bien sûr, mais c'est pas tout... j'aime mon boulot quoi, c'est ma passion !
- Et si pouvais gagner plus en faisant un autre boulot ?
- Je sais pas... je pense que ça me manquerait. C'est important de faire quelque chose qui plaît, sinon je vois pas comment tu peux te lever le matin...
- Mais si tu peux t'acheter plus de trucs, ça se réfléchit peut-être...
- Comme quoi ?
- Je sais pas moi... les gens s'achètent des voitures, des maisons...
- … et s'endettent pour des années ! Non, non... très peu pour moi.
- Et pourquoi ? C'est cher une maison en Pologne ?
- De plus en plus... et bien trop. Les gens sont obligés de faire des crédits sur des années ! Quinze ans, des fois vingt ans !
- Vingt ans... ce n'est pas tant que ça. En France, c'est des fois même sur 35 ans, c'est courant...
- Ah bon ?! Pas en Pologne, c'est tout nouveau...
- Ben avant, comment ils faisaient les gens pour acheter une maison ?
- Ils achetaient pas des maisons comme celles d'aujourd'hui !
- Et pourquoi ils les achètent alors ? Qu'est ce qui a changé ?
- Je sais pas moi... les gens ont voulu acheter ce qu'il y a de meilleur, et ça a commencé comme ça...
- Et toi, tu ne veux donc pas le meilleur ?
- Comme vélo, si ! Mais pour le reste, je préfère être libre...'
'Être libre'...
Je ne peux m'empêcher de penser 'aussi libre que l'on peut l'être quand on tient un magasin...', mais j'ai bien compris l'idée... choisir d'être prisonnier de sa passion plutôt que des biens amassés, fussent-ils 'les meilleurs', voilà une idée du bonheur qui mérite bien notre attention...
Nous revenons peu à peu à des discussions plus légères, nous nous racontons d'autres exploits, échangeons d'autres considérations techniques, d'autres anecdotes...
Nous rions, et blablatons encore et encore malgré le soleil et l'après midi qui s'étire... jusqu'à ce que le moment soit venu : nous échangeons sans plus de chichi nos adresses et nous promettons de nous écrire et d'aller rouler ensemble à l'occasion...
Une drôle d'idée en soi...
… si ce n'est tout simplement l'envie de partager un peu de cette même passion...
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