mardi 25 octobre 2011

Alors, dans quel monde vit-on ?

"Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu pourrais ne pas t'égarer".
Proverbe yiddish, attribué au Nahman de Bratslav
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Dans quel monde vit-on… la bonne question.

Notre monde est une patatoïde d’environ 500 millions de kilomètres carrés, et dont le tour de taille mesuré au nombril équatorial mesure un peu plus de 40 000km. Autant dire, un sacré terrain de jeu, qui n’a rien d’un ‘tout petit monde’ comme on se plaît tant à le dire, même si, c’est vrai, 70% de sa superficie est plongée sous les eaux de l’hydrosphère. Cela laisse tout de même 150 millions de kilomètres carrés pour se dégourdir les pattes.

De fait, il suffit de sortir des grands chemins pour sentir cette immensité.

Et marcher.


La marche est le premier vecteur de la découverte sensible du monde.
Elle nous permet de s’affranchir de la route, du sentier, du chemin. Du plat et du lisse.
Elle nous emmène là où la roue n’a plus droit d’accès.
Elle ouvre alors un champ gigantesque : celui du monde.

Celui des cieux, sur les sommets des montagnes.
Celui de la terre, à travers les prairies des campagnes.
Celui des sables, à travers les plaines de désert.



A celui qui souhaite savoir dans quel monde ‘charnel’ nous vivons, qu’il le découvre en sortant des sentiers, en recevant avec joie la solitude et le silence.

Solitude et silence de longues échappées sur les crêtes, tutoyant les vides et les sommets.





Solitude et silence de longues promenades sous la pluie, en forêt, ou à travers les prairies.




Solitude et silence de longues errances au travers de déserts, de roche, de sable ou de terre.




C’est le champ de l’émerveillement. De l’inédit, de l’inattendu, du possible.
C’est également le champ de l’introspection, où vides et pleins se mêlent.
C’est un espace de dialogue.

Un dialogue muet, entre ce qui nous entoure et soi, empreint d’introspection et de contemplation.

Un champ infini.
Et qui nous entoure.

Un homme n’aura pas assez d’une vie pour le découvrir dans son intégralité.
Un fait tout à la fois décourageant (à quoi bon ?) que stimulant (il reste toujours quelque chose à découvrir).

Nous le parcourons avec joie depuis de nombreuses années, godillots aux pieds.
Un rendez-vous que nous ne manquerions pour rien au monde, et qui nourrit, année après année, patiemment, une certaine idée du monde.




Pourtant, cette fois-ci, nous avons bel et bien opté pour la roue, nous condamnant de ce fait à rester prisonnier du ‘réseau’.

Un évènement particulier explique ce revirement : Chaitén.



Chaitén est le nom d’une petite bourgade chilienne, perdue au fin fond de la Patagonie, sur un étroit rivage du Pacifique et accolée aux pentes andines.
Ou plutôt ‘était’.

Car Chaitén est aussi le nom du volcan situé à quelques kilomètres au nord de cette petite bourgade. Un volcan qui, en 2008, entra en éruption, peu de temps avant que nous n’arrivions dans la région pour découvrir l’une des merveilles du monde, l’alerce, un arbre rarissime dont la durée de vie avoisine la bagatelle de deux milliers d’années…

Nous n’avons finalement jamais pu découvrir ce vénérable ancêtre végétal : toute la région était sinistrée, recouverte sous un bon mètre de cendres. Les rivières et torrents engorgés s’étaient frayé un chemin au hasard du relief, retenus par un amoncellement de cendres, de troncs, et de toutes sortes de résidus, jusqu’à ce que ces barrages provisoires ne cèdent, laissant de gigantesques masses dévaler sur le fond de la vallée : à la confluence de Chaitén, ville.

A notre arrivée, Chaitén ville et ses alentours n’étaient plus qu’un paysage chaotique de ruines et de gris.





C’est pourtant dans ce décor qu’aurait lieu cet évènement particulier que nous évoquions plus haut : l’expérience directe de ce que nous appellerions ‘la rage de vivre’.


Nous entendons souvent parler, lorsqu’il s’agit de psychologie, d’un terme à la mode : celui de ‘résilience’. Il s’agit de la capacité de l’individu à se reconstruire après un traumatisme.


A travers ces rues engorgées de Chaitén, aux réverbères renversés, aux ponts affaissés, aux lignes électriques pendantes, aux façades éventrées, nous avons rencontré des êtres vivants.

Des hommes, des femmes, manches relevées, cheveux en bataille et visages sales.
Aux yeux ardents.

Devant l’amplitude du sinistre et l’envergure de la reconstruction, le gouvernement décréta la ville ‘sinistrée’, abandonnant ainsi tout financement. La ville serait morte.


La ville, évacuée pendant l’irruption, vit cependant revenir ses habitants : une à une, ses âmes provisoirement réfugiées sur l’île de Chiloé située non loin de là, revinrent par le Ferry, apportant avec soi cartons, valises, mais aussi brouettes, groupes électrogènes, et tout ce qu’il faudrait d’outils et d’énergie pour rebâtir ce ‘chez soi’.

La tâche serait longue et douloureuse, en plus d’être ‘illégale’.
Rien toutefois qui ne puisse ébranler cette détermination qui brillait dans leur regard.


Cet élan de désobéissance civile et de solidarité fut pour nous un choc.
Une leçon de force. De détermination. De souffrance.
De Foi.

Et de solidarité.


Et là où nous n’aurions jamais pensé la trouver, nous la découvrions, pure et nue:

L’expression de la joie.


Le retour vers notre vieille Europe (ou plutôt, notre ‘vieille France’) allait être fort en contrastes.

Chaque individu y est en effet exhorté à être heureux. Le bonheur y est un devoir.
Qu’il appartient à chacun de construire. Il est en effet libre, et en ce sens, responsable.
De sa réussite… ou de son échec.

Mais ce qui, à Chaitén, semblait être l’essence même de cette expérience de joie, ou tout du moins, qui semblait grandement y contribuer, ce mélange de Foi et Solidarité, s’avérait ici d’une pâleur fantomatique.

Comment alors satisfaire à cette ‘pression du bonheur’, lorsque ce qui semble y contribuer manque cruellement ?

De fait, la plupart de ceux que nous rencontrions à notre retour semblaient, sur fond de crise mondiale, habités par une profonde morosité, empreint de désenchantement et de fatalisme.

Où est donc passée cette fameuse ‘résilience’ ?


Pourtant, ce modèle occidental de réussite continue à faire des émules, parmi lesquels en premier lieu les nouveaux pays européens, ex pays du bloc communiste, qui depuis vingt ans, aspirent plus que jamais à devenir ‘comme nous’. Aussi riches, aussi sexy. Aussi heureux.


L’idée est alors tout naturellement venue d’aller voir par soi-même.

Voir comment les gens vivent dans ces pays, découvrir ce à quoi ils aspirent.
Et voir, pourquoi et comment cette image du bonheur à l’occidentale, qui nous semble si bancale, a pu, peu à peu, séduire un si grand nombre.

Et comprendre, peut-être… comment elle a pu nous séduire.

Ne restait alors qu’à réfléchir au moyen de s’y prendre.




Pour découvrir l’aspiration des hommes, il semble évident de parcourir le monde des hommes : il nous faudrait dès lors revenir sur le réseau synaptique des axes routiers, et arpenter à nouveau le macadam.

L’arpenter sur une distance suffisante pour pouvoir multiplier les expériences, avoir une idée globale, sans pour autant s’enfermer dans un moyen de transport ‘bulle’ : la marche, trop lente, est écartée, la voiture, trop rapide et trop fermée, l’est de même.

Le vélo semble alors la solution idéale :
-          Elle permet de couvrir une distance raisonnable chaque jour (multiplication des expériences), sans que sa vitesse ne soit trop grande pour ne plus être ‘dans le présent’ (inertie déjà évoquée).
-          Elle permet également d’être réceptif (voir article ‘réceptomobile’)
-          Elle laisse une place à l’imprévu : exposition aux intempéries, ou possibilité de défaillance physique qui force à se confronter à l’environnement direct, ne serait-ce que pour s’abriter, se loger et se nourrir
-          et encourage également les personnes de cet environnement à se montrer clémente : une personne ‘en détresse’ à vélo semble toujours plus humaine / abordable qu’une personne en panne de voiture.

C’est ce que nous appelons le ‘capital sympathie’, autre avantage non négligeable du voyageur à vélo :
-          Souvenez-vous de ce que nous disions à propos de la sympathie : ‘souffrir avec’. Le sentiment de sympathie peut s’expliquer par le sentiment de souffrance partagée. Tout le monde (ou presque) a déjà fait du vélo : tout le monde (ou presque) a donc déjà eu mal aux cuisses, suffisamment en tout cas pour se mettre à la place du fou qui débarque devant chez lui à vélo et imaginer sa douleur/fatigue, et le plaindre. D’emblée, le voyageur à vélo est déjà davantage le ‘bienvenu’ que le voyageur motorisé (motard, automobiliste, voyageur camping-car, etc…).
-           Par ailleurs, la douleur est également une ‘valeur’ dans certains milieux dits ‘modestes’ ou ‘défavorisés’, tout comme la force physique: la valeur d’une personne peut être mise en parallèle de ces capacité, que ce soit pour accomplir un effort particulier ou encaisser une certaine douleur (exemples de tatouages ou de scarifications), les deux étant plus ou moins liés. Et dans ce cas, le fait de voyager à vélo peut également ouvrir certaines portes (souvenez-vous de cette hôtelière qui souhaitait nous affronter au bras de fer !).
-          L’effet ‘tandem’ renforce enfin davantage cet effet ‘sympathie’, par ce qu’il représente (voir article ‘réceptomètre’), mais aussi par ce qu’il bouscule les habitudes (par exemple, il force à réfléchir à des solutions de transport (voiture, avion ou train) et de rangement (souvenez-vous de la nuit en discothèque)), et, par ce qu’il désarçonne momentanément la personne rencontrée, crée une petite aventure partagée, suffisamment pour sortir du cadre relationnel ‘neutre’ et rééquilibrer la relation (nous ne sommes plus des ‘extraterrestres tombés du ciel’).


Pour que la découverte reste encore plus ‘neutre’, il reste encore à se rendre disponible, et donc à s’affranchir de contraintes habituelles :
-          celle du ‘choix’ : l’itinéraire se construit dès lors ‘au hasard des rencontres’, et ce sont les personnes rencontrées elles-mêmes qui nous indiquent la route à suivre (on ne sait jamais où nous passerons la nuit suivante)
-          celle du ‘planning’ : pour ne pas passer à côté d’une expérience enrichissante, l’impératif du temps est alors levé. Il suffit par exemple pour cela de ne pas s’enfermer inutilement dans un cadre habituel du ‘voyage performance’, où le voyageur met un point d’honneur à rallier le départ à l’arrivée exclusivement à vélo dans un temps record.
Nous imaginons bien l’absurdité de la démarche : à une invitation de personnes que nous rencontrions au hasard, il nous faudrait répondre ‘non, désolé, mais je ne peux rester, sinon ma moyenne va baisser’, ou encore ‘non, désolé, je n’irai pas là où tu me le conseilles, car cela rallongerait de vingt bornes’… Nous avons déjà naturellement bien des raisons pour décliner des invitations (souvent bêtement, par réflexe trop bien ancré (souvenez-vous du groupe de jeunes joueurs de tour viking rencontrés en Allemagne de l’Est)) sans avoir encore à nous rajouter de vrais faux arguments.
La solution dans ce cas est simple : si d’aventure l’avancée s’avérait trop lente parce que nous avons jugé que l’expérience était suffisamment riche pour s’y attarder, il existe toujours (ou presque) un moyen de faire un saut géographique si nécessaire (par exemple en prenant le train).





 
A mi-chemin du voyage, cette stratégie s’avère plutôt payante : nous avons rencontré en quelques semaines bien plus de gens qu’il nous est donné d’en rencontrer au cours d’une année ‘normale’, et avons arpenté une diversité de décors qui va bien au-delà de celui du quotidien.

Du dôme du Reichstag aux couloirs de Tacheles, des décombres de Wolfschanze à celles de Westerplatte, du port historique de Gdansk à son chantier naval, sans oublier sa fastueuse place du marché, qui contraste tant avec les centres de Gorgow, Pila et autres villes de l’ouest de Pologne. Des campagnes de Poméranie à celles de Mazurie, aux forêts de pin de Człuchów et celles de la Petite Suisse, le parcours est déjà riche en diversité, en constrastes… et en rencontres.

De fait, des baigneurs du jeu de tour viking à Albert passionné de cyclisme, de Gerhard à Dorota, en passant par Ywonne et Adam, ou encore Erik ou d’autres personnes rencontrées à un coin de rue, à l’ombre d’un saule, sur un banc de la place de village, et tant d’autres encore, qui nous ont invité pour un café, un verre d’eau, un mot, la quantité et la diversité de personnes rencontrées nous rappelle à quel point, avec un peu de disponibilité, il est facile de rencontrer des gens qui, qui plus est, ne demandent en plus qu’à discuter, raconter leur histoire, et parler du monde, autrement.

Il est frappant, d’ailleurs, qu’à presque chacune de nos rencontres, ces personnes nous remercient de tout cœur de ce petit quart ou de cette petite heure, bref, de ce petit laps de temps partagé. Alors que nous nous sentions nous même si reconnaissants…

Une expérience une fois de plus bien différente de ce qui nous était pourtant promis de toute part lorsque ce monde nous promettait, à s’exposer ainsi dehors, à toutes sortes de risques et périls, de bandits et brigands malveillants, de ‘gangs, roms et voleurs’, qui plus est – paraît-il – lorsqu’on se trouve en Pologne (‘tsactsalap’ !)…

Bien sûr, c’est vrai, nous nous sommes exposés.
Nous fûmes perdus sous un tsunami gluant et opaque soulevé par les roues du poids lourd que nous croisions au vieux port de Gdansk. Nous fûmes parfois trempés jusqu’à l’os, nous eûmes froid, ou chaud. Nous eûmes quelques rencontres peu amènes dans les premières régions de Pologne traversées, et d’autres encore nous attendraient. De même, nous avons eu à traverser quelques zones hautement nauséabondes, croisé quelques lieux infestés de charognes abandonnées, de décharges à ciel ouvert, à l’atmosphère lourde de plastique fondu, traversé des campagnes peuplées de basse-cours, de porcheries, suivi des camions de lait cru, d’équarrissage, parfois même avons-nous croisé quelques camions benne transportant du sable qui nous ponça douloureusement et en quelques fragments de secondes les moindres pores du visage… sans parler des insectes qui ne tarderaient pas à nous mener encore un peu plus la vie dure.

… mais cela justifie-t-il que nous jetions le bébé avec l’eau du bain ? …


Le monde est le monde.
Et à n’en exiger que la douceur et le confort, le risque est grand, un jour, de finir par n’en avoir qu’une idée… ‘abstraite’.

‘Abstraite et sécuritaire’.



lundi 24 octobre 2011

Regard sur le monde

De tout ce que l'on sait, qu'avons-nous appris de manière sensible ?
Qu'avons-nous appris de manière retranscrite ?

Sur quoi fondons-nous notre représentation du monde ?

...

Une allégorie célèbre

‘- Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière.

Ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu'ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que la paroi de la caverne devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête. La lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux. Entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.

- Je vois cela, dit-il.

- Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, et en toute espèce de matière. Naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.

- Voilà, s'écria-t-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.

- Ils nous ressemblent, répondis-je.

Et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils n’aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face?

- Et comment? observa-t-il, s'ils sont forcés de rester la tête immobile durant toute leur vie?

- Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même?

- Sans contredit.

- Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?

- Il y a nécessité.

- Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux?

- Non, par Zeus, dit-il.

- Assurément, repris-je, de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués.

- C'est de toute nécessité.

- Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige, à force de questions, à dire ce que c'est? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant?

- Beaucoup plus vraies, reconnut-il.

- Et si on le force à regarder la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre?

- Assurément.

- Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons vraies?

- Il ne le pourra pas, répondit-il; du moins dès l'abord.

- Il aura, je pense, besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière.

- Sans doute.

- À la fin, j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.

- Nécessairement, dit-il.

- Après cela il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière, est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne.

- Evidemment, c'est à cette conclusion qu'il arrivera.

- Or donc, se souvenant de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui y furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers?

- Si, certes.

- Et s'ils se décernaient alors entre eux honneurs et louanges, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'œil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants? Ou bien, comme le héros d'Homère, ne préférera-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait?

- Je suis de ton avis, dit-il; il préférera tout souffrir plutôt que de vivre de cette façon-là.

- Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil?

- Assurément si, dit-il.

- Et s'il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant que ses yeux se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ?

- Sans aucun doute, répondit-il.’

Le mythe de la caverne – Platon, République - livre VII

dimanche 23 octobre 2011

Allez en toute confiance

'Go confidently in the direction of your dreams! Live the life you've imagined. As you simplify your life, the laws of the universe will be simpler.'
Henry David Thoreau - US Transcendentalist author (1817 - 1862)

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(*Allez en toute confiance)


Une célèbre marque de GPS a fait d'une citation célèbre son slogan : 'Allez en toute confiance'.

L'argument est alors percutant : pourquoi s’en remettre à Tom-tom pour trouver sa route plutôt que de demander au passant ?

L’efficacité ? La rapidité ?...

Aussi, mais pas que : il s'agit surtout ici de confiance, parfois aveugle, à mettre en relief avec le sentiment d’insécurité du monde direct qui nous entoure, peuplé de brigands et de cambrioleurs.

C’est d’ailleurs pour nous prémunir de ce monde si hostile que nos véhicules sont dorénavant équipés d’un verrouillage automatique des portes. Vous vous déplacez dès lors à l’intérieur d’un coffre-fort, pour lequel la clef se trouve à l’intérieur.

Avantage : vous vous sentirez ainsi en toute sécurité lorsque vous devrez attendre à un feu rouge à Sao Paulo (à condition bien sûr que vos vitres soient également blindées).

Inconvénient : les pompiers mettent un peu plus de temps à vous secourir en cas d’accident…


Pour votre survie, quelle approche du monde favoriserez-vous ?


Une chaîne du Web

Ci-dessous un exemple de chaînes qui vont et viennent sur le Net, et que vous aurez certainement recu.

'Bonjour, échange de bon conseil de gendarme. Catherine qui a adressé ce message est femme de gendarme.

Information transmise par un policier : Message très important
 

Alors que je roulais sur une route départementale un soir pour rentrer chez moi, j'ai vu un enfant dans un siège auto, sur le bord de la route, couvert d'une couverture. Je ne peux pas expliquer pourquoi, et peu importe la raison, mais je ne me suis pas arrêté, même si toutes sortes de remords me traversaient l'esprit.

Quand je suis arrivé à destination, j'ai téléphoné à la police qui m'a fait savoir qu'ils allaient s'en occuper.

Mais voici ce dont ils m'ont informé avant même qu'ils se rendent sur les lieux afin de vérifier....

"Il y a plusieurs choses qu’il faut savoir de nos jours ... Les gangs, Les roms et les voleurs n'hésitent plus maintenant à élaborer différents stratagèmes afin qu'un automobiliste (surtout les femmes) arrête son véhicule et en descende en rase campagne.

"La méthode pratiquée par certains gangs rapportée par la police locale consiste à placer un siège auto le long de la route...avec un faux bébé assis dedans... en attendant qu'une femme, bien sûr, s'arrête pour aller voir le bébé qu'elle croit "abandonné".

 "Notez que le siège auto est habituellement placé près d'un bois ou près d'un champ dont l'herbe est haute et la personne - une femme en l'occurrence – si elle a le malheur de s’arrêter, sera traînée dans le bois, frappée, violée, et habituellement laissée pour morte.

Si c'est un homme, il est habituellement tabassé violemment, volé et peut-être laissé pour mort, aussi.

Ne vous arrêtez sous aucun prétexte !!!

Téléphonez au 112 dès que possible

ET RAPPORTEZ CE QUE VOUS AVEZ VU ET OU VOUS L'AVEZ VU, MAIS

NE RALENTISSEZ SURTOUT PAS et continuez votre chemin.

samedi 22 octobre 2011

Les invasions barbares

Bien évidemment, croire que tout le monde se laisse ainsi abuser, c’est avoir une bien piètre idée de l’homme, direz-vous peut-être… et effectivement, l’expérience réalisée dans le métro de Stuttgart, ou d’autres villes comme Paris ou Lyon par exemple, montre que les gens ne se laissent pas avoir ainsi, et développent divers stratagèmes pour ne plus être influencés à l’insu de leur plein gré…

Certains, une proportion croissante non négligeable, s’en remettent à leurs oreilles, arguant qu’en se concentrant sur cet autre sens, leur cerveau ne se laisse plus aussi facilement berner : écouteurs vissés sur les lobes, ils choisissent ainsi de se concentrer sur autre chose… le regard dans le vide, côte à côte, chacun d’eux se concentre donc fébrilement sur ce mini mini monde sonore, dans l’attente insoutenable de l’arrivée du moyen de transport. Mais dès qu’un moment d’inattention les prend, certains finissent par replonger : écouteurs sur les oreilles, regard plongé dans l’écran, patatra, l’astuce a échoué, et ils y ont perdu un sens supplémentaire.



D’autres s’en remettent à la lecture, arguant que c’est une démarche active, cette fois-ci, plus à même de les prémunir de toute intrusion indésirable. Pratique : des distributeurs de presse gratuite (type direct matin ou le 20’) les attendent aux abords des rames de métro ou des quais de gare à chaque ouverture, dès le petit matin.
  




Ainsi, par cette démarche active, le passant du métro se verra administrer à peu près la même information abstraite du monde, toutefois avec un vocabulaire un peu plus développé (nous ne détaillerons pas ici le contenu de ces éditions, très proche de celui déjà détaillé dans le ‘filet à actu’).

Ces distributeurs, selon les lieux, sont dévalisés dès 9h.








(Notons que parfois, le côté 'actif' est un peu aidé, et de très serviables personnes nous attendent aux entrées des gares de diverses villes de France, toujours plus nombreuses, pour nous offrir les nouvelles du monde en main propre... la frontière entre passivité et initiative devient alors de plus en plus ténue....)



Ceux qui restent enfin de la bataille, ont apporté un journal acheté, un magazine, un livre. Ils discutent, ou observent. Ils pensent ou réfléchissent. Ou finissent de se réveiller.

Quelle est cette proportion ?



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Bien évidemment, tout le monde ne prend pas le métro ou le train pour se rendre à son travail, et n’a pas à descendre vingt mètres sous terre pour subir la même intrusion : notre besoin d’informations est dans ce cas souvent machinalement assouvi par la radio. Et une analyse rapide des titres de l’actualité diffusés (et développés de 6h à 9h chaque matin de sorte à ratisser large sur la route du travail) permettrait certainement de parvenir à la même conclusion : c’est encore le même contenu que celui projeté en condensé sur les écrans ou rédigé dans les direct matins, à savoir la menace d’attentat, le scandale politique, la menace de cambriolages, la nécessité de rapidement choisir le smartphone qui n’attend plus que nous, et enfin, un petit rappel sur la joie que ressentirait toute la famille à aller faire un petit tour au parc d’attraction.


De l’autre côté de la fenêtre de votre véhicule, le monde réel.
Qui défile, inodore, insonore… extérieur et étranger.

Plus qu’un espace, un temps vous sépare : celui de votre inertie.

Qu’un évènement extérieur se produise – un homme vous fait signe, un chevreuil bondit sur le bord de chaussée… – votre allure est telle que vous êtes déjà ‘ailleurs’ lorsque vous aurez décidé de réagir. Votre salut à la personne connue s’adresse au vide, et le chevreuil a déjà disparu, dans les fourrés… ou sous votre capot.


Le monde réel se glisse parfois dans notre bulle, qui par un imprévu, se fend et implose : accident, panne du véhicule, intempéries soudaines… voilà que notre bulle se fissure de partout et prend le réel.

Qui coule autour de nous et nous baigne…

Ces incursions ‘imprévues’ du réel ont souvent lieu malgré nous.
Je les reçois pour ma part avec une joie secrète (sans pour autant les provoquer).

Mon véhicule est tombé en panne ? Ce n’est pas grave, je le quitte et coupe à travers bois pour trouver quelqu’un qui puisse me dépanner au village le plus proche. Une promenade improvisée qui me fait rencontrer un spécimen de plus de l’espèce humaine, et qui m’informe qu’il est en plus très content de m’aider. Tiens : le monde n’est plus peuplé de cambrioleurs et de brigands que l’on me décrivait quelques minutes plus tôt à la radio.

Il est tombé 50cm de neige dans l’après-midi, et je suis coincé avec des centaines d’autres automobilistes sur l’autoroute? Tous dans la même galère, nous descendons de nos véhicules et nous mettons à discuter, prendre les choses à la rigolade même, chose tout à fait impossible à vive allure. Ce ‘connard’ qui nous avait grillé la priorité s’avère en fait être un médecin qui avait une urgence. Vous lui en voulez soudainement moins qu’il y a cinq minutes…

En deux expériences directes, le monde vous paraît de suite moins laid que celui décrit sur écrans, journaux ou ondes radios, ou vécu de l’intérieur sourd de votre bulle douillette.

La confrontation du monde sensible contraste souvent avec le monde abstrait qui filtre en nos esprits par doses plus ou moins homéopathiques à travers divers filets jetés sur le monde, plus ou moins invisibles, déployés entre ce monde sensible, et nous.

Et de ces deux modes d’appréhension, sensible ou abstrait, lequel favorisez-vous ?

vendredi 21 octobre 2011

Un monde en projection

‘When fact is fiction and TV reality’
Sunday, bloody Sunday – U2

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‘- Mamie, nous partons pour un nouveau voyage.
- Et vous allez où cette fois-ci ?
- A St Pétersbourg.
- Ah oui, c’est vers le Canada, ca !
- Non, pas tout à fait, c’est en Russie
- Ah oui oui, pas très loin de Québec !
- … oui, c’est pas très loin de Québec…
- …
- …
- Et tu feras attention, dis, avec tout ce qu’on voit à la télé…’

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Après notre chasse aux publiphores, nous nous étions jurés de veiller à ne plus nous laisser avoir : dorénavant, aux arrêts de bus, aux feux rouges, à tous les endroits où il nous faut patienter, nous ne laisserions plus nos regards se laisser aspirer par ces grandes affiches de manière inconsciente, promis juré craché.

L’exercice n’est bien sûr pas facile : position, couleurs et formats sont évidemment savamment étudiés pour que nos regards ne puissent s’en extraire… mais avec un peu d’attention et d’exercice, il est possible d’y arriver. Il suffit pour cela de surveiller son regard, de se rendre compte qu’il est déjà posé sur l’affiche, et hop : de le ramener aussitôt sur autre chose.

Il faut toutefois reconnaître que parfois, les astuces déployées sont tout à fait déloyales, et la résistance s'avère encore plus délicate que de traverser un canyon vertigineux à cloche pied sur un fil en jonglant avec des quilles enflammées (voir image ci-dessous)...


L’exercice est rendu encore plus difficile lorsque le support publicitaire est mobile : c’est comme ça, c’est instinctif, le mouvement attire le regard, qu’on le veuille ou non, et la bataille est alors quasi perdue. Du panneau défilant à l’écran digital géant, toute une armada d’attraction visuelle est déployée, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible de résister. Essayez donc, une fois installés au cinéma, de ne pas ‘voir’ la page de pub insérée entre quelques bandes annonces ! La résistance est inutile, vous ne pouvez pas décider de ne pas voir.

Peut-être aurez-vous alors remarqué l’éclosion récente de nombreux écrans plats un peu partout. Et comme pour les panneaux publicitaires, les endroits où vous êtes contraints de patienter s’avèrent particulièrement propices à cette éclosion : caisses de grandes surfaces, guichets de poste, quais de métro, halls d’aéroport, etc….

Une astuce simple qui permet de remédier à la saturation de l’espace : là où dix affiches publicitaires concentrées sur quelques dizaines de mètres carrés autour du quai finiraient par devenir ‘too much’, et certainement rebuter le passant, un panneau digital a été installé, diffusant dès lors plus discrètement ces dix mêmes affiches ou plus encore, en les faisant tout simplement tourner en boucle, sans que l’impression de matraquage soit aussi flagrante.

Au fil des messages ‘la chasse aux publiphores’, si vous vous souvenez bien, nous avions loué l’attitude allemande qui avait banni de ses villes ces panneaux publicitaires géants. Nous évoquions même la gêne palpable de cette collègue allemande qui découvrait le matraquage publicitaire des quais du métro parisien.

C’est à la fois vrai, et incomplet.

Si de manière générale, la publicité affichée est moindre en Allemagne, elle peut en revanche de manière très locale, dans les plus grandes villes, être toute aussi débridée qu’elle l’est en France, sinon même plus encore.

Un tour à la fameuse gare de Stuttgart (qui cristallise l’actualité autour d’elle ces derniers temps) vous donnera par exemple un aperçu de ce que peut être un concentré de publicités ‘de bouches’, mais aussi et surtout, et c’est ce qui nous intéresse, comment l’attention du voyageur peut être occupée dans l’attente du métro.

De fait, répartis sur toute la longueur du quai et séparés d’environ une trentaine de mètres, des écrans digitaux de la taille d’un lit 2 personnes diffusent les dernières nouvelles du monde entre quelques pages de pubs.

Regarder l’attitude des gens autour de soi est alors une expérience tout à fait saisissante…




Dans ce très court laps de temps d’attente passé dans un tunnel de béton, aux parois certainement plus épaisses que 8m, le passant aura bénéficié d’une fugace ouverture sur le monde.

Il aura ainsi appris en quelques secondes et sans le moindre effort:

-          Que la Reine d’Angleterre a échappé à un attentat déjoué au dernier instant
-          Que le président du FMI est impliqué dans une affaire de mœurs
-          Que le taux de cambriolages à domicile a grimpé en flèche ce dernier trimestre
-          Qu’il faut avant toute chose choisir son nouveau Smartphone
-          Et enfin, qu’un tour à Europa Park ferait plaisir à toute la famille








Un flux d’information projeté, direct, simple, et qui, pris en 5 centésimales hahnemanniennes chaque matin et soir sur le trajet du travail, nourrit plus ou moins consciemment une certaine part de notre représentation abstraite du monde.


'Attentat atomique déjoué en Grande Bretagne !'


'Ben Laden désarmé !'

'Nouvelle tornade en Nouvelle Zélande !'

Etc...

La dose n’est bien sûr pas mortelle, mais sa toxicité augmente évidemment au fur et à mesure que la dose est augmentée, comme, par exemple, lorsque l’écran, posé sur la commode d’un monde sensible considérablement réduit, devient la seule fenêtre sur le monde…