Les 36 degrés nous ont déjà rattrapés... s'ils ne sont guère virulents lorsque nous roulons, ils semblent littéralement se jeter sur nous une fois à l'arrêt, à l'image de ces moustiques affamés, très certainement alléchés par les proies dégoulinantes que voilà...
Après avoir déambulé un peu à travers le village, en quête d'une petite place, un petit square à l'ombre, nous avons fini par nous poser en bord d'une forêt de pins, en bordure d'un charmant quartier résidentiel.
Le sol est très sableux... avec cette odeur de pins, nous pourrions nous croire dans les Landes.
La quiétude des lieux est presque assourdissante : une fois passé la pancarte barrée de Berlin, même la plus petite route périphérique semble surpeuplée de grondements de moteurs, de plaintes suraiguës de freins, de sursauts de remorques résonnantes et de soupirs blasés de pistons trop stressés... du coup, les bribes de discussions que nous entendons de ci de là, discrètes, mêlées de divers sons de vaisselle (un saladier que l'on vide à petits coups de couverts, un pot de yaourt que l'on astique avec sa cuiller...), bref, ces petits bruits épars de la vie de tous les jours sur un fond de chants d'oiseaux et de cigales sont une vraie musique à nos oreilles.
Au fur et à mesure que nous reprenons notre souffle, les moustiques se font de plus en plus rares : les dernières parcelles de peau encore humides ont fini par se volatiliser, nous ne semblons plus aussi appétissants, et c'est aussi bien... d'ailleurs, l'appétit vient également petit à petit : premier pique-nique du voyage.
Nous mangeons à même le sol, assis en tailleur. Une position qui selon le milieu ambiant suscite tantôt la sympathie, tantôt le mépris. Une tête est apparue par-dessus la haie de troènes. Elle est joviale : nous sommes donc sortis de la nébuleuse urbaine.
Après lui avoir expliqué d'où nous venions et où nous allions, ce joyeux retraité est tout excité : 'vous êtes fous, mais vous avez bien raison !', et il nous indique un petit lac non loin de là, où nous pourrions piquer une tête comme dessert. Décidément, il fait trop chaud : il s'en retourne aussitôt réajuster un pavé de l'allée qu'il est en train de poser... à l'ombre de sa maison.
Une autre tête ne tarde pas à dépasser d'une haie de charmilles : 'Vous parlez allemand ? Ben alors, venez donc boire un café si vous avez fini de manger !'
Cette tête, c'est celle de Bernd. Qui partage son petit cottage avec sa compagne Yvonne. Tous deux sont jeunes retraités, et bien contents d'être partis de Berlin, 'ville de fous', comme ils disent.
Ils y ont vécu et travaillé. C'est déjà assez. Tous deux sont ossies (d'Allemagne de l'Est). Même s'il n'y a plus de frontière, ils restent ossies, aussi bien dans leur tête que dans celles des wessies, insistent-ils. 'Ça se remarque tout de suite : dès que vous vous adressez à quelqu'un, vous savez si vous avez affaire à un wessie ou à un ossie'... nous sommes surpris. Dans le Baden Württemberg, où nous nous promenons depuis quelques années déjà, il nous semblait que cette différence s'était grandement atténuée. 'Ah non non, pour nos enfants, peut-être, nos petits enfants sûrement, mais pour nous, ça restera toujours...'
Nous changeons de sujet.
'Vous êtes drôlement bien ici !'
'Hé oui, on dirait pas qu'on est à 30' de Berlin, hein ! Enfin, en voiture... On a tout : les voisins sont sympas, on a une petite maison sympa qui nous occupe bien, que demander de plus ?'
Yvonne nous apporte le thé. Bien noir. Une pipette de jus de citron, un peu de sucre.
'Oh, un peu plus de visite de nos enfants ne ferait pas de mal, mais ils ont toujours tant à faire...
- Ils sont étudiants ?
- Pensez-vous, ils ont plus de quarante ans !
- Quarante ans ?? Mais... pardonnez-nous, mais vous semblez en pleine forme !
- C'est qu'on les a eus tôt... en RDA, c'était normal d'avoir des enfants très tôt. 18 ou vingt ans, c'était bien habituel ! Parfois même à 17 ans... Et c'était pas un problème, puisqu'il y avait tout : il y avait une garderie, des maternelles, les enfants avaient une place, et les mamans pouvaient aller travailler sans problème. D'ailleurs, tout le monde avait du travail, hommes comme femmes. Et dès que vous aviez un enfant, vous pouviez prétendre à une habitation plus grande, et quelques avantages en argent aussi... on était encouragés même... bref, c'est vrai qu'il fallait parfois être patient, mais tout était prévu... vous savez, on n'était pas aussi malheureux qu'on le dit, hein...
- Quoi, vous diriez que vous êtes plus malheureux maintenant ?
...
Bernd et Yvonne se regardent, amusés... 'alors, trésor, t'es heureuse ?'...
- Nous, non, on peut pas dire qu'on soit plus malheureux. On n'a vraiment pas à se plaindre : on a de tout ! Voyez, on a toutes sortes de fruits, on a besoin de quelque chose, on peut l'avoir tout de suite... non, il faut avouer qu'on n'a pas à se plaindre. On a le confort, on a tout ce dont on a besoin...
- Mais alors, c'est mieux maintenant ?
… de nouveau, notre couple de jeunes retraités se regardent, comme s'ils s'interrogeaient tacitement
sur le fait de s'autoriser une discussion ouverte ou non... le sourire de façade tombe, Bernd s'accoude sur la table, et éteint sa cigarette.
- … c'était très différent au fond... c'est vrai qu'en tant que retraités, on n'a pas à se plaindre... mais ce qui est dur à présent, c'est de voir nos jeunes avoir tant de mal à se trouver un travail. Avant, puisque tout était prévu, il n'y avait pas de question existentielle à se poser... à peine sorti de l'école, on avait un enfant, on travaillait, et c'est tout. Maintenant, il y a ceux qui ont un travail, qui souvent doivent partir loin, et ceux qui restent, pour qui c'est souvent plus dur... (Yvonne opine du chef, le regard ailleurs...). Bien sûr, ils touchent un quelque chose, mais cela ne résout rien. Le plus dur n'est pas forcément d'avoir trop peu d'argent... si tout le monde en a peu, on se sert les coudes... non, le problème, c'est que certains gagnent 4 ou 5 fois plus que les autres : c'est la comparaison qui mine le moral... avant, on était tous pareils. Et on se serrait les coudes ! Les magasins étaient vides, hé bien on s'arrangeaient entre nous : on échangeait quelques mètres carrés de carrelage contre un tuyau d'arrosage, quelques œufs contre quelques haricots, et puis on les écossait ensemble en discutant, et c'était tout... c'est vrai que quand le mur est tombé, on était tous contents : on allait avoir de tout et à profusion... et puis peu à peu, on n'a plus eu besoin des autres, et chacun a fini par rester devant sa TV... et ceux qui n'ont plus eu de travail se sont retrouvés seuls petit à petit, se sentant inutiles, et pauvres. C'est ça le plus dur... se sentir inutile et pauvre. Du coup, beaucoup de nos jeunes partent trouver du boulot à l'ouest... mais ils ne sont pas non plus forcément heureux...
- ah bon ?
- Hé oui... remarquez, je vous parle de la génération de nos enfants, qui ont maintenant la quarantaine... ils ont été à l'école en RDA, ont été élevés avec des principes qui ne coïncident pas vraiment avec ce à quoi ils sont confrontés chaque jour... ils sont plus riches, enfin riches, disons qu'ils gagnent bien leur vie, mais ils finissent souvent par revenir quand même vers 30-35 ans, avec leurs enfants. Il leur manque un certain esprit de communauté. A l'ouest, c'est un peu chacun pour soi... et c'est très dur pour les femmes de travailler. Mais quand ils reviennent, ils sont aussi différents de ceux qui sont restés... et du coup, ils sont aussi un peu déçus... bref, c'est pas évident. Finalement, ce sera peut-être la génération suivante qui saura s'adapter... nos petits enfants passent leur temps sur la Wii !'
Une petite blague qui détend l'atmosphère.
Nous rigolons. Yvonne propose une autre tasse de thé, mais il va falloir y aller... Bernd nous félicite une nouvelle fois pour ce projet de fou , tout en reboutonnant sa chemise. Il la remborde dans son short en se levant, et nous souhaite bonne route, beau temps, et s'excuse d'avoir tant parlé...
Nous le remercions au contraire.
'Pour aller en Pologne, c'est pas compliqué... je vous conseille de passer par la petite Suisse, c'est un parc naturel juste à côté. C'est à une petite demi heure d'ici... C'est très joli, très boisé... et au moins, vous serez à l'ombre !...'.
Bonne idée.
Nous remettons casque, gants et lunettes, remercions une fois de plus, et c'est reparti.
Cette fois-ci, nous sommes bel et bien sortis de Berlin. Les petites routes de campagne n'ont presque plus de piste cyclable, mais elles sont si peu empruntées... enfin, le calme.
Les tilleuls défilent de chaque côté, quelques bleuets se dandinent parmi les épis de blé. Un peu de vent, d'ombre, et la route, dans un grondement discret, défile tranquillement sous nos roues...
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