jeudi 28 février 2013

Base de tir soviétique

Se coucher le soir en se disant qu'au réveil, il faudra vite s'habiller et se brosser les dents pour aller découvrir une base de tir de roquettes nucléaires de l'époque de la guerre froide n'est pas une situation que l'on vit tous les jours... et il faut bien l'avouer, on n'y est jamais vraiment préparé.






On apprend à faire son lit au carré, à disposer des couverts de chaque côté d'une assiette sur une table dressée, à regarder à droite, puis à gauche avant de traverser, et on apprend même par cœur un numéro de sécurité sociale de quinze chiffres qui nous suivra toute notre vie... mais pour ce qui est de comment trouver le sommeil la veille d'une exploration de base de tir soviétique, rien...











… aussi faut-il improviser...











… on essaye tout d'abord la camomille, à grandes doses... mais cela ne suffit pas. On essaye la reine des prés, toujours sans succès... on passe alors aux mélanges d'herbes séchées diverses qu'Edite a rassemblées dans de grands bocaux, autant de plantes médicinales et parfois rares qu'elle reconnaît dans le grand livre rouge (qui est, précisons-le pour éviter toute confusion un ouvrage botanique répertoriant les plantes rares du pays (ainsi que les principales espèces animales menacées))... et malgré la multitude de ces breuvages amers, rien n'y fait : la fatigue est pourtant bien là, mais le sommeil, lui, ne vient pas...






… nous déambulons dans les ruelles en pleine nuit... nos sens sont en éveil, et semblent même particulièrement affûtés... arrivés à l'orée du bois, nous percevons mille bruits, mille frottements, mille langages... nos jambes sont pourtant lasses, mais rien à faire, rester dans nos sacs de couchage est une torture, et l'espace de la tente est bien trop réduit lorsque nous nous y retournons sans cesse à tour de rôle.











Le vent gonfle dans les futaies… un orage semble se préparer.






Le bruit de nos pas craque et résonne sur les façades de bois, tandis que quelques rongeurs se faufilent à travers quelques herbes sèches. Au loin, un cri de loup...






Edite s'était amusée déjà la veille de notre surprise à 'entendre le loup'... 'évidemment qu'il y a des loups ! Il n'y en a plus par chez vous ?'... lorsque nous lui avons répondu que chez nous, ils n'existaient plus guère que dans les livres de contes et quelques zoos, elle parut sincèrement désolée. Le loup est un animal magnifique et que l'on rencontre très rarement... mais qui est pourtant bel et bien présent par ici.












… et un verre de lait ?...






Il paraît qu'un verre de lait sucré aide à trouver le sommeil...











Nous remontons les ruelles, accélérons le pas, obnubilés par une seule idée : boire une verre de lait sucré... nous en buvons deux chacun, et pour mettre toutes les chances de notre côté, nous employons enfin les grands moyens : nous sortons un ouvrage qui semble particulièrement adéquat en un tel moment et que nous ouvrons grand dans le cône de lumière de notre frontale... attention à la dose tout de même... une seule phrase devrait suffire...






'Première partie.






Ma mère, quand il fut question d'avoir pour la première fois M. de Norpois à dîner, ayant exprimé le regret que le professeur Cottard fût en voyage et qu'elle même eût entièrement cessé... de fréquenter... Swann... car l'un et l'autre eussent... sans doute... intéressé l'ancien embassadeur.....mon père répondit qu'... un convive.... éminent... savant... illustre... comme... Cottard......... ne pouvait jamais mal... faire dans un dîner,... mais que Swann.............. Swann.... vulgaire esbroufeur........... marquis de Norpois......... puant.............. pu..ant..... point'.





 
 
...
 
 
 
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On frappe à la toile.






Des gouttes d'eau se détachent au dessus de nos têtes et traversent la moustiquaire en se dispersant en un nombre infini de gouttelettes suffisantes à nous tirer aussitôt du sommeil... Quand on sait le mal qu'il nous a fallu pour le trouver... nous le regardons, impuissants, s'en aller à nouveau, tel un animal libéré de son piège.






Sergej est un peu en avance... c'est ce qu'Edite nous apprend à travers la toile.
 
 
Nous enfilons aussitôt nos maillots et pantalons et sortons de la tente. Il est déjà passé 8 heures.






Karles, du haut de ses douze ans, est déjà en train de réparer son pneu. Sergej est effectivement là.
 
Ce dernier, nous apercevant au sortir de notre gîte de voyage, nous gratifie de grands signes de tête joviaux et, sûrement, un brin moqueur...
 
 
Edite nous rejoint, nous partons tous les quatre : Karles, à sa grande déception, ne sera effectivement pas de la partie aujourd'hui...... le temps n'est pas encore venu.




 
 
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Sergej a travaillé dans à la base... il y aurait travaillé très longtemps. Elle aurait été bâtie au début des années cinquante... enfin, 'bâtie', une façon de parler, comme nous le verrons.






Nous voici tous à bord de son 'véhicule/camionnette'. En route pour la base.






Sergej est russe et ne parle pas un mot d'anglais. Étrangement, alors qu'il parle avec Edite en letton en temps normal, il semble glisser de plus en plus vers la langue russe au fur et à mesure qu'il retourne dans ses souvenirs... une gymnastique supplémentaire pour Edite (qui a aussi donné par un temps des cours de letton à des personnes russes) pour nous traduire en direct le discours... il lui arrive parfois d'oublier une étape et de s'arrêter à la seule traduction russo-lettone sans même qu'elle ne s'en rende compte... et ce n'est parfois qu'après quelques dizaines de secondes qu'elle surprend nos airs incrédules...











Nous empruntons un chemin de gravier à travers la forêt. Quelques vestiges de croûtes de bitume, parfois. Un antique portail, quelques barbelés épars. Et partout, de jeunes bouleaux, qui semblent avaler le passé.











'C'est très étrange... à chaque fois que je reviens ici, j'ai l'impression que tout ce que j'ai vécu n'a pas existé...... les années passent, et les souvenirs deviennent toujours plus flous, toujours plus irréels..... 'rayer les états unis de la carte', vous arrivez à vous l'imaginer vous les jeunes ?..... et pourtant, c'était bien l'idée viscéralement ancrée en chacun qui mènerait à bâtir de tels absurdités.....'











Sergej conduit en mode automatique, tout en se plongeant dans ce temps indéfini, entre souvenirs et réflexions... nous l'écoutons, regards tantôt pendus aux lèvres d'Edite, tantôt accrochés à la nuque de Sergej.











'…à l'époque, nous étions plusieurs milliers ici... et comme vous le voyez, il ne reste plus rien...'











Regardant autour de nous, nous avons effectivement l'impression de nous promener au cœur d'une jeune forêt... une forêt à mille intersections, mille chemins et mille sentiers... quelques dalles de béton de ci, de là... de très rares murets de briques... mais avant tout, une forêt.






'…il y avait tout ici... des bâtiments, des ruelles, un hôpital même... et puis des parcs aussi, c'était très joli... un stade aussi... on n'arrive pas à se l'imaginer n'est-ce pas ?... tout a été dynamité. Il ne reste plus rien... sinon cette drôle d'impression que rien n'a existé...'











Nous regardons tout autour de nous et n'arrivons effectivement pas à imaginer.... nous sommes 'sur place', et pourtant, rien ne nous parle... les mots de Sergej se sont peu à peu raréfiés et Edite même a perdu de son entrain.... le poids des souvenirs ?






… étrange virée...
















Silencieux, Sergej roule toujours droit devant, dodelinant légèrement de la tête au rythme des secousses du chemin, de plus en plus mauvais. La forêt défile autour de nous, toujours plus lentement et s'évanouit derrière, dans une traînée de poussières... comme si le chemin par lequel nous arrivons s'effaçait lui aussi au fur et à mesure et que nous nous laissions peu à peu absorber par les lieux.






Les branches de buissons de petites tailles se sont peu à peu rapprochées et caressent à présent les portières, des ornières plus marquées doivent être négociées au pas... la lumière du jour se détache sur le capot en de petits îlots disjoints... nous voici enfin comme phagocytés par la forêt...






… difficile de s'imaginer pour nous les 'jeunes'... il a raison... le contraste est troublant... autour de nous, le sous-bois, silencieux, recule à faible allure... il serait même apaisant. Et pourtant, Sergej et Edite, toujours muets, semblent aussi tendus que la corde d'un arc.











Nous arrivons à l'orée d'une clairière. Sergej s'arrête.

Sans un mot, il ouvre sa portière et descend. Edite l'imite à son tour, sans claquer non plus la sienne.






Nous descendons enfin, aussi discrètement que possible.











Sergej dit quelques mots, nous indiquant de le suivre. Edite lui emboîte le pas, sans traduire.











Nous nous suivons, à la queue leu leu, à travers une prairie d'herbes hautes. Les reines des prés tout juste foulées embaument l'air et nous surprenons parfois des lézards en train de se faire dorer la pilule tantôt sur une pierre calcaire... tantôt sur des gravas de béton. Nous contournons quelques bosquets de jeunes bouleaux, parfois quelques frêles sapins... Sergej, sans se retourner, trace la voie et prend peu à peu de l'avance.






Enfin, au détour d'un n_ième bosquet, nous découvrons sans prévenir des constructions de béton.





















'Bâties' n'est effectivement pas le mot...











Tout ce que nous découvrons, ce sont quelques dômes de béton nu de quelques mètres de haut à peine et qui dépassent tout juste de terre.






Sergej, s'appuyant sur les mains, escalade l'un d'entre eux et nous invite à le joindre.











La surface du béton est lisse et nos chaussures n'adhèrent pas. Sergej nous montre ses pieds, nus. Délaissant nos chaussures, nous posons nos pieds déchaussés sur la surface chaude et rugueuse du dôme et l'escaladons à notre tour.






Le sommet de la coiffe de béton est ouvert. Une trappe. Nous nous couchons au bord de celle-ci et regardons à l'intérieur.






Il faut quelques secondes pour que nos regards s'habituent à la pénombre... à travers la buée que nous expirons, des formes se dessinent peu à peu... et un certain vertige nous gagne soudain.






Sous la croûte de béton, le vide.











Le dôme est une coquille d’œuf sur laquelle nous sommes allongés, et que nous imaginons prête à craquer.... Edite est la première à reculer. Sergej se lève pour lui offrir son aide pour redescendre. Elle lui sourit et reste là, un peu en retrait, tandis que nous restons allongés, à contempler l'intérieur de la coquille.











Celle-ci n'est pas vide. Elle est remplie d'une eau noire jusqu'à environ un tiers de son volume, une bonne quinzaine de mètres en contrebas. Divers objets flottent à sa surface. Sur les parois, une mousse s'est développée, teintant celles-ci selon leur orientation d'un vert franc et suintant, tantôt de quelques croûtes sèches aux reflets violets. Des petits rectangles de métal orangés s'en détachent : nous dirions des conduits d'aspiration...






Tels des cerceaux de tonneaux, des armatures d'acier encerclent la structure sphérique tous les trois ou quatre mètres de hauteur. A quelques mètres en dessous du niveau où la paroi cesse d'être en dévers, un très large linteaux de fer.
 
 
En dessous, deux portes d'acier.
 
 
Couleur rouille, elles surplombent une colonne d'autres portes, alignées sur plusieurs étages.






'Il y a plus de soixante mètres de profondeur... ce que vous voyez n'est que la rampe de tir... il y en a une douzaine ici. Les étages sont entassés sous terre, à des profondeurs plus ou moins importantes, avec des couloirs qui s'étendent sur de nombreux kilomètres... une petite ville...'






'Et comment faire pour y aller ?
- C'est trop dangereux... je ne peux pas vous y emmener...'
 
 
Nous regardons Sergej, puis Edite, sondant la profondeur de ce refus... scrutant une potentielle marge de négociation. Mais Sergej ne semble pas rigoler, et Edite reste grave.
 
 




 
 
'Tout est noyé à présent... les pompes ne fonctionnent plus depuis très longtemps, et tout s'est peu à peu rempli d'eau... c'est de la folie de s'y aventurer... régulièrement, des gens y disparaissent. On retrouve des lunettes, des appareils photos... et personne ne revient pour les récupérer. Certains sont même venus avec du matériel de plongée... et n'en sont pas non plus revenus. C'est un véritable labyrinthe là-dessous... il y en a déjà un certain nombre qui y sont restés... et qui y sont toujours... non, ne comptez pas sur moi pour vous indiquer comment y aller... moi-même, même s'il n'y avait pas d'eau, je ne m'y aventurerais pas...'






En replongeant nos regards à travers la trappe, il nous faut de nouveau quelques secondes pour retrouver le funeste décor... dans la petite bulle de lumière qui se détache à la surface de l'eau, nous distinguons nos petites têtes, minuscules en contre bas... sinistre lieu pour finir ses jours... mais pourtant... l'attrait de ces portes rouillées est grand et nous scrutons cette coquille en essayant de dresser un moyen de les atteindre... des barreaux d'échelles crèvent la surface gluante... fixés de chaque côté d'une autre porte, presque totalement immergée... une autre trappe d'aération intermédiaire pourrait servir de prise... et après ?... comment même les atteindre ?... en se jetant à l'eau ?.....
 
 
Qu'y a-t-il derrière ces portes ?....


 














Devinant certainement nos calculs, Edite et Sergej redescendent, insistant pour que nous les suivions. Nous entendons leurs pas raisonner à l'intérieur de la coquille dans laquelle nos têtes restent plongées... nous sentons les vibrations à travers le béton sur lequel nous sommes toujours couchés...... et le danger devient alors plus concret...






A regret, nous nous résignons enfin à redescendre et rejoindre le véhicule aux portières laissées ouvertes.
 
 
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