mercredi 20 février 2013

Base militaire aérienne 1/2

'A partir d'ici, si quelqu'un s'aventurait à aller plus loin, il était abattu sans sommation...'
 
Edite nous indique une petite pancarte grignotée par la rouille. L'inscription (en letton) est effacée aux trois quart. Pas de barbelé, rien d'autre qu'une petite pancarte comme mise en garde...
 
Edite continue. Elle traverse une voie de chemin de fer sans rails, et s'enfile à travers les branches basses d'un saule.
 
Son raccourci ressemble parfois à une piste à gibier... et nous ne sommes pas bien sûrs que nous serions capables de retrouver notre chemin en sens inverse. Une succession de talus, de petites fosses, parfois nous croisons quelques reliques de macadam crevé par la végétation, puis le 'raccourci' plonge dans un bosquet de saules et de frênes avant de contourner une mare d'eau stagnante ou de remonter un talus derrière lequel nous attendra une nouvelle friche où de jeunes bouleaux dominent un épais tapis végétal.
 
Edite a une très bonne foulée, et nous suivons au pas, à la queue leu leu, en tendant l'oreille pour suivre son récit tout en gardant un œil tantôt sur le sol, tantôt sur une branche trop basse...
 
'Quand j'étais jeune, plusieurs personnes se sont faites abattre ainsi... et très vite, nous avons compris qu'il vaudrait mieux ne pas se poser de questions ni se montrer trop curieux... il y avait ce ballet régulier d'avions qui vrombissaient au dessus de nos têtes, et nous nous y sommes habitués. Cela fait un peu moins de vingt ans que la base a été évacuée, et j'ai parfois l'impression de les entendre encore... c'est bizarre, non ?'
 
Karles fait le yoyo... il est à un âge où l'on s'émancipe, et où on a aussi à cœur de le montrer... mais les souvenirs de sa grand-mère semblent tout de même l'intéresser... il ouvre alors la voie, tantôt à quelques pas, tantôt loin devant, s'arrêtant juste à quelques bifurcations de sentiers... peut-être autant pour savoir où aller que pour reprendre un bout de récit...
 
'L'armée rouge a quitté les lieux au début des années 90... nous l'avions pressenti : le ballet des transporteurs devenait presque continu, et ils volaient très bas... c'était inhabituel... même si nous nous y étions habitués, ces vols faisaient un boucan du diable... un grondement grave, puissant, et qui résonne jusque dans les tripes... et puis après une ou deux semaines, je ne sais plus exactement combien de temps cela a duré, le silence... un silence total... c'était une sensation très étrange !'
 
Nous remontons un petit talus toujours sous couvert de saules, puis, sans prévenir, nous quittons le bois pour déboucher sur une immense plaine, en léger dévers... l'autre rive de la plaine, visible à plusieurs kilomètres de là, est également bordée de forêt. N'était une multitude de monticules de gravas ça et là, nous aurions pu croire à une parfaite plaine sauvage ou mille espèces végétales s'épanouissent dans un ordre tout à fait aléatoire...
 
'Nous y sommes !'
 
Une steppe, une savane.... comment décrire ce paysage ?
 
Un paysage vierge... mis à part ces tas de gravas par-ci par là.
 
 
'Et après avoir évacué la base, ils ont tout détruit ?
- Non... ça, ce sont les lettons...'
 
En redescendant le talus, nous posons le pied sur une grande dalle de béton. D'autres dalles y sont accolées pour constituer une voie de circulation. Aux jointements, de grandes herbes ont poussé, tandis que sur les surfaces érodées, quelques anneaux de poussières de béton ont formé de petits atolls. Des 'flaques' de mousse craquelée.
 
'Lorsque le silence total s'est installé, cela a duré quelques jours, peut-être quelques semaines avant qu'on ne se décide à s'aventurer plus avant... il y avait des rumeurs... comme toujours quand on ne sait pas... mais comment savoir... on avait tous peur d'être tirés à vue, et il faut du temps avant d'y croire... ce genre de nouvelles n'était bien sûr pas données par le communiqué... on entendait alors tout et son contraire... et puis enfin, un groupe s'est constitué pour aller voir'.
 
Karles reste à nos côtés, attentif, pédalant lentement, confortablement assis sur la selle de son vélo et surtout assez satisfait de montrer qu'il avait tout de même bien fait d'insister pour venir avec nous...
 
'La place était bien libre... tout avait été évacué par les airs. Il ne restait plus que des bâtiments vides, les pistes et les ruelles... et tout avait été abandonné, laissé là... une sensation très étrange... tout le monde a d'abord cru qu'il se passerait quelque chose, que des hommes venus d'on ne sait où viendraient tôt ou tard... mais les saisons passaient et toujours rien...'
 
'L'été, les bâtiment de béton tremblaient sous le soleil, et l'hiver, ils étaient avalés par le givre et la neige... petit à petit, les gens s'y sont aventurés de plus en plus souvent, pour cueillir des champignons, ramasser des herbes ou encore chasser... le gibier a lui aussi très vite colonisé les lieux... des lapins partout !... et puis les gens se sont enhardis. Quelques années après l'indépendance, de nombreuses personnes se sont retrouvées démunies... la marche vers l'autonomie n'est pas une chose facile... des entreprises ont fermé, des capitaux ont été rapatriés, et bien des gens se sont retrouvés sans rien... et surtout, l'argent public a mis bien du temps avant d'être versé à nouveau... si nous n'étions pas touchés de plein fouet, après tout, il n'y avait pas tant d'hommes qui travaillaient en ville ici, il y avait juste une sucrerie pas très loin, et c'était tout, mais on comprenait tous que la situation pouvait devenir tôt ou tard délicate, et l'idée a alors germé dans la tête de certaines personnes que la base pourrait servir à glaner autre chose que des champignons et du gibier...'
 
'Peu à peu, les tôles des bâtiments, les fenêtres encore intactes, les radiateurs, les câbles et tout ce qui était récupérable ont été prélevés... si au début, il s'agissait surtout de les réutiliser localement, cela a rapidement tourné au commerce... même les dalles de béton ont été descellées... au début, il s'agissait de renforcer les routes, et puis, par un drôle de hasard, d'autres engins sont arrivés, ont constitué un chargement très conséquent et des dalles et autres matériaux ont ainsi été reconvertis pour construire dans la capitale...'
 
Un bruit de pierre qui roule... trois chevreuils viennent de dégringoler un tas de gravas et bondissent à présent par dessus les herbes hautes tout en zigzagant...
 
'La nouvelle d'un lieu abandonné où il suffisait de se servir s'est vite propagée, et nous avons alors vu défiler toujours plus de gens, venus de plus en plus loin... les canalisations ont été déterrées, les câbles le long des pistes ont été retirés sur des kilomètres... tout disparaissait à une allure folle...'
 
Nous arrivons au bout de l'allée de dalles. En travers, une piste de bitume large d'une quinzaine de mètres. Le revêtement tient encore bon, rares sont pour le moment les chouquets de végétation qui le transpercent.
 
'On prend à gauche... des hommes ont alors eu l'idée d'acheter quelques parcelles... mais à qui ?... des papiers ont été faits par la mairie. Un homme avait l'idée de refaire un aérodrome. Il avait commencé par délimiter un périmètre et rénover un bâtiment... après quelques mois, le bâtiment a été plastiqué... cela redevenait dangereux de s'aventurer par ici... à droite.'
 
Nous quittons la piste pour emprunter à nouveau un chemin de dalles... celles-ci sont crevassées, le béton s'est détaché par morceaux de leur surface, si bien que l'ossature métallique est apparente par endroits...
 
'… et puis les choses se sont tassées... mais la majeure partie de ce qu'il y avait ici a disparu'.
 
'Je regrette souvent tout ce qui s'est passé.... si on avait pu préserver le site, c'eût été une magnifique opportunité pour témoigner... pour faire un musée, quelque chose de lié à l'histoire... mais les hommes sont les hommes...'
 
 
Edite s'arrête et cueille une tige de plante qu'elle nous fait sentir. De la camomille.
 
'Voici la piste d'aterrissage' enchaîne-t-elle sans transition.
 
 
Une nouvelle piste croise en effet un peu plus loin notre allée de dalles.
Celle-ci n'a rien à voir avec la précédente......
 
Sa largeur doit atteindre au moins cinquante mètres.... quant à sa longueur... impossible de l'estimer : ses deux rives semblent se rejoindre à l'horizon. Trois, quatre, dix kilomètres ?...
 
Edite n'en a aucune idée... tout ce qu'elle sait, c'est qu'elle est longue... très longue... suffisamment en tout cas pour que des courses sauvages s'y déroulent... si au début, seulement quelques ados s'y réunissaient, testant les limites de leurs cylindrées, le lieu a peu à peu gagné en notoriété, et à présent, des courses de dragsters sont organisées à peu près une fois par an.
 
'Mon fils a été embarqué dans ces sottises... et il a eu un grave accident......'
 
 
Alors qu'elle semblait un instant replonger dans de douloureux souvenirs, nous apercevons un groupe de jeunes gens remonter la piste en notre direction... il faut quelques minutes pour que nous arrivions à leur hauteur. Ils sont estoniens, ils ont entendu parler de la base et sont venus voir. Ils reviennent des hangars... et cherchent la rampe de tir de roquettes (!).
 
Edite leur demande de répéter, et relève les sourcils...
 
'Vous avez dû être mal renseignés... il n'y a pas de rampe de tir ici... c'est un ancien aéroport... désolée'.
 
Déçus, les jeunes gens passent leur chemin...
 
Nous avons beau regarder au bout de la piste, nous n'apercevons aucun hangar...
 
'C'est parce qu'ils sont enterrés !' s'amuse Edite...
 
Nous remontons alors la longue longue piste à petits pas de fourmis, en direction des hangars...
 
Edite respire son brin de camomille, puis marche.
Le brin se balance un temps au bout de son bras, puis finit par être abandonné.
 
Nous sommes comme assommés devant l'immensité. Nous marchons de front, en silence.
 
Karles en a profité pour prendre le large en dansant sur son vélo...
 
 
... parti voir s'il pouvait atteindre le bout de la piste avant de toucher l'horizon.
 
 
 
 

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