A
la fin du troisième jour, les trois jeunes maçons ont à peu près
dallé le perron du bâtiment principal du village, l'équivalent
d'une petite douzaine de mètres carrés posés en 3 jours...
Alors
que cela nous amuse, Edite, elle, fulmine...
'Tout
le mal de notre pays est là...... les gens n'ont finalement jamais
été préparés à la liberté'
'Il
y a deux grands malheurs en Lettonie... l'alcool, et la fainéantise'.
La
fainéantise....
'Lorsque
nous appartenions encore à l'URSS, tout le monde avait du travail...
on ne connaissait pas le chômage. Le chômage n'est apparu que
lorsque nous sommes devenus indépendants : bon nombre
d'établissements ont fermé et ont été 'rapatriés', et les gens
ont été laissés à eux-mêmes... 'libres'.
Il
faut imaginer le choc que cela représentait... toutes les étapes de
la vie étaient organisées socialement, et la plupart des gens
n'avaient qu'assez peu de questions à se poser... et soudain, chacun
était 'libre'... libre de faire ce qu'il veut... ou surtout,
libre de ne rien faire.....
Une
chose particulièrement significative s'est passée lorsque de
l'argent 'gratuit' est tombé du ciel, quelques années plus tard :
l'Europe versait des pensions de retraite, et diverses pensions
sociales...... mais aussi et surtout, des indemnités pour les
chômeurs. Une chose absolument impensable. En restant chez soi, à
ne rien faire, une personne pouvait ainsi percevoir autour de 100/120
LT.... quand on sait qu'en travaillant, on ne perçoit guère plus de
150/160LT, il y avait là quelque chose qui s'apparentait grandement
à de l'incitation à rester chez soi...... et c'est bien ce qui
s'est passé.
Les
indemnités ont donc peu à peu été réduites... de 120, elles sont
revenues à 100, puis actuellement, elles restent autour de 80LT,
soit à peu près la moitié de ce que toucherait une personne
active. Mais cette différence reste peu significative : avec
l'inflation, une personne active est toute aussi vulnérable qu'une
personne au chômage... et n'est donc guère motivée à s'arracher à
la tâche.'
Erik
vient de nous rejoindre, dehors, et s'assoit avec nous autour de la
table du jardin.
Il
nous sourit de sous sa moustache tandis qu'Edite marque une pause,
scrutant le fond de sa tasse, qu'elle remue machinalement...
Au
bout de quelques minutes, elle reprend.
'L'Europe
nous offre pourtant une chance formidable...'
'En
2004, j'ai failli mourir... après une attaque cardiaque, un caillot
est resté dans ma tête... il fallait opérer, et les chances de
survie étaient estimées ici à environ 50%... un des mes fils, qui
était en Angleterre, a insisté pour que je fasse le voyage et que
je consulte là-bas. C'est ce que j'ai fait : une ordonnance m'a
été remise, avec simplement quelques cachets. Le caillot s'est
dissipé avec des médicaments, et c'était fini....'
Edite
traduit en quelques mots à Erik ce qu'elle vient de nous raconter.
Le voilà qui se lève, qui revient avec un objet bizarre, pendu au
bout d'une sorte de bandeau. Il demande à Marie de tendre son bras
et lui entoure le creux du coude avec la bande élastique... c'est un
moniteur cardiaque.
'Nous
l'avons aussi eu en Angleterre... Erik le porte régulièrement, pour
contrôler sa tension, et son cœur...'
L'objet
en question semble être un véritable trésor... Erik nous détaille
toutes les fonctions de l'appareil sans oublier les options
paramétrables, tel un véritable VRP... le pouls et la tension de
chacun autour de la table est pris... une petite merveille !...
Si
nous nous prêtons volontiers au jeu, Edite n'est toutefois pas dupe
et est bien consciente de l'écart qui existe entre l'émerveillement
démonstratif qu'Erik a pour ce trésor et notre 'indifférence
masquée'... Edite s'est trop souvent rendue en Angleterre pour ne
pas connaître la différence de ces standards de vie.
'Le
chemin qu'il nous faut parcourir pour arriver un jour à un niveau de
vie équivalent sera long... si nous parvenons à le parcourir... car
vous voyez, l'exemple de ces jeunes maçons est assez significatif...
ils sont jeunes, ils sont l'avenir du pays... en voyant ce que leurs
parents ont vécu, ils devraient avoir la rage et l'envie de soulever
des montagnes... grâce à Internet, ils savent, ils peuvent
comparer, ils devraient avoir envie de bâtir ce pays...... mais
non... la plupart partent à l'étranger tenter leur chance, et ceux
qui restent n'ont pas cette envie... les choses qui avancent sont
donc le plus souvent financées par l'Europe, et quelques bénévoles
volontaires des autres pays viennent et font à leur place... ces
derniers mois, ce sont des financements norvégiens qui ont été
versés, quelques personnes sont venues pour réaliser des arrêts de
bus..... des arrêts de bus...... ne me dites pas qu'on ne saurait
pas les faire par nous-mêmes !.....'
'Lorsqu'on
parle de richesse, de PIB, on parle bien de richesse 'intérieure'...
hé bien c'est simple, on dirait que notre richesse intérieure est
simplement importée, et que le ressort du pays est distendu...'
C'est
la première fois que nous voyons cette pile nucléaire à un niveau
si bas... Edite tient toujours sa tasse de ces deux mains posées sur
la table, comme pour s'y réchauffer, bien que sa tasse soit vide
depuis longtemps déjà...
'Vous
me parliez de cette question que vous posiez tout au long du
voyage... cette question du bonheur... c'est cela qui est terrible je
crois : il me semble parfois que les jeunes eux-mêmes ne se
donnent plus la peine pour essayer de le trouver......'
Edite
a pris dix ans d'un coup... en contemplant discrètement son visage,
nous sommes surpris par cette rapide évolution.... est-ce bien la
même personne qui est assise en face de nous ?....... hésitant
à rompre le silence, nous tentons toutefois la question qui nous
brûle les lèvres....
'Et
le bonheur.... c'est quoi exactement pour toi ?'
…
Edite,
regard toujours perdu par delà sa tasse retrouve un petit sourire...
une de ses mains quitte la tasse, remonte vers son col et caresse son
médaillon...
'Dieu
a fait le monde, et l'a parsemé de petites merveilles... et le
bonheur appartient à celui qui se donne la peine de se mettre en
quête de ces petites merveilles... ce sont des choses simples, et
qui ne s'achètent pas... il n'y a pas besoin d'être riche pour être
heureux... mais il faut seulement se donner la peine... et s'ouvrir
au monde...'
Image
même de la mélancolie, Edite marque une pause, sourire éternel
gravé sur son visage fatigué...
'I
have eyes..... I can see,
I
have ears... I can hear,
I
have legs.... I can walk,
…
and
I have hands..... I can do'
…
'Rien
que cela, c'est du bonheur...... il faut savoir être heureux de ce
rapport au monde, sentir sa présence et notre présence en lui.....
et savoir que l'on peut...... oui, on peut....'
…
Et
si j'ai une maison, alors je suis très heureuse... et si j'ai un
repas chaque jour, je suis très très heureuse.....
Ses
joues ont retrouvé de la couleur... son regard revient enfin parmi
nous, et se pose sur Erik, assis en travers de sa chaise, écoutant
toujours attentivement bien qu'il ne comprenne que peu de mots....
'Lorsque
tes enfants vont à l'école et ne se droguent pas, c'est du
bonheur.....
Lorsque ton mari ne boit pas et
est en bonne santé, c'est du bonheur...
Et lorsque tes enfants ont enfin
du travail, et bâtissent leur vie au delà de toi, c'est aussi du
bonheur.....'
Puis tournant son regard vers
nous, elle ajoute...
'… et quand il arrive de
rencontrer des gens qui ont à cœur de se mettre en quête de ce
qu'est le bonheur....... c'est aussi du bonheur.....'
….
..
.
… très
loin, des murmures d'enfants, des bruits de cuillers dans des
assiettes, des chants d'oiseaux......
… le jour s'est éteint... et
la terre tourne, et les étoiles...
… tout un univers autour de
nous, étranger et lointain...
… un univers bien au delà de
cette bulle éphémère...
… une bulle onctueuse loin du
temps.... loin de tout.....
… et qui vibre.....
… et qui vibre de chaleur...
…
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