lundi 4 mars 2013

Le bonheur selon Edite

A la fin du troisième jour, les trois jeunes maçons ont à peu près dallé le perron du bâtiment principal du village, l'équivalent d'une petite douzaine de mètres carrés posés en 3 jours...

Alors que cela nous amuse, Edite, elle, fulmine...

'Tout le mal de notre pays est là...... les gens n'ont finalement jamais été préparés à la liberté'

'Il y a deux grands malheurs en Lettonie... l'alcool, et la fainéantise'.

La fainéantise....


'Lorsque nous appartenions encore à l'URSS, tout le monde avait du travail... on ne connaissait pas le chômage. Le chômage n'est apparu que lorsque nous sommes devenus indépendants : bon nombre d'établissements ont fermé et ont été 'rapatriés', et les gens ont été laissés à eux-mêmes... 'libres'.

Il faut imaginer le choc que cela représentait... toutes les étapes de la vie étaient organisées socialement, et la plupart des gens n'avaient qu'assez peu de questions à se poser... et soudain, chacun était 'libre'... libre de faire ce qu'il veut... ou surtout, libre de ne rien faire.....

Une chose particulièrement significative s'est passée lorsque de l'argent 'gratuit' est tombé du ciel, quelques années plus tard : l'Europe versait des pensions de retraite, et diverses pensions sociales...... mais aussi et surtout, des indemnités pour les chômeurs. Une chose absolument impensable. En restant chez soi, à ne rien faire, une personne pouvait ainsi percevoir autour de 100/120 LT.... quand on sait qu'en travaillant, on ne perçoit guère plus de 150/160LT, il y avait là quelque chose qui s'apparentait grandement à de l'incitation à rester chez soi...... et c'est bien ce qui s'est passé.

Les indemnités ont donc peu à peu été réduites... de 120, elles sont revenues à 100, puis actuellement, elles restent autour de 80LT, soit à peu près la moitié de ce que toucherait une personne active. Mais cette différence reste peu significative : avec l'inflation, une personne active est toute aussi vulnérable qu'une personne au chômage... et n'est donc guère motivée à s'arracher à la tâche.'


Erik vient de nous rejoindre, dehors, et s'assoit avec nous autour de la table du jardin.
Il nous sourit de sous sa moustache tandis qu'Edite marque une pause, scrutant le fond de sa tasse, qu'elle remue machinalement...

Au bout de quelques minutes, elle reprend.

'L'Europe nous offre pourtant une chance formidable...'

'En 2004, j'ai failli mourir... après une attaque cardiaque, un caillot est resté dans ma tête... il fallait opérer, et les chances de survie étaient estimées ici à environ 50%... un des mes fils, qui était en Angleterre, a insisté pour que je fasse le voyage et que je consulte là-bas. C'est ce que j'ai fait : une ordonnance m'a été remise, avec simplement quelques cachets. Le caillot s'est dissipé avec des médicaments, et c'était fini....'

Edite traduit en quelques mots à Erik ce qu'elle vient de nous raconter. Le voilà qui se lève, qui revient avec un objet bizarre, pendu au bout d'une sorte de bandeau. Il demande à Marie de tendre son bras et lui entoure le creux du coude avec la bande élastique... c'est un moniteur cardiaque.

'Nous l'avons aussi eu en Angleterre... Erik le porte régulièrement, pour contrôler sa tension, et son cœur...'

L'objet en question semble être un véritable trésor... Erik nous détaille toutes les fonctions de l'appareil sans oublier les options paramétrables, tel un véritable VRP... le pouls et la tension de chacun autour de la table est pris... une petite merveille !...

Si nous nous prêtons volontiers au jeu, Edite n'est toutefois pas dupe et est bien consciente de l'écart qui existe entre l'émerveillement démonstratif qu'Erik a pour ce trésor et notre 'indifférence masquée'... Edite s'est trop souvent rendue en Angleterre pour ne pas connaître la différence de ces standards de vie.


'Le chemin qu'il nous faut parcourir pour arriver un jour à un niveau de vie équivalent sera long... si nous parvenons à le parcourir... car vous voyez, l'exemple de ces jeunes maçons est assez significatif... ils sont jeunes, ils sont l'avenir du pays... en voyant ce que leurs parents ont vécu, ils devraient avoir la rage et l'envie de soulever des montagnes... grâce à Internet, ils savent, ils peuvent comparer, ils devraient avoir envie de bâtir ce pays...... mais non... la plupart partent à l'étranger tenter leur chance, et ceux qui restent n'ont pas cette envie... les choses qui avancent sont donc le plus souvent financées par l'Europe, et quelques bénévoles volontaires des autres pays viennent et font à leur place... ces derniers mois, ce sont des financements norvégiens qui ont été versés, quelques personnes sont venues pour réaliser des arrêts de bus..... des arrêts de bus...... ne me dites pas qu'on ne saurait pas les faire par nous-mêmes !.....'


'Lorsqu'on parle de richesse, de PIB, on parle bien de richesse 'intérieure'... hé bien c'est simple, on dirait que notre richesse intérieure est simplement importée, et que le ressort du pays est distendu...'


C'est la première fois que nous voyons cette pile nucléaire à un niveau si bas... Edite tient toujours sa tasse de ces deux mains posées sur la table, comme pour s'y réchauffer, bien que sa tasse soit vide depuis longtemps déjà...


'Vous me parliez de cette question que vous posiez tout au long du voyage... cette question du bonheur... c'est cela qui est terrible je crois : il me semble parfois que les jeunes eux-mêmes ne se donnent plus la peine pour essayer de le trouver......'


Edite a pris dix ans d'un coup... en contemplant discrètement son visage, nous sommes surpris par cette rapide évolution.... est-ce bien la même personne qui est assise en face de nous ?....... hésitant à rompre le silence, nous tentons toutefois la question qui nous brûle les lèvres....


'Et le bonheur.... c'est quoi exactement pour toi ?'




Edite, regard toujours perdu par delà sa tasse retrouve un petit sourire... une de ses mains quitte la tasse, remonte vers son col et caresse son médaillon...

'Dieu a fait le monde, et l'a parsemé de petites merveilles... et le bonheur appartient à celui qui se donne la peine de se mettre en quête de ces petites merveilles... ce sont des choses simples, et qui ne s'achètent pas... il n'y a pas besoin d'être riche pour être heureux... mais il faut seulement se donner la peine... et s'ouvrir au monde...'

Image même de la mélancolie, Edite marque une pause, sourire éternel gravé sur son visage fatigué...

'I have eyes..... I can see,
I have ears... I can hear,
I have legs.... I can walk,


and I have hands..... I can do'



'Rien que cela, c'est du bonheur...... il faut savoir être heureux de ce rapport au monde, sentir sa présence et notre présence en lui..... et savoir que l'on peut...... oui, on peut....'




Et si j'ai une maison, alors je suis très heureuse... et si j'ai un repas chaque jour, je suis très très heureuse.....

Ses joues ont retrouvé de la couleur... son regard revient enfin parmi nous, et se pose sur Erik, assis en travers de sa chaise, écoutant toujours attentivement bien qu'il ne comprenne que peu de mots....


'Lorsque tes enfants vont à l'école et ne se droguent pas, c'est du bonheur.....
Lorsque ton mari ne boit pas et est en bonne santé, c'est du bonheur...
Et lorsque tes enfants ont enfin du travail, et bâtissent leur vie au delà de toi, c'est aussi du bonheur.....'


Puis tournant son regard vers nous, elle ajoute...

'… et quand il arrive de rencontrer des gens qui ont à cœur de se mettre en quête de ce qu'est le bonheur....... c'est aussi du bonheur.....'


.

..

.


très loin, des murmures d'enfants, des bruits de cuillers dans des assiettes, des chants d'oiseaux......

… le jour s'est éteint... et la terre tourne, et les étoiles...

… tout un univers autour de nous, étranger et lointain...

… un univers bien au delà de cette bulle éphémère...

… une bulle onctueuse loin du temps.... loin de tout.....


… et qui vibre.....


… et qui vibre de chaleur...



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