mercredi 27 mars 2013

De la photographie en tandem

Liepāja.

Face à face, nous avalons en silence nos cuillers.
Nos soupes traditionnelles (soupe d'oignon et de poireau servies à l'intérieur de petites miches de pain) sont ingurgitées machinalement, tandis que Elsa inonde l'espace de sa voix doucereuse.

Une autre facette de l'occidentalisation. Nos stars passées de mode trouvent comme une seconde jeunesse dans les pays en voie de reconversion. Ainsi d'Elsa, Stéphanie de Monaco ou encore de France-Gal, dont le verbe à cet instant par trop familier semble percer sans ménagement notre retraite.

Depuis l'incident de la photographie, nous n'avons pas dit un seul mot qui ne soit dicté par la nécessité. 'Combien de nuit ? On va manger. Tu as de la monnaie ?'

Des phrases assassines qui renforcent davantage la pénibilité de la présence de l'autre...


Une retraite.


L'incident de la photographie semble avoir fait explosé quelque chaos en nous. Un couvercle a sauté comme un pop-corn, mais on ne sait pas encore ce qu'il a brisé.


Nous avalons donc notre soupe, souhaitant mille fois être ailleurs. Et marcher seul...


'Elle l'a... Ella... Ella elle l'a-aaaa, ouhouuuu.... hou houuuu hou houuuu....'


Même ces chanteuses oubliées semblent prendre un malin plaisir à nous briser les tympans... la sensation agréable de retraite que l'on vit à l'étranger (ne rien comprendre du brouhaha qui nous entoure et très rapidement ne plus se sentir concernés par les flots de paroles), semble se fissurer, et la mer, par dessus-nous, prête à se déverser par le tube de verre....


La dernière cuiller est avalée. La note est efficacement réglée. Nous déclarons l'heure de neutralité diplomatique dissoute : chacun part de son côté.



Enfin, me voici à déambuler. A pieds.

Le poison assassin se dissipe, et comme le ferait ma semelle après une flaque, il me semble disperser derrière moi ce venin qui habite mon sang depuis quelques heures à peine.... mais bon sang, qu'est-ce que c'est donc que cette histoire de photo ?.......



De la frustration...... il y a dans ce venin que je distille une grande frustration. 'Putain, encore une photo de ratée'........ l'image de cette petite vieille me revient en tête : foulard minuscule naufragé de son champ de patates aux fleurs jaunes... l'image même de la lenteur..... l'image qu'il ne fallait pas rater.... et elle l'a ratée.....


Tandis que je pense ainsi, il me semble que les pas laissés derrière moi me rattrapent au pas de course... l'eau s'agglutine et je remarche dans la flaque........



'Pourquoi n'arrive-t-elle pas à savoir ce que je veux ? Pourquoi ne voit-elle pas ce qu'il y a pourtant d'évident ?......'


Je m'enfonce, la marée monte et je marche avec de l'eau jusque mi-cuisse.......


Me voici dans un parc, en bord de mer. De grands pins abritent des pelouses où déambulent des couples, et où des enfants jouent. Un bambin de 3 ans environ tient une canne : il frappe la balle du minigolf par le haut, comme le ferait un bûcheron de sa hache...... il m'arrache un rire nerveux, et c'est bientôt marée basse.


La fatigue cumulée du voyage nous rend nerveux, et nous éloigne l'un de l'autre.

Où en sommes-nous ? Qu'attendons-nous encore du voyage ?.....


Je suis à quelques pas de la Baltique, cette Baltique que nous avions quittée à Gdańsk, et que, des milliers de kilomètres plus tard, nous retrouvons après bien des rencontres, des découvertes.... et je suis là, comme un con, seul... perdu et perplexe.


'Pourquoi je tiens tant à ces photos ?'......


Le voile est encore trop épais... la question peut-être trop sensible. Mais une chose m'explose en pleine poire : 'je ne sais même pas ce que je veux photographier..... comment le saurait-elle alors ?....'


Marie prend toujours les photos. Du moins lorsque nous roulons. C'était un avantage du tandem que nous avions déjà évoqué : nous pouvons filmer en route, comme au cinéma (et sans caméra fixe sur le casque), nous pouvons également photographier 'par surprise', sans que notre présence n'ait le temps d'influencer ce qui nous entoure... bref, le tandem présente quelques avantages photographiques intéressants par rapport au vélo ou la marche. Seulement voilà : il n'y a guère que la personne qui est derrière qui puisse photographier librement..... et si celle-ci est commanditée par celle qui conduit, il arrive forcément un moment donné où les visions divergent..... où la photo est ratée......

'C'est inévitable !'..... voilà ce qui m'explose en pleine poire à ce moment.


Le faubourg de Liepāja me revient aussitôt à l'esprit, les briques, les rues cabossées, les vitres brisées et les colonnes de cheminées... un décor de cinéma... des rues de Chicago ou de Harlem... à moins que ce ne soit celles de Liverpool... ce décor m'est apparu familier, et pour une raison encore obscure, j'ai eu le réflexe :'vas-y, photographie !'....


Mais photographie quoi ?


….


'Mais vas-y bon sang, tu vois bien !'...


L'instant d'avant, c'était une photo, l'instant d'après, ce n'est plus une photo...... et la photo, une fois de plus est ratée.




Je suis un tyran.


L'eau s'est retirée, c'est pleine marée basse, mais je m'enfonce six pieds sous terre dans les sables mouvants......


… je suis un tyran.


'Mais bon dieu, qu'est ce qu'on en a à foutre de ces photos !'......






Pour une raison encore inconnue, il est pourtant un geste, un seul, qui puisse anéantir un voyageur : qu'on lui arrache toute ses pellicules, qu'on distille toutes ses photos souvenirs/preuves/trésors... qu'on lui arrache... son précieux.......

… son précieux...


...



 
Oui, la comparaison est bien trouvée...


... à me voir ainsi si 'esclave' de mon désir irrépressible de photo, il me semble en effet à cet instant que je n'ai guère plus d'allure qu'un Gollum.....



... Mais pourquoi tiens-je donc tant à ces clichés ??.........


...

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