Liepāja.
Face à face, nous avalons en silence
nos cuillers.
Nos soupes traditionnelles (soupe
d'oignon et de poireau servies à l'intérieur de petites miches de
pain) sont ingurgitées machinalement, tandis que Elsa inonde
l'espace de sa voix doucereuse.
Une autre facette de
l'occidentalisation. Nos stars passées de mode trouvent comme une
seconde jeunesse dans les pays en voie de reconversion. Ainsi d'Elsa,
Stéphanie de Monaco ou encore de France-Gal, dont le verbe à cet
instant par trop familier semble percer sans ménagement notre
retraite.
Depuis l'incident de la photographie,
nous n'avons pas dit un seul mot qui ne soit dicté par la nécessité.
'Combien de nuit ? On va manger. Tu as de la monnaie ?'
Des phrases assassines qui renforcent
davantage la pénibilité de la présence de l'autre...
Une retraite.
L'incident de la photographie semble
avoir fait explosé quelque chaos en nous. Un couvercle a sauté
comme un pop-corn, mais on ne sait pas encore ce qu'il a brisé.
Nous avalons donc notre soupe,
souhaitant mille fois être ailleurs. Et marcher seul...
'Elle l'a... Ella... Ella elle
l'a-aaaa, ouhouuuu.... hou houuuu hou houuuu....'
Même ces chanteuses oubliées semblent
prendre un malin plaisir à
nous briser les tympans... la sensation agréable de retraite que
l'on vit à l'étranger (ne rien comprendre du brouhaha qui nous
entoure et très rapidement ne plus se sentir concernés par
les flots de paroles), semble se fissurer, et la mer, par
dessus-nous, prête à se déverser par le tube de verre....
La dernière cuiller est avalée. La
note est efficacement réglée. Nous déclarons l'heure de neutralité
diplomatique dissoute : chacun part de son côté.
Enfin, me voici à déambuler. A pieds.
Le poison assassin se dissipe, et comme
le ferait ma semelle après une flaque, il me semble disperser
derrière moi ce venin qui habite mon sang depuis quelques heures à
peine.... mais bon sang, qu'est-ce que c'est donc que cette histoire
de photo ?.......
De la frustration...... il y a dans ce
venin que je distille une grande frustration. 'Putain, encore une
photo de ratée'........ l'image de cette petite vieille me revient
en tête : foulard minuscule naufragé de son champ de patates
aux fleurs jaunes... l'image même de la lenteur..... l'image
qu'il ne fallait pas rater.... et elle l'a ratée.....
Tandis que je pense ainsi, il me semble
que les pas laissés derrière moi me rattrapent au pas de course...
l'eau s'agglutine et je remarche dans la flaque........
'Pourquoi n'arrive-t-elle pas à savoir
ce que je veux ? Pourquoi ne voit-elle pas ce qu'il y a pourtant
d'évident ?......'
Je m'enfonce, la marée monte et je
marche avec de l'eau jusque mi-cuisse.......
Me voici dans un parc, en bord de mer.
De grands pins abritent des pelouses où déambulent des couples, et
où des enfants jouent. Un bambin de 3 ans environ tient une canne :
il frappe la balle du minigolf par le haut, comme le ferait un
bûcheron de sa hache...... il m'arrache un rire nerveux, et c'est
bientôt marée basse.
La fatigue cumulée du voyage nous rend
nerveux, et nous éloigne l'un de l'autre.
Où en sommes-nous ?
Qu'attendons-nous encore du voyage ?.....
Je suis à quelques pas de la Baltique,
cette Baltique que nous avions quittée à Gdańsk,
et que, des milliers de kilomètres plus tard, nous retrouvons après
bien des rencontres, des découvertes.... et je suis là, comme un
con, seul... perdu et perplexe.
'Pourquoi je tiens tant à ces
photos ?'......
Le voile est encore trop épais... la
question peut-être trop sensible. Mais une chose m'explose en pleine
poire : 'je ne sais même pas ce que je veux photographier.....
comment le saurait-elle alors ?....'
Marie prend toujours les photos. Du
moins lorsque nous roulons. C'était un avantage du tandem que nous
avions déjà évoqué : nous pouvons filmer en route, comme au
cinéma (et sans caméra fixe sur le casque), nous pouvons également
photographier 'par surprise', sans que notre présence n'ait le temps
d'influencer ce qui nous entoure... bref, le tandem présente
quelques avantages photographiques intéressants par rapport au vélo
ou la marche. Seulement voilà : il n'y a guère que la personne
qui est derrière qui puisse photographier librement..... et si
celle-ci est commanditée par celle qui conduit, il arrive forcément
un moment donné où les visions divergent..... où la photo est
ratée......
'C'est inévitable !'..... voilà
ce qui m'explose en pleine poire à ce moment.
Le faubourg de Liepāja me revient
aussitôt à l'esprit, les briques, les rues cabossées, les vitres
brisées et les colonnes de cheminées... un décor de cinéma... des
rues de Chicago ou de Harlem... à moins que ce ne soit celles de
Liverpool... ce décor m'est apparu familier, et pour une raison
encore obscure, j'ai eu le réflexe :'vas-y, photographie !'....
Mais photographie quoi ?
….
'Mais vas-y bon sang, tu vois
bien !'...
L'instant d'avant, c'était une photo,
l'instant d'après, ce n'est plus une photo...... et la photo, une
fois de plus est ratée.
Je suis un tyran.
L'eau s'est retirée, c'est pleine
marée basse, mais je m'enfonce six pieds sous terre dans les sables
mouvants......
… je suis un tyran.
'Mais bon dieu, qu'est ce qu'on en a à
foutre de ces photos !'......
Pour une raison encore inconnue, il est pourtant un geste, un seul, qui puisse
anéantir un voyageur : qu'on lui arrache toute ses pellicules,
qu'on distille toutes ses photos souvenirs/preuves/trésors... qu'on lui arrache... son
précieux.......
… son précieux...
...
Oui, la comparaison est bien trouvée...
... à me voir ainsi si 'esclave' de mon désir irrépressible de photo, il me semble en effet à cet instant que je n'ai guère plus d'allure qu'un Gollum.....
... à me voir ainsi si 'esclave' de mon désir irrépressible de photo, il me semble en effet à cet instant que je n'ai guère plus d'allure qu'un Gollum.....
... Mais pourquoi tiens-je donc tant à ces clichés ??.........
...
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