vendredi 22 mars 2013

Pourquoi photographie-t-on ?

Place St Pierre. Rome. Été 2010.

Après 1h30 d'attente piétinante en pleine lumière blanche, cils embués, parmi les curieux et les pèlerins du monde entier, nous pouvons enfin entrer dans le Lieu Sacré.

Croyant ou non, à observer les visages, le lieu ne laisse souvent pas indifférent. Une femme explique qu'à chaque fois qu'elle vient, un 'silence' s'impose à elle, ainsi qu'une profonde béatitude.

Et en faisant la queue, nombreuses sont les conversations spontanées entre personnes qui pourtant souvent ne se sont jamais vues.


Mais une fois passé le portique automatique, il y a comme une bascule.


Le moment de 'patience', ce moment 'suspendu' où l'on est cloué malgré soi à un instant d'attente à remplir est terminé : chacun est alors libre de reprendre le fil de sa vie comme il l'entend.

Et l'attitude adoptée face à cet instant libre, au cœur du Lieu Sacré, est particulièrement intéressante.


Ce que l'on remarque aussitôt, c'est la proportion considérable de personnes qui plongent la main dans leur sac, leur poche sans même sembler y prêter attention pour en sortir... leur appareil photo.

Un geste souvent réalisé de manière machinale : le regard rivé sur une colonne, une dorure, un gisant, la main se promène le long du sac, y plonge, fouille... 'c'est beau –> photo'.


Ce geste vaut certainement la peine de s'y attarder : peut-être cela pourrait-il permettre de comprendre ce qui le motive... et peut-être aussi comprendre quel 'réflexe photographique' est le nôtre. La compréhension n'est elle pas une première libération ?

En effet, ce 'réflexe photo' ne nous distancie-t-il pas de l'instant présent ? Vous avez sûrement déjà vu ces scènes de bonheur en famille ou entre amis où l'un des compagnons, au lieu de se laisser baigner par cette ambiance bénie, et malgré les injonctions de ses amis à laisser tomber et plutôt les rejoindre, s'excite et sue à grosses gouttes en remuant ciel et terre pour retrouver ce satané objectif pour immortaliser cet instant béni.... l'aura-t-il vécu à plein ?


Avant de descendre dans la Crypte Sacrée, des panneaux indiquent qu'il est interdit d'y photographier. Si ces panneaux nous semblent saugrenus (aurait-on l'idée de photographier une dépouille sacrée, fût-elle embaumée?), nous constatons que le réflexe photographique est tellement ancré que certaines 'limites' sont allègrement (ou simplement inconsciemment?) franchies, et malgré les panneaux... mais quelles sont après tout ces 'limites' ?



Sacré cœur de Paris. Printemps 2012.

Les marches du parvis sont surpeuplées de jeunes adolescents affalés, de guitare, de pulls, de sacs de voyages et de paquets de chips. Un de ces lieux planétaires où plusieurs dizaines de langues sont parlées à l'unisson chaque jour à heures d'ouverture. Un groupe de jeunes filles chinoises patiente devant le portique, surexcitée. Leur tour de franchir le seuil vient au moment même où quelques sœurs en tenue traditionnelle le franchissent. Est-ce par excitation ? Par symbole ? Par bêtise ? A l'instant précis où jeunes filles et sœurs franchissent le seuil, une des sœurs est bousculée par une de ces jeunes filles, le visage de cette dernière exagérément penché vers celui de la sœur. Sourire de façade, clac : les deux visages accolés 'a la camarade' sont immortalisés... la sœur reste interdite, la jeune fille est déjà repartie à la chasse au cliché.


Qu'est ce qui a motivé cette photo ? La sœur ? Le Lieu ? Pourquoi la fille a-t-elle souhaité poser ? Pourquoi sourire ?......


St Pierre de Rome, le Sacré Cœur... des lieux planétaires 'incontournables' comme il est dit, où des centaines de milliers de clichés sont réalisés chaque jour. Devant les endroits névralgiques, des queues d'attente spontanées se forment : on pose devant l'objet célèbre, on se dandine ou l'on sourit, on montre l'enfant ou la petite amie, et l'objet célèbre, un peu comme un poster factice le ferait chez un photographe, sert de bel arrière plan. Les personnes font ainsi la queue et piaffent d'impatience, s'exaspère de l'air ahuri que prennent les gens qui les précèdent et qui posent, et qui surtout prennent 'tout leur temps', avant, leur tour arrivé, de poser... en prenant tout leur temps.


Revenons sur la Place St Pierre. Ce jour d'été 2012.

Un homme est passé. Vêtements froissés et poussiéreux, cheveux longs et barbe hirsute. Il pousse un vélo chargé, un drapeau polonais effiloché flotte au vent. Son visage rayonne. Ses yeux, à travers ses petites lunettes rondes semblent eux aussi embués, et ce n'est certainement pas que de lumière... l'homme, arrivé au seuil de la place, pose son vélo, fait quelques pas encore à pied, et s'assied. Après une petite minute, il se penche en avant, embrasse le sol, et se relève. Sans se retourner, il retire ses lunettes, les essuie lentement, puis les rechausse. Un dernier regard devant lui, immobile, puis il s'en retourne. Il relève son vélo, l'enfourche, et repart, comme à la ballade.

Il n'a pris aucun cliché, ni n'en a demandé de lui.



Pourquoi prend-on des photos ?




 
 
 
 
 

Les raisons sont bien sûr multiples : photo preuve ('tu vois, j'y étais !'), photo matérialiste ('Je collectionne les endroits célèbres du monde!), photo nombriliste ('C'est moi devant la tour Eiffel, devant Paris Hilton, et là, dans mon bain, avec mon poussin !'), photo souvenir ('Dans vingt ans, j'aimerai me souvenir de combien mes enfants sont beaux aujourd'hui !'), photo de partage ('Si Albert était là, il adorerait voir ça...'), ou photo machiavélique ('Dans une semaine, quand je l'aurai quitté(e), j'aurai toujours ce moyen de le(la) faire chanter...'), etc, etc...

Consciente ou non, l'action photographique révèle toujours une 'motivation' profonde qui en révèle beaucoup sur l'auteur de la photographie.
 
 
 
 
 

Demandez d'ailleurs dans la rue que quelqu'un 'vous photographie'. Une scène qui chaque jour arrive des millions de fois. La plupart du temps, aucune précision ne sera donnée à la personne missionnée, et, devant son embarras, vous remarquerez qu'elle ne sait pas si 'elle fera bien' : car au fond, qu'attendez-vous de cette photo ? En tout cas, elle, cinq secondes auparavant encore, n'en attendait rien, mais elle doit pourtant à présent 'faire la photo'...

Il nous est ainsi déjà arrivé de demander exprès à quelqu'un de nous prendre en photo, en couple, devant un lac de montagne, regards dans la même direction, et surtout... dos à l'objectif. La plupart du temps, les personnes 'missionnées' nous demandent de nous retourner : une photo se fait de face, enfin quoi !...

A Gdańsk, souvenez-vous, nous avions évoqué ce clochard qui était curieux de notre embarcation. Il se trouvait à quelques pas de nous, contemplant avec grand intérêt la carriole tandis que nous 'posions' devant la fontaine au trident. Plusieurs photos ont ainsi été faites : sur aucune d'elles la personne commanditée n'a jugé souhaitable de l'y inclure...

De même, une séance photo sur des dunes de sable dans la Pampa argentine parmi des voyageurs croisés resterait dans nos mémoires : certains préféraient cadrer très large, rendant les personnes minuscules et impossible à reconnaître, êtres insignifiants devant l'immensité géographique, tandis que d'autres cadraient 'très court', à hauteur de visage, en coupant aux épaules, rejetant l'immensité sableuse en arrière plan de décor. Une pause à la colonialiste, semelle de botte et crosse de fusil sur la gueule du lion étendu.

Un cliché en dit beaucoup sur son auteur... ou son commanditaire.
 


Si vous souhaitez connaître une personne et que celle-ci vous a invité chez elle, attardez vous donc sur les photographies accrochées aux murs de sa demeure...


Car une fois de plus, c'est une projection. Un autre filet jeté sur le monde.


Un filet tissé de passions profondes et inconscientes. De crispations existentielles et d'élans irrépréhensibles. Parfois la peur de 'manquer', parfois, la peur 'que tout disparaisse'... le besoin de reconnaissance, ou de conquête. D'en imposer ou de posséder.
 
 

 
 
 

Bref : la photo n'est au fond que l'extension (consciente ou non) de ce qui anime celui qui la fait.


Un élan, souvent réflexe, qui, comme la nature humaine, peut tantôt être 'divin'... tantôt 'bestial'.


Ni plus... ni moins.
 
 

... et vous, pourquoi photographiez-vous ?
 
 
 
 
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