Place St Pierre. Rome. Été 2010.
Après 1h30 d'attente piétinante en
pleine lumière blanche, cils embués, parmi les curieux et les
pèlerins du monde entier, nous pouvons enfin entrer dans le Lieu
Sacré.
Croyant ou non, à observer les
visages, le lieu ne laisse souvent pas indifférent. Une femme
explique qu'à chaque fois qu'elle vient, un 'silence' s'impose à
elle, ainsi qu'une profonde béatitude.
Et en faisant la queue, nombreuses
sont les conversations spontanées entre personnes qui pourtant
souvent ne se sont jamais vues.
Mais une fois passé le portique
automatique, il y a comme une bascule.
Le moment de 'patience', ce moment
'suspendu' où l'on est cloué malgré soi à un instant d'attente à
remplir est terminé : chacun est alors libre de reprendre le
fil de sa vie comme il l'entend.
Et l'attitude adoptée face à cet
instant libre, au cœur du Lieu Sacré, est particulièrement
intéressante.
Ce que l'on remarque aussitôt, c'est
la proportion considérable de personnes qui plongent la main dans
leur sac, leur poche sans même sembler y prêter attention pour en
sortir... leur appareil photo.
Un geste souvent réalisé de manière
machinale : le regard rivé sur une colonne, une dorure, un
gisant, la main se promène le long du sac, y plonge, fouille...
'c'est beau –> photo'.
Ce geste vaut certainement la peine de
s'y attarder : peut-être cela pourrait-il permettre de
comprendre ce qui le motive... et peut-être aussi comprendre quel
'réflexe photographique' est le nôtre. La compréhension n'est elle
pas une première libération ?
En effet, ce 'réflexe photo' ne nous
distancie-t-il pas de
l'instant présent ? Vous avez sûrement déjà vu ces scènes
de bonheur en famille ou entre amis où l'un des compagnons, au lieu
de se laisser baigner par cette ambiance bénie, et malgré les
injonctions de ses amis à laisser tomber et plutôt les rejoindre,
s'excite et sue à grosses gouttes en remuant ciel et terre pour
retrouver ce satané objectif pour immortaliser cet instant béni....
l'aura-t-il vécu à plein ?
Avant de descendre dans la Crypte
Sacrée, des panneaux indiquent qu'il est interdit d'y photographier.
Si ces panneaux nous semblent saugrenus (aurait-on l'idée de
photographier une dépouille sacrée, fût-elle embaumée?), nous
constatons que le réflexe photographique est tellement ancré que
certaines 'limites' sont allègrement (ou simplement inconsciemment?)
franchies, et malgré les panneaux... mais quelles sont après tout
ces 'limites' ?
Sacré cœur de Paris. Printemps 2012.
Les marches du parvis sont surpeuplées
de jeunes adolescents affalés, de guitare, de pulls, de sacs de
voyages et de paquets de chips. Un de ces lieux planétaires où
plusieurs dizaines de langues sont parlées à l'unisson chaque jour
à heures d'ouverture. Un groupe de jeunes filles chinoises patiente
devant le portique, surexcitée. Leur tour de franchir le seuil vient
au moment même où quelques sœurs en tenue traditionnelle le
franchissent. Est-ce par excitation ? Par symbole ? Par
bêtise ? A l'instant précis où jeunes filles et sœurs
franchissent le seuil, une des sœurs est bousculée par une de ces
jeunes filles, le visage de cette dernière exagérément penché
vers celui de la sœur. Sourire de façade, clac : les deux
visages accolés 'a la camarade' sont immortalisés... la sœur reste
interdite, la jeune fille est déjà repartie à la chasse au cliché.
Qu'est ce qui a motivé cette photo ?
La sœur ? Le Lieu ? Pourquoi la fille a-t-elle souhaité
poser ? Pourquoi sourire ?......
St Pierre de Rome, le Sacré Cœur...
des lieux planétaires 'incontournables' comme il est dit, où des
centaines de milliers de clichés sont réalisés chaque jour. Devant
les endroits névralgiques, des queues d'attente spontanées se
forment : on pose devant l'objet célèbre, on se dandine ou
l'on sourit, on montre l'enfant ou la petite amie, et l'objet
célèbre, un peu comme un poster factice le ferait chez un
photographe, sert de bel arrière plan. Les personnes font
ainsi la queue et piaffent d'impatience, s'exaspère de l'air ahuri
que prennent les gens qui les précèdent et qui posent, et qui
surtout prennent 'tout leur temps', avant, leur tour arrivé, de
poser... en prenant tout leur temps.
Revenons sur la Place St Pierre. Ce
jour d'été 2012.
Un homme est passé. Vêtements
froissés et poussiéreux, cheveux longs et barbe hirsute. Il pousse
un vélo chargé, un drapeau polonais effiloché flotte au vent. Son
visage rayonne. Ses yeux, à travers ses petites lunettes rondes
semblent eux aussi embués, et ce n'est certainement pas que de
lumière... l'homme, arrivé au seuil de la place, pose son vélo,
fait quelques pas encore à pied, et s'assied. Après une petite
minute, il se penche en avant, embrasse le sol, et se relève. Sans
se retourner, il retire ses lunettes, les essuie lentement, puis les
rechausse. Un dernier regard devant lui, immobile, puis il s'en
retourne. Il relève son vélo, l'enfourche, et repart, comme à la
ballade.
Il n'a pris aucun cliché, ni n'en a
demandé de lui.
Pourquoi prend-on des photos ?
…
Les raisons sont bien sûr multiples :
photo preuve ('tu vois, j'y étais !'), photo matérialiste ('Je
collectionne les endroits célèbres du monde!), photo nombriliste
('C'est moi devant la tour Eiffel, devant Paris Hilton, et là, dans
mon bain, avec mon poussin !'), photo souvenir ('Dans vingt ans,
j'aimerai me souvenir de combien mes enfants sont beaux
aujourd'hui !'), photo de partage ('Si Albert était là, il
adorerait voir ça...'), ou photo machiavélique ('Dans une semaine,
quand je l'aurai quitté(e), j'aurai toujours ce moyen de le(la)
faire chanter...'), etc, etc...
Consciente ou non, l'action
photographique révèle toujours une 'motivation' profonde qui en
révèle beaucoup sur l'auteur de la photographie.
Demandez d'ailleurs dans la rue que
quelqu'un 'vous photographie'. Une scène qui chaque jour arrive des
millions de fois. La plupart du temps, aucune précision ne sera
donnée à la personne missionnée, et, devant son embarras, vous
remarquerez qu'elle ne sait pas si 'elle fera bien' : car au
fond, qu'attendez-vous de cette photo ? En tout cas, elle, cinq
secondes auparavant encore, n'en attendait rien, mais elle doit
pourtant à présent 'faire la photo'...
Il nous est ainsi déjà arrivé de
demander exprès à quelqu'un de nous prendre en photo, en couple,
devant un lac de montagne, regards dans la même direction, et
surtout... dos à l'objectif. La plupart du temps, les personnes
'missionnées' nous demandent de nous retourner : une photo se
fait de face, enfin quoi !...
A Gdańsk,
souvenez-vous, nous avions évoqué ce clochard qui était curieux de
notre embarcation. Il se trouvait à quelques pas de nous,
contemplant avec grand intérêt la carriole tandis que nous
'posions' devant la fontaine au trident. Plusieurs photos ont ainsi
été faites : sur aucune d'elles la personne commanditée n'a
jugé souhaitable de l'y inclure...
De même, une séance photo sur des
dunes de sable dans la Pampa argentine parmi des voyageurs croisés
resterait dans nos mémoires : certains préféraient cadrer
très large, rendant les personnes minuscules et impossible à
reconnaître, êtres insignifiants devant l'immensité géographique,
tandis que d'autres cadraient 'très court', à hauteur de visage, en
coupant aux épaules, rejetant l'immensité sableuse en arrière plan
de décor. Une pause à la colonialiste, semelle de botte et crosse
de fusil sur la gueule du lion étendu.
Un cliché en dit beaucoup sur son
auteur... ou son commanditaire.
Si vous souhaitez connaître une
personne et que celle-ci vous a invité chez elle, attardez vous donc
sur les photographies accrochées aux murs de sa demeure...
Car une fois de plus, c'est une
projection. Un autre filet jeté sur le monde.
Un filet tissé de passions profondes
et inconscientes. De crispations existentielles et d'élans
irrépréhensibles. Parfois la peur de 'manquer', parfois, la peur
'que tout disparaisse'... le besoin de reconnaissance, ou de
conquête. D'en imposer ou de posséder.
Bref : la photo n'est au fond que
l'extension (consciente ou non) de ce qui anime celui qui la fait.
Un élan, souvent réflexe, qui, comme
la nature humaine, peut tantôt être 'divin'... tantôt 'bestial'.
Ni plus... ni moins.
... et vous, pourquoi photographiez-vous ?
...
.
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