Pourquoi
tourner les jambes ? Pourquoi repartir ?...
'Parce
qu'il le faut... le temps passe et le moment du retour s'approche peu
à peu. Et il reste encore bien du chemin à parcourir jusque St
Saint-Pétersbourg'.
Telles
sont les pensées qui se disputent en nous en cette matinée.
Nous
pédalons, et, malgré le timide soleil, nous avons froid.
Décidément,
ce matin, le cœur n'y est pas...
La
campagne recule pourtant à bonne allure derrière nous, emportant
avec elle le village de nos chers hôtes et nous repoussant toujours
plus vers la côte.
Un
vent hardi secoue les joncs, les saules et les forêts, et nous
emmène presque malgré nous. Lorsque nous nous arrêtons, nos
drapeaux flottent à l'horizontale, dans l'axe parfait de la route.
Aussi,
lorsque nous échouons sur l'A9, à une petite dizaine de kilomètres
de Liepāja nous restons quelques instants incrédules : une
impression de ne pas se trouver là où nous devrions... de ne pas
avoir vu les kilomètres pourtant parcourus... un réveil impromptu
qui viendrait mettre un terme subit à une période d'étrange
absence.
'Tiens,
on y est déjà ?'...
La
journée a glissé sur nous, sans même que nous ne nous en
apercevions. Bercés de nos tout récents souvenirs, nous avons
pédalé sans un mot, tournant les jambes automatiquement, comme
absorbés en une demi-transe... jusqu'aux abords de cette A9.
Tel
l'enfant qui se frotterait encore les yeux tandis qu'il est tiré par
la manche par sa mère, en route pour l'école, nous découvrons les
abords de la ville, portés malgré nous par les airs.
Ainsi,
tandis que les couleurs des jardins fleuris d'Edite persistent dans
nos âmes, nos yeux parcourent docilement ce nouveau décor sans que
nous ne nous laissions pour autant immerger tout à fait par les
lieux. A peine y projettent-ils quelques fugaces impressions, qui
s'estompent alors très vite...
Comme
l'impression qu'un décor en papier mâché se serait matérialisé
autour de nous, et qu'il suffirait de bien secouer la tête pour
qu'il disparaisse...
L'imperméabilité
a toutefois ses limites : si la réalité de ce qui nous entoure
n'a pas réussi à se frayer une voie à travers nos rétines, elle
trouverait bientôt un autre moyen de se manifester.
Rouleaux
compresseurs et marteaux piqueurs à l'appui, l'immersion dans le
réel a fini par nous gagner tout à fait. Via nos tympans... mais
aussi et surtout, via nos tripes.
Le
grondement grave et puissant des machines semblent même se
communiquer par nos bouches entrouvertes : les ondes de
vibration s'y faufilent, descendent le long de nos œsophage et
résonnent en nous comme un parasite.
Une
immersion en force qui nous donne presque la nausée.
Sur
la chaussée provisoire, nous croisons camions et autobus, au milieu
d'une foule de bras et de jambes en actions, armés de moteurs, de
métal et de décibels.
L'avenue
principale de la ville, qui traverse ici le complexe industriel, est
en cours de reconstruction. Elle perce en une interminable ligne
droite une planète de briques, de structures métalliques, de tubes
et d’échafaudages d'acier. Les tractopelles multiplient les fosses
et les monticules, arrachent les croûtes de l'ancien bitume, les
fondations de colonnes de béton. Des réseaux de tuyauteries
traversent la voie en arches suspendues.
Des
plaques, des poutres, des viroles sont entassées pêle-mêle, parmi
les panneaux réfléchissants, les rubalises détendues, et les
grillages zigzaguant. Des câbles, des flexibles sont enroulés sur
le sol et relient tout un réseau de pompes, de groupes électrogènes
tremblotants, tandis que les tronçonneuses abattent et débitent
quelques arbres pour élargir encore la voie.
Mètre
après mètre, les allées sont tracées, aplanies, bordées,
cimentée, pavées... au fil des kilomètres que nous parcourons à
travers ce chaos, l'ordre semble émaner peu à peu. Et bientôt,
l'armée de bras semble se disperser : tout juste quelques
bonshommes en gilet fluorescents qui se promènent clope au bec,
tractant derrière eux sur une bande de terre ratissée une petite
carriole qui disperse ses semences.
Les
bâtiments de briques, les centrales électriques et les colonnes
entrelacées de la zone industrielle sont à présent derrière nous,
et, sans transition bien nette, nous voici 'en ville'... ou plutôt
'dans les faubourgs'.
Si
sur la gauche de l'avenue principale, un parc vert s'étend et invite
à la promenade, les rues qui s'en détachent sur la droite sont d'un
contraste saisissant. Ces rues sont pavées de galets grossiers et
bordées de vieilles bâtisses aux façades décrépies, où se
mêlent la brique, le béton et le bois. Ce bois est d'ailleurs la
plupart du temps gris, même si parfois quelques cloques d'une
antique peinture résistent encore au temps. Des câbles électriques
sont tirés sans ordre, reliant par dessus les
rues les gouttières en vis à vis. Des râteaux piqués aux colonnes de céramiques sont
pendus sur quelques façades. Certaines fenêtres sont condamnées,
d'autres ont été brisées. N'étaient par endroits d'antiques
paraboles, nous jurerions parfois que certaines de ces rues sont
abandonnées.
Tandis
que nous nous y aventurons, nous croisons deux gamins. Le plus petit
des deux doit avoir six ans à peine, et l'autre dix. Roulant
prudemment sur les pavés rebondis, nous leur adressons un sourire,
qu'ils nous rendent aussitôt : le tandem semble faire son
effet.
Le
petit crie et vient à notre rencontre en courant, suivi bientôt par
le plus grand. Mais ce dernier n'a pas fait quelques pas que soudain,
il s'arrête : l'expression de son regard s'est aussitôt
transformée, devenue dure. Devenue adulte.
Il
a vu.
Vu
au delà du tandem. Vu au delà de l'instant. Au delà de la joie et
de l'impulsion de l'enfant.
Il
s'est vu. Il nous a vus. Peut-être aussi s'est-il souvenu. De
l'Europe, du monde, de l'ailleurs... peut-être du parc, de l'autre
côté de l'avenue, et du contraste du lieu.
Car
avant toute chose, ce qu'il a vu, c'est l'appareil miroir.
Notre
appareil photo.
La
rue se termine sur un bâtiment de brique surmonté d'une longue
cheminée ocre. Cul de sac. Nous la remontons donc en sens inverse,
toujours secoués par la chaussée instable et le regard de
l''enfant'
sur
nos épaules.
Il a enjoint le
petit de le rejoindre, et nous regarde passer à nouveau, nous
suivant du regard, très lentement, mâchoires serrées, sans ciller
un instant...
Violence
sous-jacente...
… et si jusqu'à
présent, la cohabitation à bord avait pu se passer sans heurt
majeur, cet incident déclencherait quelques instants plus tard ce
qu'il faudrait bien appeler un coup de semonce…
… et bien des
questions sur la nature d'un geste a priori bénin et qui au long du
voyage est quasiment devenu un réflexe, mais qui allait provoquer ce
clash :
'photographier'...
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