lundi 18 mars 2013

Faubourgs de Liepāja

Pourquoi tourner les jambes ? Pourquoi repartir ?...

'Parce qu'il le faut... le temps passe et le moment du retour s'approche peu à peu. Et il reste encore bien du chemin à parcourir jusque St Saint-Pétersbourg'.

Telles sont les pensées qui se disputent en nous en cette matinée.
Nous pédalons, et, malgré le timide soleil, nous avons froid.
Décidément, ce matin, le cœur n'y est pas...

La campagne recule pourtant à bonne allure derrière nous, emportant avec elle le village de nos chers hôtes et nous repoussant toujours plus vers la côte.

Un vent hardi secoue les joncs, les saules et les forêts, et nous emmène presque malgré nous. Lorsque nous nous arrêtons, nos drapeaux flottent à l'horizontale, dans l'axe parfait de la route.

Aussi, lorsque nous échouons sur l'A9, à une petite dizaine de kilomètres de Liepāja nous restons quelques instants incrédules : une impression de ne pas se trouver là où nous devrions... de ne pas avoir vu les kilomètres pourtant parcourus... un réveil impromptu qui viendrait mettre un terme subit à une période d'étrange absence.


'Tiens, on y est déjà ?'...


La journée a glissé sur nous, sans même que nous ne nous en apercevions. Bercés de nos tout récents souvenirs, nous avons pédalé sans un mot, tournant les jambes automatiquement, comme absorbés en une demi-transe... jusqu'aux abords de cette A9.

Tel l'enfant qui se frotterait encore les yeux tandis qu'il est tiré par la manche par sa mère, en route pour l'école, nous découvrons les abords de la ville, portés malgré nous par les airs.

Ainsi, tandis que les couleurs des jardins fleuris d'Edite persistent dans nos âmes, nos yeux parcourent docilement ce nouveau décor sans que nous ne nous laissions pour autant immerger tout à fait par les lieux. A peine y projettent-ils quelques fugaces impressions, qui s'estompent alors très vite...

Comme l'impression qu'un décor en papier mâché se serait matérialisé autour de nous, et qu'il suffirait de bien secouer la tête pour qu'il disparaisse...


L'imperméabilité a toutefois ses limites : si la réalité de ce qui nous entoure n'a pas réussi à se frayer une voie à travers nos rétines, elle trouverait bientôt un autre moyen de se manifester.

Rouleaux compresseurs et marteaux piqueurs à l'appui, l'immersion dans le réel a fini par nous gagner tout à fait. Via nos tympans... mais aussi et surtout, via nos tripes.

Le grondement grave et puissant des machines semblent même se communiquer par nos bouches entrouvertes : les ondes de vibration s'y faufilent, descendent le long de nos œsophage et résonnent en nous comme un parasite.

Une immersion en force qui nous donne presque la nausée.


Sur la chaussée provisoire, nous croisons camions et autobus, au milieu d'une foule de bras et de jambes en actions, armés de moteurs, de métal et de décibels.

L'avenue principale de la ville, qui traverse ici le complexe industriel, est en cours de reconstruction. Elle perce en une interminable ligne droite une planète de briques, de structures métalliques, de tubes et d’échafaudages d'acier. Les tractopelles multiplient les fosses et les monticules, arrachent les croûtes de l'ancien bitume, les fondations de colonnes de béton. Des réseaux de tuyauteries traversent la voie en arches suspendues.

Des plaques, des poutres, des viroles sont entassées pêle-mêle, parmi les panneaux réfléchissants, les rubalises détendues, et les grillages zigzaguant. Des câbles, des flexibles sont enroulés sur le sol et relient tout un réseau de pompes, de groupes électrogènes tremblotants, tandis que les tronçonneuses abattent et débitent quelques arbres pour élargir encore la voie.

Mètre après mètre, les allées sont tracées, aplanies, bordées, cimentée, pavées... au fil des kilomètres que nous parcourons à travers ce chaos, l'ordre semble émaner peu à peu. Et bientôt, l'armée de bras semble se disperser : tout juste quelques bonshommes en gilet fluorescents qui se promènent clope au bec, tractant derrière eux sur une bande de terre ratissée une petite carriole qui disperse ses semences.

Les bâtiments de briques, les centrales électriques et les colonnes entrelacées de la zone industrielle sont à présent derrière nous, et, sans transition bien nette, nous voici 'en ville'... ou plutôt 'dans les faubourgs'.

Si sur la gauche de l'avenue principale, un parc vert s'étend et invite à la promenade, les rues qui s'en détachent sur la droite sont d'un contraste saisissant. Ces rues sont pavées de galets grossiers et bordées de vieilles bâtisses aux façades décrépies, où se mêlent la brique, le béton et le bois. Ce bois est d'ailleurs la plupart du temps gris, même si parfois quelques cloques d'une antique peinture résistent encore au temps. Des câbles électriques sont tirés sans ordre, reliant par dessus les rues les gouttières en vis à vis. Des râteaux piqués aux colonnes de céramiques sont pendus sur quelques façades. Certaines fenêtres sont condamnées, d'autres ont été brisées. N'étaient par endroits d'antiques paraboles, nous jurerions parfois que certaines de ces rues sont abandonnées.

Tandis que nous nous y aventurons, nous croisons deux gamins. Le plus petit des deux doit avoir six ans à peine, et l'autre dix. Roulant prudemment sur les pavés rebondis, nous leur adressons un sourire, qu'ils nous rendent aussitôt : le tandem semble faire son effet.

Le petit crie et vient à notre rencontre en courant, suivi bientôt par le plus grand. Mais ce dernier n'a pas fait quelques pas que soudain, il s'arrête : l'expression de son regard s'est aussitôt transformée, devenue dure. Devenue adulte.

Il a vu.


Vu au delà du tandem. Vu au delà de l'instant. Au delà de la joie et de l'impulsion de l'enfant.

Il s'est vu. Il nous a vus. Peut-être aussi s'est-il souvenu. De l'Europe, du monde, de l'ailleurs... peut-être du parc, de l'autre côté de l'avenue, et du contraste du lieu.

Car avant toute chose, ce qu'il a vu, c'est l'appareil miroir.

Notre appareil photo.


La rue se termine sur un bâtiment de brique surmonté d'une longue cheminée ocre. Cul de sac. Nous la remontons donc en sens inverse, toujours secoués par la chaussée instable et le regard de l''enfant' sur nos épaules.

Il a enjoint le petit de le rejoindre, et nous regarde passer à nouveau, nous suivant du regard, très lentement, mâchoires serrées, sans ciller un instant...


Violence sous-jacente...


et si jusqu'à présent, la cohabitation à bord avait pu se passer sans heurt majeur, cet incident déclencherait quelques instants plus tard ce qu'il faudrait bien appeler un coup de semonce…


et bien des questions sur la nature d'un geste a priori bénin et qui au long du voyage est quasiment devenu un réflexe, mais qui allait provoquer ce clash :


'photographier'...

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