Si la rigueur du service ne faiblit pas (‘ce sera 5€ pour
une lessive, mais payable de suite’, ou encore ‘si vous avez soif, vous me
demandez de l’eau plutôt que de vous servir : vous nous devez 1€’ –
véridique !), Anastasia se laisse davantage aller à la discussion.
Sans pour autant être volubile, elle nous accordera ainsi
d’apprendre qu’elle a vécu 2 années en Irlande, alors qu’elle avait entre 25 et 27
ans, qu’elle y était tombée enceinte et qu’elle avait donc dû revenir au pays.
Son mari travaillerait en Finlande et ne rentrerait qu’une fois toutes les 2
semaines.
Enfin, qu’elle était née en Estonie, mais était russe.
Depuis que le pays est devenu indépendant, elle n’a en effet
plus de carte d’identité officielle.
Jaak nous accueille à l’entrée de la mine.
L’activité du musée a bien de la peine à décoller. Une
nouvelle pancarte d’investissement de fond européen (panneaux promotionnels qui
s’avèrent petit à petit de parfaits petits guides touristiques…) nous apprend
qu’un investissement a été réalisé et que les travaux d’aménagement de la mine
ont été engagés depuis 3 mois et devraient se poursuivre encore d’autant.
Il n’y a donc pas foule au guichet… et surtout, tout n’est
pas encore terminé pour la visite.
Mais ce n’est pas grave : Jaak nous rassure en nous
indiquant qu’il nous confierait à un vieux brisquard qui connaît la mine comme
sa poche, et que lui-même remettrait sa vie entre ses mains sans réfléchir un
instant.
Lorsqu’enfin nous nous décidons à suivre le vieux brisquard dans
les profondeurs sous-terraines, Jaak reste évidemment au guichet…
Lyov n’est pas encore tout à fait au fait du métier de
guide.
Même s’il baragouine un peu de finlandais et d’allemand et
parvient à se faire comprendre de ceux qui ne maîtriseraient ni l’estonien, ni
le russe (chose rarissime nous assure-t-il), son truc à lui, ce n’est pas les
mots : c’est les machines. Il nous propose donc de nous conduire
directement vers celles-ci ‘tout en bas’.
Nous le suivons donc sans un mot, redescendant une volée
d’escaliers humides, puis une autre, suivie d’une autre encore jusqu’à ce que
de petites flaques stagnent sur chaque marche de béton fraîchement coulé.
Une des lampes frontales plaquées sur nos casques grésille.
Une petite claque suffit à lui faire retrouver la santé. Dans son faisceau de
lumière, des petits nuages à chaque expiration.
Lyov nous précède de quelque pas et se contente d’ouvrir la
voie, un peu voûté, et la jambe droite légèrement traînante. Nous passons une
porte pare-feu, puis une autre et nous arrivons à la galerie.
Un tunnel d’environ 3 mètres de largeur. Des rails qui s’engagent
dans la pénombre. Un quai de poutres humides.
Un train.
Ou plutôt une succession de cuves piquées et reliées les
unes aux autres, dans lesquelles des ouvertures ont été découpées de manière
grossière pour pouvoir s’y recroqueviller.
Le compartiment ne doit guère dépasser le mètre vingt,
hauteur comme largeur et est aménagé en tout et pour tout d’une plaque contre
la paroi, sur laquelle s’assoir.
L’acier est froid et humide, et bientôt, à travers nos fonds
de culotte, froid et humidité semblent remonter le long de nos colonnes
vertébrales.
Le boucan de la locomotive rebondit sur les parois et il
ne nous est bientôt plus possible de communiquer, alors même que nous nous
pressons l’un contre l’autre dans le mètre vingt du compartiment.
Les parois brutes et crayeuses du tunnel se rapprochent de chaque côté, défilent dans le
faisceau de nos frontales, ralentissent, s'écartent, puis le vacarme s’interrompt soudain.
Nous nous relevons du fond de la caisse de métal, un peu
rouillés mais surtout abasourdis par le brusque silence… il nous faut quelques
pas pour retrouver à la fois bon équilibre et maîtrise raisonnable de notre
ouïe.
Un gravier grossier a été déposé sur le sol, qui croustille
sous nos pas.
Lyov nous indique un peu plus loin un autre moyen de
locomotion, toujours opérationnel, une sorte de vélo-rail, mais qu’il ne trouve
‘pas assez bruyant’, plaisante-t-il.
De fait, nous voici parvenus vers les premières de ses
compagnes de fond.
La première a un peu l’allure d’un alligator : tête
plate et grandes dents. Il s’agit en fait d’une espèce de tronçonneuse qui
permet de découper la roche en bandes horizontales. Si les premières étaient
manuelles, un modèle plus élaboré permettait de rendre la machine solidaire des
rails pour une meilleure assise. Puis un autre modèle, plus récent encore (vers
les années 50-60) permettait de coupler à la fois la coupe de la roche,
l’extraction et l’avance de la machine… au fur et à mesure qu’il nous explique
les avancées technologiques des techniques d’extraction, nous sentons l’homme
revivre.
Bien que cela soit interdit, le reconnaît-il au préalable,
il ne résiste bientôt pas à la tentation de nous faire une petite
démonstration. Nous nous plaquons aussitôt les mains contre les tympans, et
regardons le monstre d’acier s’animer. La puissance de l’engin est telle que
les ondes sonores nous brassent bientôt les intestins tandis que dans un
réflexe de protection absurde, nous plissons des yeux.
Enfin l’apocalypse s’interrompt : Lyov se marre.
Bon Dieu que cela a l’air de lui faire du bien…
Tandis que nous approchons d’un front rocheux aux allures de
Gruyère, nous laissons notre regard s’appesantir sur les mèches de plusieurs
mètres… il n’en a guère fallu davantage pour que notre guide prenne cela comme
une invitation à nous faire démonstration de l’art de forer. ‘Petite mèche’ (un
mètre à peine…) sur son burineur, et le voici parti à creuser un nouveau trou
dans le Gruyère.
Après, il faut bien sûr engager la mèche suivante (2
mètres), puis la suivante (3 mètres), mais là, il faut être plusieurs pour
tenir le burineur… et après, on met la dynamite, et boom !
Nous ressentons presque un brin de culpabilité de ne pas
parvenir à surjouer l’enthousiasme qu’il souhaite attendre de nous.
Cela doit être par trop visible : il repose donc ses
joujoux, coupe le robinet d’arrivée d’air pneumatique et ôte ses lunettes en
silence.
Tandis qu’il les
nettoie, nous restons là, dans le silence…
Crescendo, la résonnance de gouttes, quelque part.
Le moment d’exaltation semble laisser notre guide épuisé.
Il rechausse ses lunettes, prend une profonde inspiration
et reprend sa marche, la jambe droite toujours un peu traînante.
Alors que nous remontons la galerie, nous essayons d’engager
la conversation sur un terrain qui nous semble propice en cet instant : ‘Ça
vous manque l’époque où vous travailliez ici ?’
Un bouchon de liège, qui devait retenir un barrage de
montagne, a aussitôt sauté.
Une époque dure, bien sûr, mais virile. Son époque en somme.
Une époque de solidarité sans borne, où l’on jouait sa vie, et où l’on en
connaissait le prix.
Une époque de fraternité au fond.
Où l’on se connaissait jusqu’au fond de l’âme, qu’elle soit
celle d’un héros ou d’un salaud.
Pas de question à se poser. Des aspirations simples. Avoir
un chez soi. Femme et enfant restaient à la surface et travaillaient également,
à trier les roches extraites. Des jours fériés et des fêtes où l’on s’amusait.
Ensemble.
Il dit ce mot presque douloureusement… une douleur d'où
transpire une solitude sourde. Une inguérissable ‘ostalgie’.
La mine a fermé définitivement en 2001. Dix ans déjà.
Pour lui, c’était évidemment toute sa vie.
A présent, le lieu où tant de sueur, de force et de
souffrance ont été données devient une sorte de parc d’attraction. D’ailleurs
il semble qu’il n’y ait plus que ça de vrai ‘l’attraction’.
Il nous explique ainsi qu’un des deux gigantesques terrils
que nous avons pu apercevoir en arrivant dans la région a été réaménagé pour
accueillir tout un panel d’attractions : pistes de ski l’hiver, moto cross,
montée impossible, etc.…
Et cela prend. Des compétitions internationales y auraient
même déjà eu lieu.
Mais enfin bon… tout ça, c’est pour la nouvelle génération.
La conclusion est jetée d’un air mêlé de résignation et
d’impuissance, même si une tentative de bonne humeur a transparu en début de
phrase.
En silence, nous nous engageons dans une galerie parallèle,
puis remontons des volées de marche, tandis que les degrés Celsius remontent
également.
Niveau zéro.
Nous remettons casques, frontales et vestes à notre guide
qui à la lumière du jour a retrouvé son masque de bonhomie.
Jaak nous demande si tout s’est bien passé, nous le
rassurons et l’en remercions.
Avant que nous ne prenions congés, il tient à nous remettre
en main propre une liasse épaisse de documents scannés noir et blanc (en langue
estonienne), dans lesquels nous trouverons toutes les indications nécessaires
pour découvrir toutes les richesses de sa région… et un dernier conseil :
même si l’Europe fait énormément pour la région, nous devrions tout de même
ranger notre drapeau étoilé au fond de notre carriole si nous souhaitons éviter
les ennuis.
Nous le remercions une fois de plus, puis après une dernier coup de tête à l'attention de Lyov, nous prenons congés.
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