vendredi 29 mai 2015

Les hommes, dans le fond...

 
 
Si la rigueur du service ne faiblit pas (‘ce sera 5€ pour une lessive, mais payable de suite’, ou encore ‘si vous avez soif, vous me demandez de l’eau plutôt que de vous servir : vous nous devez 1€’ – véridique !), Anastasia se laisse davantage aller à la discussion.
Sans pour autant être volubile, elle nous accordera ainsi d’apprendre qu’elle a vécu 2 années en Irlande, alors qu’elle avait entre 25 et 27 ans, qu’elle y était tombée enceinte et qu’elle avait donc dû revenir au pays. Son mari travaillerait en Finlande et ne rentrerait qu’une fois toutes les 2 semaines.
Enfin, qu’elle était née en Estonie, mais était russe.
Depuis que le pays est devenu indépendant, elle n’a en effet plus de carte d’identité officielle.
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Jaak nous accueille à l’entrée de la mine.
L’activité du musée a bien de la peine à décoller. Une nouvelle pancarte d’investissement de fond européen (panneaux promotionnels qui s’avèrent petit à petit de parfaits petits guides touristiques…) nous apprend qu’un investissement a été réalisé et que les travaux d’aménagement de la mine ont été engagés depuis 3 mois et devraient se poursuivre encore d’autant.
Il n’y a donc pas foule au guichet… et surtout, tout n’est pas encore terminé pour la visite.
Mais ce n’est pas grave : Jaak nous rassure en nous indiquant qu’il nous confierait à un vieux brisquard qui connaît la mine comme sa poche, et que lui-même remettrait sa vie entre ses mains sans réfléchir un instant.
Lorsqu’enfin nous nous décidons à suivre le vieux brisquard dans les profondeurs sous-terraines, Jaak reste évidemment au guichet…
 
 
Lyov n’est pas encore tout à fait au fait du métier de guide.
Même s’il baragouine un peu de finlandais et d’allemand et parvient à se faire comprendre de ceux qui ne maîtriseraient ni l’estonien, ni le russe (chose rarissime nous assure-t-il), son truc à lui, ce n’est pas les mots : c’est les machines. Il nous propose donc de nous conduire directement vers celles-ci ‘tout en bas’.
Nous le suivons donc sans un mot, redescendant une volée d’escaliers humides, puis une autre, suivie d’une autre encore jusqu’à ce que de petites flaques stagnent sur chaque marche de béton fraîchement coulé.
Une des lampes frontales plaquées sur nos casques grésille. Une petite claque suffit à lui faire retrouver la santé. Dans son faisceau de lumière, des petits nuages à chaque expiration.
Lyov nous précède de quelque pas et se contente d’ouvrir la voie, un peu voûté, et la jambe droite légèrement traînante. Nous passons une porte pare-feu, puis une autre et nous arrivons à la galerie.
Un tunnel d’environ 3 mètres de largeur. Des rails qui s’engagent dans la pénombre. Un quai de poutres humides.
Un train.
Ou plutôt une succession de cuves piquées et reliées les unes aux autres, dans lesquelles des ouvertures ont été découpées de manière grossière pour pouvoir s’y recroqueviller.
Le compartiment ne doit guère dépasser le mètre vingt, hauteur comme largeur et est aménagé en tout et pour tout d’une plaque contre la paroi, sur laquelle s’assoir.
L’acier est froid et humide, et bientôt, à travers nos fonds de culotte, froid et humidité semblent remonter le long de nos colonnes vertébrales.
 
 
Le boucan de la locomotive rebondit sur les parois et il ne nous est bientôt plus possible de communiquer, alors même que nous nous pressons l’un contre l’autre dans le mètre vingt du compartiment.
Les parois brutes et crayeuses du tunnel se rapprochent de chaque côté, défilent dans le faisceau de nos frontales, ralentissent, s'écartent, puis le vacarme s’interrompt soudain.
Nous nous relevons du fond de la caisse de métal, un peu rouillés mais surtout abasourdis par le brusque silence… il nous faut quelques pas pour retrouver à la fois bon équilibre et maîtrise raisonnable de notre ouïe.
Un gravier grossier a été déposé sur le sol, qui croustille sous nos pas.
Lyov nous indique un peu plus loin un autre moyen de locomotion, toujours opérationnel, une sorte de vélo-rail, mais qu’il ne trouve ‘pas assez bruyant’, plaisante-t-il.
De fait, nous voici parvenus vers les premières de ses compagnes de fond.
La première a un peu l’allure d’un alligator : tête plate et grandes dents. Il s’agit en fait d’une espèce de tronçonneuse qui permet de découper la roche en bandes horizontales. Si les premières étaient manuelles, un modèle plus élaboré permettait de rendre la machine solidaire des rails pour une meilleure assise. Puis un autre modèle, plus récent encore (vers les années 50-60) permettait de coupler à la fois la coupe de la roche, l’extraction et l’avance de la machine… au fur et à mesure qu’il nous explique les avancées technologiques des techniques d’extraction, nous sentons l’homme revivre.
Bien que cela soit interdit, le reconnaît-il au préalable, il ne résiste bientôt pas à la tentation de nous faire une petite démonstration. Nous nous plaquons aussitôt les mains contre les tympans, et regardons le monstre d’acier s’animer. La puissance de l’engin est telle que les ondes sonores nous brassent bientôt les intestins tandis que dans un réflexe de protection absurde, nous plissons des yeux.
Enfin l’apocalypse s’interrompt : Lyov se marre.
Bon Dieu que cela a l’air de lui faire du bien…
 
Tandis que nous approchons d’un front rocheux aux allures de Gruyère, nous laissons notre regard s’appesantir sur les mèches de plusieurs mètres… il n’en a guère fallu davantage pour que notre guide prenne cela comme une invitation à nous faire démonstration de l’art de forer. ‘Petite mèche’ (un mètre à peine…) sur son burineur, et le voici parti à creuser un nouveau trou dans le Gruyère.
Après, il faut bien sûr engager la mèche suivante (2 mètres), puis la suivante (3 mètres), mais là, il faut être plusieurs pour tenir le burineur… et après, on met la dynamite, et boom !
Nous ressentons presque un brin de culpabilité de ne pas parvenir à surjouer l’enthousiasme qu’il souhaite attendre de nous.
Cela doit être par trop visible : il repose donc ses joujoux, coupe le robinet d’arrivée d’air pneumatique et ôte ses lunettes en silence.
Tandis qu’il les nettoie, nous restons là, dans le silence…
Crescendo, la résonnance de gouttes, quelque part.
Le moment d’exaltation semble laisser notre guide épuisé.
 
Il rechausse ses lunettes, prend une profonde inspiration et reprend sa marche, la jambe droite toujours un peu traînante.
Alors que nous remontons la galerie, nous essayons d’engager la conversation sur un terrain qui nous semble propice en cet instant : ‘Ça vous manque l’époque où vous travailliez ici ?’
Un bouchon de liège, qui devait retenir un barrage de montagne, a aussitôt sauté.
Une époque dure, bien sûr, mais virile. Son époque en somme. Une époque de solidarité sans borne, où l’on jouait sa vie, et où l’on en connaissait le prix.
Une époque de fraternité au fond.
Où l’on se connaissait jusqu’au fond de l’âme, qu’elle soit celle d’un héros ou d’un salaud.
Pas de question à se poser. Des aspirations simples. Avoir un chez soi. Femme et enfant restaient à la surface et travaillaient également, à trier les roches extraites. Des jours fériés et des fêtes où l’on s’amusait.
Ensemble.
Il dit ce mot presque douloureusement… une douleur d'où transpire une solitude sourde. Une inguérissable ‘ostalgie’.
 
La mine a fermé définitivement en 2001. Dix ans déjà.
Pour lui, c’était évidemment toute sa vie.
A présent, le lieu où tant de sueur, de force et de souffrance ont été données devient une sorte de parc d’attraction. D’ailleurs il semble qu’il n’y ait plus que ça de vrai ‘l’attraction’.
Il nous explique ainsi qu’un des deux gigantesques terrils que nous avons pu apercevoir en arrivant dans la région a été réaménagé pour accueillir tout un panel d’attractions : pistes de ski l’hiver, moto cross, montée impossible, etc.…
Et cela prend. Des compétitions internationales y auraient même déjà eu lieu.
Mais enfin bon… tout ça, c’est pour la nouvelle génération.
La conclusion est jetée d’un air mêlé de résignation et d’impuissance, même si une tentative de bonne humeur a transparu en début de phrase.
En silence, nous nous engageons dans une galerie parallèle, puis remontons des volées de marche, tandis que les degrés Celsius remontent également.
 
Niveau zéro.
Nous remettons casques, frontales et vestes à notre guide qui à la lumière du jour a retrouvé son masque de bonhomie.
Jaak nous demande si tout s’est bien passé, nous le rassurons et l’en remercions.
Avant que nous ne prenions congés, il tient à nous remettre en main propre une liasse épaisse de documents scannés noir et blanc (en langue estonienne), dans lesquels nous trouverons toutes les indications nécessaires pour découvrir toutes les richesses de sa région… et un dernier conseil : même si l’Europe fait énormément pour la région, nous devrions tout de même ranger notre drapeau étoilé au fond de notre carriole si nous souhaitons éviter les ennuis.
Nous le remercions une fois de plus, puis après une dernier coup de tête à l'attention de Lyov, nous prenons congés.
 
 
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