samedi 23 mai 2015

Décontamination à Kiviõli

 
Aux abords de Kiviõli, l’air pique, comme à un soir de 14 juillet.
Nous roulons, mâchoires serrées, en combattant contre un vent de trois-quarts face, peinant malgré le billard bitumé récemment déroulé.
Sous l’effort, nous sentons nos gencives s’assécher, et une sensation aigre bientôt gagne nos langues.
A l’horizon, une fumée opaque est dispersée.
Dispersée à l’horizontale.
Kiviõli est un centre d’extraction et d’exploitation de schistes bitumeux.
Ou plutôt était.
Si l’activité d’extraction est à présent arrêtée, le paysage témoigne de sa durée à travers les décennies. D’antiques friches industrielles sommeillent à travers la campagne, amas pêle-mêle de briques, de béton et d’acier oxydé.
 
 
 
A l’approche de Kiviõli, le bitume se recouvre d’une couche de poussière crayeuse, de plus en plus épaisse. Bientôt, notre embarcation y laisse un sillon net avant de ralentir et pénétrer dans une soupe généreuse. Celle-ci est déversée en travers de la route sur quelques kilomètres, durant lesquels nos chevilles ont tout le loisir de se laisser crépir pour un soin beauté et douceur… nous approchons du point d’accès d’une montagne improbable, aperçue une bonne heure auparavant. Ses flancs cendreux sont arrosés par d’imposantes lances et une petite armée de bulldozers s’y affairent.
 
  
Aussi imposants ces engins soient-ils, ils ont ici l’allure de bousiers s’attelant à un crottin cent fois supérieur à celui d’un cheval normalement constitué. Ils grignotent de leur minuscule godet, déversent la minuscule charge dans des tout aussi minuscules bennes, acheminées une fois pleines au bas de la montagne après vingt bonnes minutes de zig et de zag abrupts.
L’immensité de la tâche dépasse l’entendement…
L’action de ces bousiers est motivée par la vertu européenne : de nouveaux panneaux nous informent en effet que le chantier de décontamination est subventionné par des fonds européens.
Décontamination de quoi, nulle indication ne le précise, mais les moyens mis en œuvre semblent colossaux. En considérant les hameaux de maisonnettes décrépies alentours, la question des priorités s’impose aussitôt… enjeux environnementaux ou sociaux, quelle priorité ?
 

 
Voilà de vraies questions.
Le cheval s’est ici retiré après quelques décennies d’aise, et voici l’Europe placée dans la situation de l’heureux nouveau propriétaire qui sait qu’il ne servirait à rien d’attendre que l’ancien propriétaire vienne repeindre le plafond de l’écurie…



Une visite plus poussée de Kiviõli nous éclaire sur la question : il semblerait que l’Europe apporte des fonds à la fois pour l’environnement et pour le social… des quartiers entiers ont en effet poussé de terre en périphérie de l’ancienne ville, à proximité d’une nouvelle usine. Maisonnettes de bois neuves, écoles maternelles, nouvelle gare, trottoirs et lampadaires rutilants. Nous y croisons les premiers sourires de la région.
Ici, les noms de rues sont toutes à consonance estoniennes.
Plus loin, en se dirigeant vers l’ancienne ville, de vieux HLM sont en cours de destruction, tandis que d’autres sont rénovés et parés de couleurs chatoyantes.
Enfin, alors que nous arrivons à ce qui semble avoir été le ‘cœur’ de ce bourg de 5 000 âmes, nous arrivons dans une zone désertée. Une ancienne usine s’y trouve.
Désaffectée, mais dont les abords sont sous surveillance vidéo.
Autour, des rues condamnées, des maisons abandonnées… sauna et églises murés, et un ancien parc de plaisance, attenant, également à l’abandon. La végétation y retrouve ses droits, certains platanes, grignotés à la base, sont tombés et pourrissent à terre, tandis que noisetiers et sureaux croissent en bouquets de manière aléatoire.
La statue qui surplombe l’ancienne fontaine a perdu la tête, probablement enfouie dans les orties.
Chose surprenante : si la majeure partie de ces rues désaffectées porte toujours leur plaque et leur nom d’origine, tous deux datant d’un temps antérieur à l’indépendance, certaines de ces plaques sont neuves, comme l’expression d’une revendication de ceux qui malgré tout auraient décidé de rester.
 
 
Ou qui auraient décidé de resister ?
Mais à quoi au juste ?
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Laissant derrière nous Kiviõli, nous poursuivons notre route, toujours plus vers l’Est... mais à peine avons-nous parcouru quelques hectomètres qu’une barrière se dresse en travers de celle-ci.

Derrière cette barrière, un préfabriqué d’où sort une femme, casque vissé sur la tête.

L’accès à cette route est interdit et nous devons faire demi-tour.

Nous lui présentons notre carte routière, lui indiquons notre destination, retraçant du doigt l’itinéraire visé, mais rien n’y fait. Oui, la route existe, mais elle est interdite d’accès. Faites demi-tour et circulez, il n’y a rien à voir. Impossible d’en savoir davantage.

Par-dessus son épaule, nous voyons la route s’enfoncer en longue ligne droite dans la forêt, se demandant bien quel mystère pouvait provoquer un tel chamboulement topographique des lieux.

Hameau après hameau, toujours plus vers l’Est, nous assistons au délabrement des structures.
 

Les friches industrielles éparses se multiplient, toujours plus abimées. Toujours plus de carreaux brisés, de citernes rouillées.

Sur des rails de chemin de fer, des wagons d’hydrocarbures en retraite en finissent de dépérir.


A l’approche de Kohtla-Järve, des maisons en dur.

Toutes identiques, alignées les unes derrière les autres. Si leur morphologie témoigne d’un temps faste, leur état de dégradation est à présent tellement avancé que le crépi s’effondre par plaques entières et que le nombre de corniches qui persistent à tenir en place est finalement bien dérisoire.

Certaines de ces bâtisses n’ont même plus de toit.

Les rares hommes que nous croisons sont peu amènes. La plupart d’entre eux sont barbus, non coiffés. L’un d’eux porte une chemise kaki, non boutonnée. Torse et ventre sont recouverts de tatouages colorés.


Kohtla-Järve présente les mêmes contrastes que ses voisines.

Certains quartiers, totalement défraîchis, ont été baptisés de nouveaux noms de rues. Les plaques neuves jurent.
 

Sur les boîtes aux lettres, les noms russes se multiplient. Ecriture cyrillique et drapeaux russes comme signes d’appartenance. Les plaques d’immatriculation, pourtant à numérotation estonienne, arborent également des macarons identitaires explicites.

Tandis que nous poursuivons l’un des axes principaux de la ville, une fourgonnette nous sert de près, une vitre est baissée et le visage d’un homme côté passager apparaît.

Si les mots qu’il crache à notre encontre sont incompréhensibles, au moins le signe énergique de la main qui semble conclure son message est-il explicite.

Un doigt d’honneur.


L’hôtel dans lequel nous trouvons refuge pour la nuit est tout sauf chaleureux.

La chambre y est payée à l’avance, et la grille du garage n’est déverrouillée qu’à remise des clefs.

Nous tentons de nouer contact avec la jeune fille de l’accueil, sans réel succès.

De guerre lasse, nous nous affalons pour une nuit réparatrice, sentant bien que nous aurons besoin de vitalité pour les jours à venir.


Durant la nuit, nous entendons une voiture rouler au pas, à intervalles réguliers.

Une ronde de police.

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