samedi 9 mai 2015

Devoir de mémoire

 
Janvier 2001, une plaque commémorative, dédiée aux victimes de guerre, est déposée à la pointe de la péninsule de Jimunda.
Soixante ans après l’évacuation de Tallinn.
Soixante ans après la poudre et l'hécatombe.
Soixante petits tours autour de l’astre solaire, durant lesquels les eaux du Golfe de Finlande, par-dessus les navires échoués, se sont gelées (les eaux du golfe circulent si peu que leur surface se glace chaque hiver, si durement qu’il est alors possible de le traverser à véhicule), puis, au printemps, à nouveau libérées. Soixante petits tours autour de l’astre solaire, durant lesquels les survivants sont devenus grands-pères, arrière-grands-pères… avant, pour la plupart, de disparaître et redevenir poussière.
On dit qu’un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle… avec la disparition de chaque survivant, c’est ainsi à chaque fois un petit bout de cet épisode de l’Histoire qui disparaît.
Comment alors se souvenir ?
 
Chaque année, dans les pays vainqueurs, on n'oublie pas de se souvenir. 

Devant un bon petit verre de blanc frais.

Devant les monuments aux morts dressés jusqu’au plus petit village, 2 fois l’an, quelques trompettes ouvrent et ferment le ban, donnant la parole au maire pour lire un discours préparé par le Ministère, avant de retrouver le verre de l’amitié.
Malgré tout, nos monuments se fendillent, s’émoussent, comme notre souvenir.
Sous les lettres des noms des disparus, peu à peu oxydées, des larmes ocres se gravent dans la pierre. Des larmes de regret peut-être, de constater combien les rangs des obligés de mémoire se clairsement chaque année… Les rangs de ceux ‘qui l’ont vécu’, porte-drapeaux décorés comme des sapins de Noël, marchant toujours au pas, raides dans leurs uniformes amidonnés, et qui, fidèles durant des décennies, s’étiolent soudain : tous tombent en l’espace de dix ans.
Ne restent alors bientôt plus que quelques trompettes, quelques élus enrubannés, et la voix approximative de quelques enfants, appelant pour le plaisir de l’instituteur et de quelques parents à ce qu’un sang impur abreuve nos sillons…
 
Peu à peu, que ce soit à cause des morsures trop vives de novembre, ou au contraire, sous les clins d’œil séducteurs de ponts de mai, les enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants de ‘ceux qui l'ont vécu’ font l’école buissonnière de la mémoire.
 
Ils oublient
 
Quelques derniers monuments sont inaugurés çà et là, comme d’ultimes corrections au moment de rendre la copie, avant d’oublier tout à fait… un Mur des justes est inauguré à Paris. Un hommage adressé aux braves aviateurs de la RAF à Green Park à l’occasion du jubilé de la Reine, qui règne alors… depuis soixante ans déjà.
Quelques coquelicots sont déposés de manière anonyme, quelques photographies en noir et blanc, quelques ultimes regrets… et l’Histoire rejoint peu à peu le royaume abstrait du souvenir… du patrimoine et de la culture… des contes et légendes.
 
De drôles de mariages de genres s’opèrent peu à peu.
 
On profite du 8 mai pour se rendre à un parc d’attraction outre-Rhin, profitant que nos voisins anciennement vaincus soient au travail.
Lorsqu’on passe à Ypres durant l’été, on se masse près de la Porte de Menin, où chaque soir, la mémoire des soldats britanniques est honorée depuis bientôt un siècle par quelques uniformes, drapeaux et trompettes, pour avoir une chance de poser aux côtés de ce vieux centenaire décoré et tremblant, un peu perdu par ce chahut, pour une jolie photo souvenir de ces vacances, avec les petits et mon plus beau sourire…
On s’offre une expédition sous-marine sur les rivages de la Baltique, pour avoir le frisson des grands explorateurs, s’imaginant être le premier à pénétrer ces fascinantes carcasses d’acier éventrées, comme on pénètrerait les tombeaux égyptiens, les cryptes teutoniques ou des caravelles du temps de vrais grands explorateurs…
 
 
‘Plus jamais ça !!’…
 
Les lettres d’une prière profonde, écrite avec le sang, s’effacent petit à petit, comme écrites à la craie…
 
Mais l’Histoire acariâtre ne se laisse pas si facilement oublier…
La lugubre Ypres ressurgit ainsi, bien des décennies plus tard, là où on ne l’attendait pas.
 
Remontant ses filets, ce pêcheur de la Baltique n’avait très probablement jamais entendu parler de cette petite ville de Belgique et de son saillant, avant de remarquer que ces filets, bizarrement, étaient inhabituellement poisseux… lorsque la douleur fut suffisamment vive, lorsque la brûlure eut causé suffisamment de dégâts sur ses mains pour qu’il se décide à consulter, il apprendrait, trop tard, les dégâts causés par l’ypérite, ce fameux gaz des guerres de tranchées, d’une ancienne guerre, sur d’autres fronts, quelque part vers la France, l’Allemagne ou la Belgique… là où précisément, cette saloperie qui lui ronge à présent les mains avait été utilisée pour la première fois.
 
‘Plus jamais ça !’…
Pour prémunir leurs descendants des horreurs enfantées par la guerre, les survivants de la der des der ont ratissé l’Europe meurtrie, collectant sur tout le territoire obus, mines, grenades, torpilles et autres joujoux à ne plus laisser entre les mains de trop peu sérieux rejetons… ils en ont fait de jolis tas, et pour ne pas tenter le Diable, se sont appliqués à rejeter tout cela loin, loin d’ici.
Des années durant, le poison qui s’était déversé sur le continent, fut amassé, rassemblé, puis rejeté aux oubliettes… dans quelque fosse maritime… dans quelque gouffre de montagne.
Quelque part… si loin d’ici, qu’on ne le sait plus.
 
La vie a pu reprendre son cours… jusqu’au conflit suivant.
 
Les obus, bombes et autres mines, immergés pour la majeure partie dans les eaux de la Baltique se sont fait depuis oublier… et chaque année, dixième de millimètre après dixième de millimètres, les coquilles d’œuf s’érodent… et se fendillent.
Et l’ypérite, endormie depuis longtemps, s’étire peu à peu, se cramponnant parfois aux mailles de filets de chalutiers… filets qui brassent sans égard les redoutables coquilles.
 
Parmi les larmes divines, ancestrales résines dispersées sur le rivage, se mêlent également depuis peu d’étranges pastilles blanchâtres. La gardienne du phare nous a bien mis en garde.
Ces pastilles, inertes dans l’eau, s’enflamment aussitôt au contact de l’air. Leur gaz, à travers même les vêtements, corrosif, ronge les chairs.
Du phosphore blanc. Une saloperie telle qu’aux Conventions de Genève, les hommes se sont promis de ne plus jamais l’utiliser…
 
Plus jamais ça’…
 
Bientôt un siècle plus tard, l’Histoire oubliée nous empoisonne à nouveau la vie, mais c’est, ironie du sort, sous un nouveau sens que le ‘Devoir de mémoire’ nous apparaît : alors que nos poilus ont disparus pour la majeure partie en l’espace de 10 ans à peine, les innombrables coquilles d’œufs (des millions ? des milliards ?...) se fendillent à leur tour, nous imposant une course contre la montre inattendue… et qui nous prend de court : car où chercher ?
 
Ironie de l’oubli…
 
En l’espace de moins de dix ans, mercure, phosphore, plomb, nitrate et autres métaux lourds se sont ainsi libérés, formant au cœur de la Baltique une zone morte qui s’étend toujours davantage... on se souvient alors vaguement que d’autres décharges balistiques ont été dispersées au cours de l’Histoire… quelque part dans la Manche… quelque part sur les côtes de l’Atlantique… quelque part vers l’Ile de Man… on se souvient vaguement que tel croiseur, tel cuirassé coulé au début des années quarante, transportait à son bord telle ou telle saloperie… on se souvient des années de guerre froide, aux munitions jetées par-dessus bord lorsque les opérations de dissuasion étaient annulées… on se souvient enfin des évacuations bousculées, improvisées, pas si lointaines, de bases militaires soviétiques, aux ogives nucléaires, sur le sol letton…
 
 
Et devant cette effroyable situation, les larmes divines de compassion parsemées sur les rivages de la Baltique semblent prendre alors un sens nouveau…
 
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