Les remparts d’Ivangorod font face à ceux du Château de
Narva.
Entre les deux, la frontière. Délimitée par la Narva (le
fleuve, pas la ville… c’est vrai que ça n’aide pas vraiment à la compréhension,
un fleuve et une ville du même nom… mais que voulez-vous).
Par-dessus, un pont, seul point de passage.
Un grillage de 3 bons mètres le borde, et de chaque côté,
tout un arsenal de barrières, panneaux, gyrophares, mises en garde et caméras…
Si la Narva est ici large de deux cents mètres à peine, on
imagine que cela ne devrait pas poser de problème majeur à un nageur qui
souhaiterait regagner l’une ou l’autre de ses rives… après tout, ce n’est pas
non plus Sangatte.
Et pourtant…
Dans les stations-services, les bistrots, les supermarchés,
tous les frigos ont des cadenas. On paye, puis quelqu’un nous accompagne pour
que l’on puisse se servir.
Cela surprend le touriste.
Il y en a ici en nombre.
Le château de Narva se visite effectivement.
Et puis, il y a Lénine.
La seule statue du territoire qui n’ait pas été déboulonnée,
paraît-il.
Dans le parc du château défilent ainsi en grappes des
groupes de retraités débarqués par bus entiers, des familles qui immortalisent
la photo de leur progéniture aux pieds du bon vieux camarade Vladimir, ainsi
que quelques couples en excursion, jeunes amours ou amours en devenir.
Les allées du parc ne sont pourtant par larges, mais presque
tout ce petit monde ne semble pas voir cette
autre population qui occupe la plupart des bancs. Les regards sont rivés vers
le sol, et le rythme de la promenade, indolent, s’il se poursuit mécaniquement
au même tempo, a perdu en souplesse.
Un mime pâlichon de la décontraction, guère convaincant.
Lorsque nous nous présentons au poste frontière, la queue
est déjà bien longue et s’étend même en dehors du bâtiment.
Le temps tourne à l’orage.
En cuissards et casques sous le bras, nous suivons une
petite vieille, voutée dans sa robe de tissu. Le gaillard qui la précède lui
offre de prendre sa place. Toujours ça de pris.
Le gaillard en question se retourne et nous dévisage. Longue
cicatrice en travers du front et de l’arcade, quelques dents cassées. Il dit
quelques mots que nous ne comprenons pas. Nous secouons la tête en signe d’impuissance,
il hausse les épaules et se retourne.
Autour de nous, un échantillon du quart-monde.
Qui patiente.
Combien de temps au juste ?
Une première goutte.
Bientôt suivie d’autres.
Si certains réagissent, recroquevillent le cou dans leurs
épaules, se serrent contre leur compagnon, d’autres en revanche restent absolument
sans réaction.
Absents.
Leurs jambes semblent les porter malgré eux, pour avancer d’un
petit pas, de temps en temps.
Regards éteints, posés sur le vague.
D’où viennent-ils ? Vers quoi vont-ils au juste ?
Le gaillard qui nous précède revient à la charge. Ils nous
adresse à nouveau quelques mots, tout aussi incompréhensibles, montrant du
doigt casque et maillot. D’autres personnes tournent la tête, et attendent la
suite de l’histoire. Un peu de distraction.
D’autres mots, et voici qu’ils rient.
Je regarde le gaillard dans les yeux, lui parle en français.
Cela semble l’amuser grandement, l’encourager.
Nouveaux mots, nouveaux rires, puis le voilà qui s’enhardit,
tire du bout du doigt sur le bas du maillot… derrière son regard taquin, qui ne
semble vouloir que s’amuser, un œil, une volonté, une attention bien aiguisée.
Un esprit vif aux aguets.
Le gaillard est malin et sait où il veut mener le jeu.
Un uniforme apparaît, sûrement alerté par les rires.
Quelques mots, passeport, puis nous sommes invités à sortir de la file.
Le gaillard sort également, nous accompagne en sautillant de
côté, multipliant les courbettes et continue de baragouiner, sous les rires. Il
est stoppé quelques pas plus loin, par un autre uniforme, tandis que nous continuons.
Le spectacle est terminé.
Un scan, un regard, un tampon.
Les papiers sont en ordre, nous sommes autorisés à passer.
Nous ressortons du bâtiment, retournons chercher notre embarcation.
Nous passons devant la file d’attente extérieure, à présent
sous la pluie, une fois, puis deux, au moment où nous nous engageons sur le
pont, alors que la barrière se lève sous la lumière orangée du gyrophare.
Sous le regard de nos 'camarades de file', nous franchissons la Narva.
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