vendredi 26 juin 2015

Bonheur : et les autres ?... bordel ! (partie 1)

 
Varena, vers la frontière biélorusse. Les quartiers périphériques de Vilnius. Ceux de Tallin. Les faubourgs de Klaipeda. Quelques coins de la campagne lettonne. La région frontalière à l’Ouest de la Pologne, du côté de Gorgow.
A présent Jõhvi et ses rondes nocturnes.
Puis Narva. Ses gyrophares. Et ses files d’attentes.
 
A chacun de ces endroits, un même sentiment : quelque chose de l’indécence.
 
Un malaise profond, comme une forme de honte, au fond, d’avoir traversé ces zones de tension et de misère avec une cape immature de philosophe gâté, absorbé dans ses considérations illusoires.
'Il n'y a qu'un problème vraiment sérieux : c'est la construction du bonheur'
Ainsi débutait ce voyage.
 
Comment imaginer s’asseoir tranquillement alors, dans chacune de ces zones, et discourir le plus bourgeoisement du monde avec le premier venu, alors que pour l’un, la question relèverait presque d’un ‘confort moral’, tandis que pour l’autre, la question se poserait en des termes autrement plus critiques et fondamentaux ?
 
L’autre…
La question de l’autre est incontournable.
 
Pourtant, les premières conclusions sur le bonheur laissaient entrevoir une réponse plutôt simple. Après tout, Bouddha lui-même ne nous apprenait-il pas que ‘Le bonheur n’est pas chose aisée. Il est très difficile de le trouver en soi, il est impossible de le trouver ailleurs’ ?
Somme toute, il suffirait de se pencher davantage sur soi, se scruter bien à fond, apprendre à se connaître, et hop, le tour serait joué. Au fond, en quoi aurions-nous besoin des autres pour être heureux ?
Après tout, cette conquête du bonheur n’avait-elle pas précisément commencé par la réappropriation de cette construction (‘le bonheur est une chose trop précieuse pour être confié à autrui’) ? Autrement formulé, le rapport à l’autre n’avait-il pas déjà commencé de manière biaisée ?
S’en remettre à l’autre pour être heureux, premier danger, auquel on ne nous reprendra plus.
Mais une fois cette réappropriation en œuvre, en est-on pour autant quitte ?
Suffit-il alors, pour être heureux, de se prendre soi-même sous le bras comme matériau d’investigation, repartir au fond d’une caverne et s’isoler définitivement du monde et parvenir, par une lente construction, à vivre heureux, seul ?
 
Seul.
 
Se couper définitivement du monde. Des autres.
De l’autre.
 
Après tout, qu’avons-nous besoin des autres ?...
 
De ces sept milliards d’étrangers qui sur-peuplent la terre et n’apportent que confusion ?
De ces cultures incohérentes, ces peuples variés aux langues obscures ?
De ces histoires tragiques qui se répètent indéfiniment ?
De ces jeux d’influence et de pouvoir ?
Des grandes idéologies ?
Des grandes ‘politiques’ ?
De l’esprit de communauté ?
De l’esprit de camaraderie ?
Du sentiment de famille ?
De fraternité ?
 
Il paraît qu’ensemble, nous serions moins seuls… cela signifierait-il pour autant que nous nous éloignerions de ‘soi’ ?
 
Qu’avons-nous besoin des autres ?...
 
 
Au fond de soi, le noir.
Un funambule, dans l’obscurité, qui avance sur un fil.
 
Autour de lui, les profondeurs de la solitude.
Glacées et mortifères.
 
Qu’avons-nous besoin des autres ?...
 
 
Au cœur du funambule, quelque chose qui le guide.
Qui lui indique si le pied posé est suffisamment ferme pour y porter son poids.
Et avancer.
 
Quel est ce ‘quelque chose’ ?
 
Du Choix.
 
Entre une possibilité, et une autre.
Une autre.
 
Comment choisir sans expérience de l’autre ?
 
L’autre nous instruit.
Par son vécu.
Par sa différence.
 
Par son expérience confrontée, il nous révèle à nous-même.
A l’échelle d’un frère. Parfois trop semblable.
A l’échelle d’un ami… parfois trop vite choisi.
A l’échelle d’un quartier. Des voisins, sur lesquels courent les commérages.
A l’échelle d’un village, d’une ville… où le paysage semble paradoxalement déjà si extrêmement multiple et uniforme.
A l’échelle d’un pays, d’un continent, abstractions géographiques où l’individualité se fond et les destins se distordent.
 
Comment avancer seul au fond de soi, sans s’être ouvert à ce Grand Livre qu’est le monde ?
Un livre aux pages scintillantes, et qui derrière les mots, nous renvoie parfois, alors que l’on s’y attend le moins, à nous-même, tel un miroir…
 
S’ouvrir au monde.
 
A un frère. A un ami.
A la vie d’un quartier, d’un village…
Sortir de sa ville, parcourir un pays, un continent.
Y être réceptif.
 
A chaque confrontation, saisir cette chance.
S’en nourrir, s’en abreuver comme à une fontaine (de larmes divines ?).
 
Et au bout de la rencontre, ramener dans nos filets ces précieux trésors d’humanité.
Edite. Dorota. Ywonne, Gerhard, Reiner et Albert. Erik, à Tacheles.
Et tant d’autres.
Des témoignages, des doutes. Des interrogations et des sentiments.
Des choses qui nous relient, et qui s’imbriquent.
 
Toujours perché au creux de nous, dans l’obscurité, le pas du funambule semble alors gagner en assurance.
Comme si la barre à laquelle il s’agrippe pour avancer, auparavant si ténue, grandissait toujours davantage au fur et à mesure de ces rencontres…
Comme si elle se nourrissait de ces pépites.
Des pépites patiemment ‘gagnées’.
 
Offertes précisément par tous ces ‘autres’.
 
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Bonheur : et les autres ?... bordel ! (partie 2)

La construction du bonheur serait donc un travail solitaire, pour laquelle nous aurions toutefois besoins des autres, auprès desquels nous nourrir.
Des Edite. Des Dorota. Des Ywonne, Gerhard, Reiner, Albert, Erik...
... et tant d’autres.
L’isolement solitaire ne serait donc pas une solution : nul salut ne serait à attendre sans s’ouvrir au monde.
Mais quelle relation entretenir alors avec Varena, les quartiers périphériques de Vilnius ou de Tallin, les faubourgs de Klaipeda, ou encore de Gorgow, Jõhvi et les sans-patrie de Narva, où la relation n’est au premier abord faite que de défiance et de confrontation ?
Les ignorer et faire ‘comme si’ elles n’existaient pas, continuer à se faire plaisir en se plantant droits dans ses bottes et devant leur nez, en construisant par exemple une maison ‘polo-grecque’ entre deux maisons de bois ?
Ou bien faire le dos rond, passer son chemin, s’en éloigner et ne jamais plus y revenir, en se disant que tout est bien?
Ou encore, à l’inverse, enfiler son costume de missionnaire et s’interdire d’être heureux tant qu’il restera sur terre un être nécessiteux ?
 
 
La question de la solidarité est très ancienne.
Et pourtant, il semble bien que nous n’ayons toujours rien retenu.
 
Dans les quartiers périphériques de Tallin, ou de Vilnius, les générations nouvelles des ‘immigrés’ russes se concentrent toujours davantage, ainsi qu’à Jõhvi, ou encore Narva.
Des sans-patrie.
Si des mesures fortes ont été prises en Estonie (possibilité de réaliser un parcours scolaire et universitaire en langue russe, journaux, chaînes de télévision ainsi que radios libres, en langue russe, nationalisation libre des enfants nés en Estonie de quelques parents qu’ils soient, possibilité offerte à tous les étrangers munis d’un permis de séjour permanent de se présenter aux élections municipales, etc.…), sans pour autant que le problème ne soit réglé tout à fait, quelle peut alors être la situation dans des pays où bien moins de soin a été prêtée à la question de la solidarité, telle la Lettonie, la Lituanie ou d’autres états frontière où la question de l’héritage de la russification se pose ?
...
 
D’ailleurs, cette question ne se pose-t-elle que sous cet angle ?
 
...
 
 
Il y a vingt ans, alors que l’Allemagne se réunifiait, la question s’est évidemment posée.
Les ‘pactes de solidarité’ déployés depuis vingt ans au sein du pays, afin de garantir la réunification sans confrontation de deux ‘demi pays’ (que ce soit par l’investissement dans les infrastructures, les financements de nouveaux centres de recherche dans les grandes villes de l’Est, le développement de nouvelles universités, la mise en valeur du patrimoine urbain, géographique, historique, etc...), semblent avoir porté leurs fruits : malgré ce sentiment d’ostalgie naissant, la majorité des allemands de l’Est jugeraient toujours que l’unification a eu davantage d’effets positifs que d’effets négatifs, les plus enthousiastes étant les jeunes chez qui la proportion à juger les effets positifs prépondérants avoisinerait les 100%.
Un paysage urbain entièrement rénové, un environnement dépollué, un réseau de transport moderne déployé… l’Allemagne de l’Est aurait en effet gagné en qualité de vie, en infrastructures, aurait une économie plus performante : un PIB qui a simplement doublé en l'espace de vingt ans, tandis que son taux de chômage a considérablement diminué depuis les années quatre-vingt dix.
Bien sûr, le PIB des régions de l’Est reste toujours inférieur au PIB des régions de l’ouest, de même que leur taux de chômage moyen reste toujours supérieur. Le rythme d’uniformisation économique du pays ralentirait même peu à peu, alimentant les discours ostalgiques.
Mais les faits tout de même sont là : vingt années plus tard, la réunification continue à s’opérer et les inégalités entre Länder continue à s'estomper.
Le pacte de solidarité (qui porte jusque 2019) a d'ores et déjà porté ses fruits.
 
Et plus à l’ouest, quelle est alors la situation ?
 
Plus à l’ouest, la France, notre pays.
Un pays bien loin de l’Est.
Un pays où l’on est ‘ensemble, et c’est tout’.
 
Un pays recroquevillé.
Atrophié.
Replié sur soi.
 
Encore debout, sur un fil, mais les jambes tremblantes, la barre si courte.
 
Un pays qui tremble et qui reste immobile.
 
Immobile.
 
Pourtant, le pays a aussi son Narva et ses sans-patrie.
Ses faubourgs de Tallin et de Vilnius.
Ses campagnes de Lettonie.
Ses zones de défiance et de confrontation.
 
Mais il reste immobile.
Le dos rond.
 
S’illusionnant encore sur sa gloire passée, martelant son rôle suranné de locomotive de l’Europe, en tirant sur la manche de l’Allemagne (tout en lui faisant quelques croque en jambe bien sentis), cette Allemagne qui avance et qui galope à l’heure de la mondialisation…
 
… n’est-elle pas parfois pathétique, notre ‘Grande nation’ pleine de rides ?
 
Pathétique assurément... mais aussi un rien moisie.
 
Bizarrement, c’est en franchissant ce pont de la Narva à la lumière des gyrophares, au moment même où nous sortons de l’Europe, si loin de notre pays, que ce déclic a lieu.
Un déclic inéluctable, comme un accouchement après tous ces kilomètres parcourus depuis la porte de Brandebourg.
Un déclic irrémédiable qui nous rendrait soudainement si terriblement ‘lucides’.
Lucides pour la première fois sur l’état de notre pauvre pays.
 
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samedi 20 juin 2015

Narva

Les remparts d’Ivangorod font face à ceux du Château de Narva.
Entre les deux, la frontière. Délimitée par la Narva (le fleuve, pas la ville… c’est vrai que ça n’aide pas vraiment à la compréhension, un fleuve et une ville du même nom… mais que voulez-vous).
Par-dessus, un pont, seul point de passage.
Un grillage de 3 bons mètres le borde, et de chaque côté, tout un arsenal de barrières, panneaux, gyrophares, mises en garde et caméras…
Si la Narva est ici large de deux cents mètres à peine, on imagine que cela ne devrait pas poser de problème majeur à un nageur qui souhaiterait regagner l’une ou l’autre de ses rives… après tout, ce n’est pas non plus Sangatte.
Et pourtant…
Dans les stations-services, les bistrots, les supermarchés, tous les frigos ont des cadenas. On paye, puis quelqu’un nous accompagne pour que l’on puisse se servir.
Cela surprend le touriste.
Il y en a ici en nombre.
Le château de Narva se visite effectivement.
Et puis, il y a Lénine.

La seule statue du territoire qui n’ait pas été déboulonnée, paraît-il.
Dans le parc du château défilent ainsi en grappes des groupes de retraités débarqués par bus entiers, des familles qui immortalisent la photo de leur progéniture aux pieds du bon vieux camarade Vladimir, ainsi que quelques couples en excursion, jeunes amours ou amours en devenir.
Les allées du parc ne sont pourtant par larges, mais presque tout ce petit monde ne semble pas voir cette autre population qui occupe la plupart des bancs. Les regards sont rivés vers le sol, et le rythme de la promenade, indolent, s’il se poursuit mécaniquement au même tempo, a perdu en souplesse.
Un mime pâlichon de la décontraction, guère convaincant.
Lorsque nous nous présentons au poste frontière, la queue est déjà bien longue et s’étend même en dehors du bâtiment.
Le temps tourne à l’orage.
En cuissards et casques sous le bras, nous suivons une petite vieille, voutée dans sa robe de tissu. Le gaillard qui la précède lui offre de prendre sa place. Toujours ça de pris.
Le gaillard en question se retourne et nous dévisage. Longue cicatrice en travers du front et de l’arcade, quelques dents cassées. Il dit quelques mots que nous ne comprenons pas. Nous secouons la tête en signe d’impuissance, il hausse les épaules et se retourne.
Autour de nous, un échantillon du quart-monde.
Qui patiente.
Combien de temps au juste ?
Une première goutte.
Bientôt suivie d’autres.
Si certains réagissent, recroquevillent le cou dans leurs épaules, se serrent contre leur compagnon, d’autres en revanche restent absolument sans réaction.
Absents.
Leurs jambes semblent les porter malgré eux, pour avancer d’un petit pas, de temps en temps.
Regards éteints, posés sur le vague.
D’où viennent-ils ? Vers quoi vont-ils au juste ?
Le gaillard qui nous précède revient à la charge. Ils nous adresse à nouveau quelques mots, tout aussi incompréhensibles, montrant du doigt casque et maillot. D’autres personnes tournent la tête, et attendent la suite de l’histoire. Un peu de distraction.
D’autres mots, et voici qu’ils rient.
Je regarde le gaillard dans les yeux, lui parle en français.
Cela semble l’amuser grandement, l’encourager.
Nouveaux mots, nouveaux rires, puis le voilà qui s’enhardit, tire du bout du doigt sur le bas du maillot… derrière son regard taquin, qui ne semble vouloir que s’amuser, un œil, une volonté, une attention bien aiguisée. Un esprit vif aux aguets.
Le gaillard est malin et sait où il veut mener le jeu.
Un uniforme apparaît, sûrement alerté par les rires. Quelques mots, passeport, puis nous sommes invités à sortir de la file.
Le gaillard sort également, nous accompagne en sautillant de côté, multipliant les courbettes et continue de baragouiner, sous les rires. Il est stoppé quelques pas plus loin, par un autre uniforme, tandis que nous continuons.
Le spectacle est terminé.
Un scan, un regard, un tampon.
Les papiers sont en ordre, nous sommes autorisés à passer.
Nous ressortons du bâtiment, retournons chercher notre embarcation.
Nous passons devant la file d’attente extérieure, à présent sous la pluie, une fois, puis deux, au moment où nous nous engageons sur le pont, alors que la barrière se lève sous la lumière orangée du gyrophare.
Sous le regard de nos 'camarades de file', nous franchissons la Narva.
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samedi 13 juin 2015

Et le second plus grand lac d'Europe est...

 
 
Chose amusante : si l’on demandait quel est le plus grand lac d’Amérique du Sud, un grand nombre de la population européenne parviendrait à retrouver le célèbre lac ‘Titicaca’, à cheval entre Bolivie et Pérou. Toutefois, si l’on demandait quel était le plus grand lac d’Europe, alors il serait fort à parier que là, le nombre de réponses s’effondrerait tout à fait… sûrement certains proposeraient-ils le Lac Léman, ou encore le Lac de Constance, mais ils seraient loin du compte.
Le Lac Ladoga, non loin de Saint Pétersbourg est à peu près trente fois plus grand que ces deux derniers. C’est le plus grand d’Europe (le Lac Baïkal, en Sibérie, ne fait déjà plus partie de l’Europe). Mais les russes font tout en grand aussi… alors si l’on ne comptait pas les grands lacs russes (on ignore donc aussi le lac Onega) et qu’on se contentait des lacs sur le sol Européen hors Russie, alors il faudrait parler du lac suédois, le Lac Vänern, à peu près dix fois le Lac Léman, mais là aussi, peu de chance que ce nom n’évoque quoi que ce soit.
Entre l’Estonie et la Russie se trouverait toutefois le second lac de par sa superficie, mais pour le coup, gageons que son nom aurait davantage de chances d’être retenu, puisqu’il s’agit du Lac Peipsi.



Ce lac, de par ses dimensions (environ 130km de long sur 50km au plus large), constitue une frontière naturelle efficace entre les deux pays. Ainsi ne reste-il guère plus qu’une cinquantaine de kilomètres de frontière au sud et autant au Nord à gérer.
Au sud, forêt et marécages, zone jadis interdite d’accès dédiée aux manœuvres militaires.
Au nord, le fleuve Narva, qui rejoint le Lac Peipsi à la Baltique, qui constitue ainsi la frontière naturelle entre Estonie et Russie.
Sur la cinquantaine de kilomètres de frontière au Nord, un seul pont donc, relie les deux pays.
Cela simplifie grandement le contrôle de passage de frontière.
L’effet entonnoir du flux de circulation est palpable dès Jõhvi. Au-delà ne reste en effet plus qu’un seul axe : la nationale 1, au bout de laquelle se trouve pour nous la porte de la Russie.
Narva.
Poids lourds, remorques de bois, bennes de construction, tracteurs, véhicules militaires, ambulances (militaires et civiles), bus de tourisme long cours ou bus de transport (qui collecte les voyageurs disséminés le long de ces improbables arrêts), 4x4 poussiéreux, citernes, estafette de gendarmes, tous ont rejoint le flux de véhicules et se concentrent sur le même axe où l’on n’avance au final guère plus qu’à cinquante kilomètres à l’heure.
Même le corbillard n’a pas été oublié dans cette joyeuse collection.

2 scooters improbables.
Et, bizarrerie absolue, un tandem…
(… en plus, avec une remorque).
 

Le bout de l'entonnoir

 
 
Fatigués.
Pourtant, cette fois-ci, sauf pépin majeur, c’est sûr, nous devrions y arriver.
Ce soir, nous serons ‘de l’autre côté’. Et 2 jours encore, puis nous y serons.
Saint Pétersbourg !
 
Bizarrement, alors que nous roulons depuis des semaines avec cet objectif en tête, cela nous laisse sans réaction. Ni excitation, ni joie profonde.
Nous avons revissé nos casques, sommes remontés sur notre embarcation et appuyons sur nos pédales, mécaniquement.
Autour de nous, les blés craquent.
34°C.
Fatigués.
 
La torpeur est encore le meilleur moyen de se recroqueviller au fond de soi pour se blinder contre ce qui nous entoure. Et pourtant non : une vigilance est à l’œuvre. Une vigilance toutefois en mode automatique.
Une crevasse sur le bord de chaussée, à l’extrémité de laquelle nous roulons, du bout de nos pneus, c’est une brève descente en dehors de la route. Entre les pointillés blancs du bord de chaussée et le bas-côté, une ligne de quarante centimètres tout au plus. L’espace de sécurité… enfin, l’espace que nous nous fixons. De l’autre côté des pointillés, un autre monde.
Complexe, agité. Assourdissant.
De l’autre côté du pointillé.
 
Nous ne parlons pas.
 
Les kilomètres s’avalent, dans un parfait état d’hébétude.
L’orge est cuit. Les fleurs de chardon sont devenues cotonneuses, et les régulières rafales de vent envoient au travers de la voie quelques bouquets d’aigrettes qui s’agglomèrent sur les bas-côtés.
Les pales des éoliennes vrombissent.
 
36°C.
Des langues de feu au creux de nos ventres.
 
Le goudron colle et claque. Nous roulons sur un papier bulle.
Il y a là une esquisse de plaisir.
Lorsque de rares bosquets bordent la route, nous sentons aussitôt le lisse, le dur. Les claquements se suspendent… quelques dixièmes de secondes, quelques secondes tout au plus.
Le l’autre côté des pointillés, toujours plus de mouvement.
Des tambours dans nos crânes.
 
Une pause à l’ombre. Une tentative de repas.
Sans plus d’insistance.
 
La tête dans le coton, nous mâchons sans appétit, à quelques pas de ce flot de décibels et d’acier.
Un coup d’œil au compteur nous indique que nous avons parcouru les deux tiers de la distance séparant Jõhvi de Narva.
 
A 8km de Narva, la situation se complique encore un peu plus.
Les poids-lourds se sont rangés sur le bas-côté, en file d’attente.
La circulation a ralenti. Les klaxons à notre encontre se multiplient.
Et systématiquement, un petit sursaut.
 
Les panneaux publicitaires se multiplient. Une station balnéaire, des hôtels. Un camping.
Narva n’est plus très loin. Nous sortons peu à peu de notre torpeur, revenons à ce qui nous entoure.
Nos jambes, chauffées à l'étuve, tournent, fidèles et dociles.
Sur la droite, un chemin caillouteux sur lequel s’engage un 4x4.
Certains chauffeurs ont installé une table pliante et grignotent un morceau en patientant.
 
La circulation a encore ralenti, tant et si bien que nous roulons à présent à peu près à la même allure.
Des panneaux de circulation apparaissent peu à peu, masqués par les bâches de poids lourds.
Des bâtiments de briques apparaissent enfin.
Des carrefours, des trottoirs et des rues.
Le bout de l’entonnoir.
Un joyeux bordel.
Narva.
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samedi 6 juin 2015

Le sympathomètre s'affole

Sacoche clipsée sur le guidon, casques vissés sur la tête et drapeaux au vent (malgré la recommandation de Jaak – mais après tout, cela fait tellement de fois que l’on dit de nous méfier), nous revoilà sur le départ.
Alors que nous ne roulons que depuis quelques centaines de mètres, nous croisons une jeune fille en maillot de bain deux pièces, pieds nus sur la chaussée et serviette en bout de bras.
A l’ombre du carreau de la mine, un petit lac, une plage de sable fin, une pelouse soignée et, de ci de là, quelques tables et bancs de pique-nique. Une zone de baignade a en effet été aménagée, et une piste cyclable tout à fait récente la rejoint, sur laquelle d’autres baigneurs s’en viennent, lunettes de soleil et tongues.
Illustration directe des propos de Lyov.
 
Plus loin, en bordure de l’axe routier principal, nous retrouvons ces arrêts de bus, en rase-campagne. Des travailleurs y patientent, en blouse, clope vissé au bec, grimace imprimée sur le visage. Les plus jeunes, tout aussi grimaçants ont toutefois la casquette retournée.
Dans les cimetières jouxtant les villages, nous remarquons que la proportion de croix orthodoxes augmente sensiblement.
 
A l’approche de Jõhvi, la circulation se densifie. Plusieurs fois, nous sommes klaxonnés. Deux fois même, nous sommes serrés de près. Si la première fois, nous sommes contraints de nous arrêter pour ne pas finir dans le décor, la seconde fois nous laisse interdits : derrière la vitre qui se baisse, c’est une jeune femme qui tient l’appareil photo dont l’objectif est braqué sur nous ‘sehr gut – Freundschaft !’ sont à peu près les seuls mots que nous saisissons.
Les rangées de garages à l’entrée de la ville sont à l’image des lieux dernièrement traversés : des portes intégralement rongées par la rouille côtoient directement d’autres portes scintillantes de couleurs vives.
Certaines maisons mitoyennes rendent la comparaison encore plus nette : tandis qu’une moitié de maison est rénovée (nouvelle demi-toiture, nouveau demi crépie, nouvelles fenêtres, sous oublier la nouvelle demi barrière), l’autre moitié semble aussitôt encore plus décrépie.
 
 
Certains HLM ont été murés, d’autres sont en cours de rénovation.
Sur les axes principaux, des panneaux à l’effigie de l’Europe se succèdent, environ tous les 500m. A chaque carrefour, de la pub pour le Maxima XX. Nous croisons bientôt celui-ci, tandis que nous approchons du cœur de la ville. Autour, des parcs soignés, où de nouvelles allées sont tirées, des réverbères pour la promenade sont installés, ainsi que des bornes Wifi.
 

De nouvelles stèles, de nouvelles statues.
Dans les rues alentour, nous croisons des véhicules d’entretien. Caniveaux et trottoirs sont astiqués.
Dans ces nouveaux quartiers chics aux rues rebaptisées, les noms cyrilliques semblent avoir disparu… et les drapeaux estoniens, sous forme de fanions sur les façades, d’autocollants sur les pare-brise, semblent s’afficher de manière ostentatoire.
Est-ce alors par une fierté nationale débordante (et quelque peu maladroites) qu’ils ont été affichés ?
Ou s’agit-il de provocations primaires malsaines, revanchardes et assumées ?
S’il est bien difficile de répondre, le malaise que nous ressentons à découvrir la confrontation directe des contrastes est bien palpable… et nous décidons finalement de suivre le conseil de Jaak.
Pour la première fois du voyage, nous dégrafons le drapeau étoilé et le remisons dans la carriole.
 
Il n’en ressortira plus jusqu’au terme du voyage.
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