Si l'émerveillement devant les petits
chatons et l'humour de la scène irréelle passée en compagnie de
notre invraisemblable hôtesse sonnaient comme un rappel face à
notre passage à vide, le hasard nous servirait dès le
lendemain matin une nouvelle rencontre qui cette fois-ci nourrirait
quelques réflexions...
Combien de fois pourtant avions-nous pu
dire à nos proches à chaque départ de voyage 'on ne sait jamais
sur quoi on va tomber (sans parler de boîte de chocolats), mais on
sait qu'en voyageant, on s'offre en quelque sorte au hasard, et il
arrive toujours quelque chose... et c'est là tout l'intérêt du
voyage'... et pourtant, la veille, nous étions là, les yeux dans le
gris du lac, sous la pluie, à douter... à perdre cette foi.
Hommes de peu de foi...
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Le couvercle de la remorque claque, la
clef tourne, tinte avant de regagner la sacoche.
Nous montons en selle, vérifions une
dernière fois que nous n'avons rien laissé, nous les regardons une
dernière fois et partons.
Les : les chatons, que nous
laissons derrière nous, ne cédant pas à l'idée si séduisante de
leur faire une petite place dans la carriole...
Le chemin est particulièrement peu
stable.
Deux traces tantôt terreuses, tantôt
sableuses séparées d'une ligne d'herbes déjà suffisamment hautes
pour masquer quelque trou, bosse ou pierre. Un vrai chemin pour
VTT...
Le départ est un peu rude et nous
veillons à négocier chaque ornière de la manière la plus douce
possible, n'ayant ni l'humeur à pousser dans le sable, ni celle de
nous laisser tomber. Nous ne serions pas sûrs de nous relever de si
tôt...
Nous n'avons pas pédalé un quart
d'heure (soit à cette allure l'équivalent d'à peine plus d'un
kilomètre... ou deux grand maximum) que nous rencontrons au détour
d'un bosquet de pins un groupe de jeunes qui, à leurs chaussures de
sport, leurs pantalons trop grands et leurs casquettes, semblent être
littéralement tombés du ciel.
Ils sont hollandais.
En campement d'été.
C'est ce que nos restes de néerlandais
nous apprennent (le néerlandais qui après tout n'est pas si
différent de l'allemand (pour peu bien sûr que l'on ait affaire à
un allemand qui mange des chips et parle la bouche pleine...)).
L'attroupement de ces jeunes autour de
nous a forcément attiré l'attention des adultes qui en sont
responsables : voici d'ailleurs l'un d'eux.
Il se nomme Erik. Erik Van quelque
chose précise-t-il... et on s'en serait douté.
Mais lui sait parler allemand sans mâcher des
chips.
Le bonhomme a bonne mine. Derrière ses
petites lunettes rondes, il cache un regard pétillant, curieux... et
bienveillant.
Chose plutôt rare quand nous
rencontrons quelqu'un, c'est lui qui pose les questions : que
faites-vous ici, où allez-vous, pourquoi la Lituanie, quelles sont
vos impressions... peu enclins à philosopher de si bon matin et
surtout désireux de regagner Šiauliai
au plus vite, nous ne répondons tout d'abord que de manière évasive
et brève... avant de nous laisser prendre au jeu.
Après tout... nous pédalerons plus
vite, voilà tout.
Le bonhomme nous apprend qu'il vient
régulièrement dans la région, depuis environ six ou sept ans. Il
fait partie d'une organisation de soutien au développement. Mais
c'est avant tout un programme de rencontres. Des rencontres avec le
monde, avec son temps... des rencontres à encourager, et dès le
plus jeune âge.
Une à deux fois par an, il vient ainsi
pour quelques semaines, avec un groupe de jeunes, prêter main forte
à quelques projets locaux, destinés aux enfants. Un orphelinat, une
pension, une école. Cette organisation s'appelle colours4kids.
Au départ, l'idée était d'aller
aider des pays en voies de développement comme on dit... on pense à
l'Afrique, à l'Asie... et puis les nouveaux pays de l'Est se sont
ajoutés à la liste : Moldavie, Roumanie, Bulgarie... ou
encore, comme nous le constatons, la Lituanie.
Difficile de rendre en quelques phrases
les impressions que ce pays nous laisse... mais c'est l'exercice
auquel nous soumet presque aussitôt notre interlocuteur.
La première idée qui nous vient en
tête, c'est d'abord le rythme bien sûr. Ce contraste des rythmes...
Erik sourit, nous regarde par dessus
ses lunettes, avec un air de professeur amusé qui encouragerait ses
élèves...
'Ouiiiii... très juste. Le rythme !'
Il nous raconte ainsi l'exemple de
jeunes, venus ici et qui, après leur voyage avaient été en quelque
sens 'changés' dans leur rythme :
'Tu sais comme sont les jeunes... ils
ont une envie, et dès qu'elle est assouvie, une autre arrive
aussitôt, balayant la satisfaction précédente sans plus d'égard.
Et c'est vrai que chez nous tout les y incite !
Plutôt que de rêver à une chose, 'cultiver' son envie et la voir
venir (comme une lettre de sa dulcinée!)... tout arrive très vite
et la patience n'est guère encouragée... c'est pourtant important
de prendre le temps... cela aide à faire le tri entre ce qui
appartient au caprice et ce qui apporte vraiment quelque chose. Et
puis il y a peut-être aussi parfois autant de bonheur à attendre
une chose désirée qu'à la recevoir, non ?... c'est tout le
champ de l'imagination, du fantasme !... il faut des temps
d'attente... et nos sociétés imposent une dictature de l'impulsion,
de l'immédiat... quand les gamins viennent ici, on peut leur faire
découvrir cette lenteur...
Quand ils viennent ici, déjà, ils
n'ont pas de réseau. Fini les SMS, fini MSN, les jeux en ligne,
etc... la première semaine, il faut bien le dire, c'est terrible !
Et puis les caprices sont plus difficiles à assouvir... untel veut
s'acheter une casquette, l'autre des bottes... ici, il n'y a pas de
boutiques ! Alors ils ont le temps de mûrir leur envie... et au
bout de quelques jours, tu te rends compte que l'envie est passée,
remplacée par une autre ou une autre, mais quand l'envie reste, hé
bien c'est alors une vraie envie.
Bien sûr, quand ils rentrent, les
sollicitations reviennent et la plupart d'entre eux replongent
aussitôt... une vraie boulémie ! Mais certains retiennent la
leçon : nous leur demandons juste, quand ils ont une envie,
d'essayer toujours de tenir une semaine avant de l'assouvir. C'est un
petit jeu que nous avons instauré pendant la période du camp. Et,
comme dit, au bout d'une semaine, ils se rendent compte (même s'ils
ne l'avouent pas forcément...) que bon nombre de ces envies
soudaines se sont évanouies.
C'est un autre rapport au temps. Un
autre rapport à soi aussi. Apprendre à se détacher de l'impulsion,
de la sollicitation... apprendre la constance... différencier les
envies qui viennent de l'extérieur et celles qui naissent de
l'intérieur... différencier l'essentiel du futile... ce n'est bien
sûr pas facile, mais c'est très important. Certains de ces jeunes
gardent cette petite règle une fois rentrés chez eux, d'autres
pas... il ne faut d'ailleurs pas se leurrer : ils ne sont pas
très nombreux à résister. Et puis le 'réseau' avance aussi :
nous allons bientôt devoir lutter contre ici même... mais bon... et
sinon, mis à part le rythme, quoi d'autre ?'
Une sorte de conflit générationnel
aussi... une réelle rupture entre les 'jeunes' qui pour la plupart
sont réunis dans les villes et les 'vieux' qui sont restés en
campagne, souvent au chômage ou occupés à garantir leur autonomie.
'Oui oui oui... c'est assez marquant.
Les jeunes lituaniens sont comme nos jeunes européens, d'ailleurs
ils sont de jeunes européens : baignés de MSN et MTV,
comment seraient-ils au fond différents ? La difficulté
croissante que rencontrent les aînés, c'est de faire face au fossé
qui sépare les représentations de la vie 'normale' de la nouvelle
génération avec la leur... vous voyez déjà les difficultés dans
nos pays d'Europe dite 'de l'ouest' pour les parents qui ont vécu
sans toutes ces nouvelles technologies, imaginez celles des parents
d'ici, qui vivent en maisonnettes de bois et circulent encore en
charrettes !... Internet arrive chez eux parfois avant l'eau
courante, le choc est immense !
Je vais vous raconter une anecdote qui
est à mon sens assez symptomatique. Une histoire de pique nique.
Dans les premières années où nous sommes intervenus pour soutenir
quelques projets dans la région, il y a donc six ou sept ans, nous
prenions la plupart de nos repas 'sur le pouce', pique nique tous les
midis, potée le soir, et, à la clôture du séjour, nous marquions
le coup en réunissant tout le monde pour un bon repas, que nous
financions bien sûr... nous passions toujours de bons moments,
simples et conviviaux. Aujourd'hui, c'est plus aussi facile !
Les lituaniens rechignent à faire un pique-nique le midi : ils
exigent que nous allions tous au restaurant... 'comme tous les
européens !' disent-ils... ils pensent qu'un européen, c'est
quelqu'un de riche et qui mange tous les midis au restaurant.
De drôles de représentations courent
ainsi dans la tête des gens... et à la fin, on sent comme une
certaine honte de la part des parents : bon nombre d'entre eux
réclament dorénavant le restaurant, et auraient même à cœur de
le payer et de montrer qu'ils le peuvent... même si dans les faits,
ce n'est bien sûr pas le cas. La coopération est devenue de plus en
plus délicate au fil des ans... les budgets explosent, alors que les
finances diminuent sans cesse... les revendications sont
chaque année revues à la hausse, et à chaque fois, basées sur des
'représentations de la normalité européenne' qui n'ont rien à
voir avec le réel... du coup, il y a ceux qui revendiquent ce droit
à 'ressembler aux européens', et ceux qui se disent que tout ceci
n'est qu'arrogance et voient d'un très mauvais œil cette
propagation du modèle occidental... on cultive d'une part une forme
de complexe et de l'autre une certaine aversion envers un modèle
jugé trop invasif'
Oui, c'est vrai que toutes ces
bannières étoilées, cela fait un peu too much non ?...
'… il faut vous dire que dans les
campagnes, les gens ont développé une certaine méfiance de tout ce
qui vient de l'extérieur : l'autonomie semble être la plus
sure garantie de survie pour traverser les péripéties de
l'histoire... vous connaissez déjà ce qu'ils ont dû traverser...
alors c'est sûr que tous ces financements qui semblent 'tomber du
ciel', souvent mal à propos, semblent concentrer les crispations.
Dans certains endroits, il serait d'ailleurs peut-être plus sage de
laisser votre drapeau dans vos bagages... vous pouvez garder vos
drapeaux français et allemand... paradoxalement, c'est l'Europe qui
semble cristalliser les crispations, comme une entité sans identité,
sans visage... dans cette représentation, l'Europe n'est ni la
France, ni l'Allemagne... c'est l'Europe. Quelque chose de vague.
D'ailleurs, je ne suis pas bien sûr que beaucoup de gens
reconnaissent votre drapeau ici... il se pourraient même qu'ils
considèrent que le vôtre et le nôtre soient identiques !'
Les jeunots tournent peu à peu autour
de nous, hésitant à interrompre Erik.
'Ah oui... l''heure du pique-nique...
déjà'.
Déclinant l'invitation qu'il ne manque
pas de nous faire, nous préférons cette fois-ci prendre la route...
non pas qu'il faille nous dépêcher de trouver un restaurant (!)...
mais la route est encore longue.
Et puis le ciel s'est aussi dégagé :
du soleil et de la chaleur pour traverser les campagnes profondes et
hostiles, c'est toujours de bons alliés pour garder bon cap !
Erik sourit, prend congé de nous en
nous souhaitant bon voyage (les routes devraient être de plus en
plus mauvaises d'ici à l'arrivée), puis s'en retourne vers ses
jeunes, attroupant tout ce petit monde en frappant des mains pour le
pique-nique.
'Le bonheur aurait donc selon lui
quelque chose à voir avec l'imagination et une privation consciente
de ce qui nous donnerait envie... une manière de 'cultiver l'envie'
qui augmenterait le bonheur...'
Voilà une nouvelle définition du
bonheur que nous ajoutons dans nos petits carnets.
Une définition qui nous rappelle d'une
certaine manière une idée défendue dans l'un des contes de Roal
Dahl, 'Charlie et la chocolaterie', d'ailleurs interprété il y a
quelques années au cinéma.
...
… d'ailleurs... en parlant de chocolat !...
... non, on va attendre...
... (5 petites minutes ??)....
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