samedi 22 décembre 2012

mercredi 19 décembre 2012

Le pays aux croix

Quel effet cela ferait-il d'après vous si la grotte de Massabielle était rasée au bulldozer ?...

 
... ah, je vois que cela ne vous évoque rien... peut-être qu'en vous précisant que la grotte de Massabielle est la grotte sanctuaire de Lourdes, cela vous aiderait à mieux appréhender l'effet que cela pourrait avoir...

Je reformule donc : quel effet cela ferait-il d'après vous si la grotte de Lourdes était rasée au bulldozer ?

Ah oui... je vois que cela vous parle déjà plus... et pourtant, je sens que la comparaison n'est pas encore à la hauteur... la religion et vous, vous dites.... entendu.

Peut-être alors pourrions-nous sortir du domaine religieux et en appeler à un autre monument identitaire.... tiens, voilà : quel effet cela ferait d'après vous si le Panthéon de Paris était rasée au bulldozer ?

… oui, c'est bien ça... ça devrait le faire...


Voilà... imaginez : 'Le Panthéon de Paris brûle-t-il ?'...


Alors ?



 
 

Pas si simple de trouver un équivalent national à ce que peut représenter la colline aux croix pour les lituaniens... plus qu'un lieu de religion, de pèlerinage, c'est un lieu hautement identitaire, qui a cristallisé tous les espoirs, les luttes et les prières à travers l'histoire et les occupations successives du pays, notamment la période d'occupation soviétique déjà évoquée...

C'est bien simple, si les avis divergeaient au fil de nos rencontres sur les destinations incontournables du pays, la quasi totalité se mettait d'accord au moins sur un point, que tous connaissaient : la colline aux croix.

Ugnė, Lina et d'autres encore n'avaient aucun doute à ce sujet : nous devrions nous y rendre... plus qu'un lieu identitaire, un lieu de reconnaissance.



Cette même colline aux croix donc, qui fut à plusieurs reprises rasée au bulldozer, afin bien sûr de 'mater' la conscience nationale...

L'histoire raconte qu'à l'aube du jour suivant chaque destruction, de nouvelles croix réapparaissaient sur le lieu... les abords de la colline furent même noyés sous les eaux par les autorités russes pour en bloquer l'accès, mais des ponts de fortune étaient alors construits, et de nouvelles croix ajoutées...


Les origines de l'attachement du peuple lituanien à ce lieu sont floues... certains ouvrages parlent du XIVème, d'autres du XVIème, et d'autres encore ne le mentionnent qu'un siècle plus tard encore... ils semblent toutefois s'accorder sur le fait que la colline ait été un lieu de commémoration dès le milieu du XIXème siècle (à peu près comme la grotte de Lourdes finalement...), voué au souvenir des victimes du soulèvement de Šiauliai, alors sous l'oppression de la Russie (l'histoire est un éternel recommencement...).

Lors de la première indépendance (1918), les pèlerinages se multiplient : des 4 coins du pays 'libre', les gens viennent se recueillir, et parfois même y poser une croix... mais dès la nouvelle occupation (qui débuterait pour rappel, dès 1939), tous les symboles religieux étant appelés à être détruits à plus ou moins brève échéance, la colline allait de nouveau cristalliser les attentions.


Plus les résistances à la soviétisation du pays (et donc l'interdiction de religion) seraient vives, et plus les réprimandes seraient dures... et plus les réprimandes seraient dures... vous devinez la suite... plus les résistances vives...

… et un jour inéluctable, des bulldozers seraient envoyés sur la colline.


 
Ce bras de fer aurait duré jusqu'en 1985 : à cette date, il y a toujours des croix sur la colline, malgré les efforts déployés, et les autorités renoncent à les retirer... trois années et quelques dizaines de milliers de croix plus tard, le lieu est déclaré 'lieu sacré', avec le soutien de l’Église. Le pape en personne se rendrait enfin sur place peu après la déclaration d'indépendance du pays et y érigerait une croix encore plus haute que toutes celles déjà dressées jusque là.


… et la ferveur du pays, après cinquante années d'occupation, n'en est bien sûr devenue que plus grande...



Dès le retour de l'indépendance, les cathédrales, églises et autres monuments religieux conservés jusque là (et reconvertis durant l'occupation, pour les plus prestigieux d'entre eux, comme gymnases, salles d'expositions, de concert ou musées) ouvriraient de nouveau leurs portes aux offices. Quant aux autres, soit détruits, soit considérablement dégradés, une patiente mais fervente reconstruction débuterait, reconstruction toujours en œuvre à ce jour.

Eglise de Mažeikiai, 40 000 habitants
 
Eglise de Tytuvėnai, 2800 habitants
 
Eglise de Sandrava, moins de 100 habitants
(visible de l'extérieur dans le post 'yoyo du sympathomètre')
 
 
La colline (ce lieu, comme le décrivait Vincent la veille, 'qui ne paye pas de mine, mais qui vaut le coup d’œil'), compterait ce jour plus de 50 000 croix de plus de un mètre, et un nombre inestimable de crucifix, chapelets et autres croix de taille plus modeste, et en provenance du monde entier...
 
 
 
 

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lundi 17 décembre 2012

Un soldat et sa guitare

Dutronc a succédé à Cabrel, puis Brel est passé, bientôt relayé par Brassens... nous ne résistons pas à l'envie de descendre rencontrer cet improbable troubadour...

Amusant hasard, il s'agit d'un des lascars au ballon en mousse... il joue sur l'escalier de la place, près de la fontaine. Nous nous asseyons quelques marches au dessus de lui, attendant discrètement la fin. Un dernier accord fouetté, puis la main s'est posée sur les cordes. Sa tête est sortie de la bretelle, puis s'est simplement retournée vers nous.

'Salut !
- Salut...
- Alors comme ça vous êtes aussi français ?
- Effectivement, on est français...
- Et qu'est ce que des français viennent donc foutre ici ??
- On voyage...
- Vous voyagez ?... en Lituanie ?... vous avez rien de mieux à faire ?...
- … il faut croire que non !...
- Ben mon vieux... on aura tout vu...
-
- ...
- Cela te dérange si on se joint à toi ?
- Faites comme chez vous !'

Nous redescendons quelques marches, posant à sa hauteur une bonne moitié de gâteau, une bouteille pas tout à fait achevée et 3 petits verres...

'Ah... on fête quelque chose ?
- Un anniversaire...
- Hé ben pourquoi pas !... c'est très sympa de penser à moi...'
 
Nous nous présentons. Nous l'appellerons Vincent.

'Et toi, qu'est-ce que tu fiches ici ?
- Ah... bonne question, on a un service de presse pour le savoir !
- … je voulais dire, qu'est ce que tu fiches ici, quand tu ne te fais pas enguirlander par un vieux pour un ballon en mousse.....'

Là, on a touché juste... Vincent se marre, un rire un peu jaune, et secoue la tête en cherchant dans sa poche. Une fois sa clope allumée, il se lance...

'On se fait chier comme des rats morts, ça se voit ce qu'on fiche... sérieux, y'a rien à foutre dans la région, c'est mort de chez mort !.... on passe le temps comme on peut...
- Vous êtes là depuis longtemps ?
- Quelques mois déjà... on n'a même pas encore fait la moitié... j'te jure, faut avoir le moral ! Tu sais que j'avais demandé Haïti moi ?... et tu vois où ch'uis tombé... tu parles d'un bol !
- T'as moyen de choisir où tu vas ?
- Mouais, disons que tu as un quota de vœux... bien sûr, selon ton ancienneté, tu peux espérer certaines destinations plutôt que d'autres...
- Et pourquoi tu n'as pas eu Haïti ?
- A cause de mes chicots tiens !
- Tes quoi ?
- Mes chicots !..... ben oui, avant de t'affecter n'importe où, t'as toujours une visite médicale, et tes dents sont regardées au micro-microscope... la dentiste a fait la radio, elle m'a appelé, mes les a montrées... mon dieu, j'avais jamais vu ça..... 'C'est mes dents ça ?!...' que j'lui ai demandé..... y'avait des chicots comme ça j'te dis !..... ben j'ai pas été long à comprendre : Haïti, c'était fini, et pi je me suis retrouvé ici........ et vous êtes d'où vous ?
- D'Alsace... originaires de Franche-Comté...
- Y'a une base là-bas... Luxeuil !
- Faut bien être de l'armée de l'air pour connaître ça....
- Et ouais... mais quand tu vois où ça nous mène : les gars font des vols de surveillance, ils s'emmerdent, ils se font chier comme pas possible... il ne se passe rien.
- Vaut tout de même mieux ça que d'être en Afghanistan, non ?
- Là-bas au moins, t'as des feux nourris...
- Et c'est à souhaiter ??
- Quand tu es militaire, il faut avoir connu au moins une fois ça..... sans quoi t'es pas un vrai militaire...... ah j'avoue que j'aimerais bien... pour le vivre quoi.... mais j'ai encore jamais eu l'occasion. Mais qui sait, on sait jamais.... ça peut être ici, demain !
- Sérieux ?
- Non, j'blague.....
- Comment cela se fait-il qu'une section française soit ici ?
- C'est notre tour....... la Lituanie a rejoint l'OTAN en 2004, mais vu qu'ils n'ont pas vraiment d'armée, les pays membres se relayent pour assurer la sécurité du territoire... l'Europe quoi !...... dans les faits, c'est principalement des allemands, des français... parfois des espagnols... on se relaye tous les 3 ou 6 mois...
- Et vous défendez contre qui au juste.... la Russie ?
- Service de presse !... disons... contre des pays non membres de l'OTAN...
- Et c'est vraiment utile ?
- Dis... vous voyagez n'est-ce pas ?... J'imagine que vous avez entendu parler un peu de l'Histoire de la région non ?.... c'est pas comme s'ils avaient un lourd passif derrière hein... c'est pas forcément joli joli comme histoire récente... et c'est loin d'être refroidi tout ça... alors oui... même si on se fait chier, je veux que ce soit utile...
- Tu as de la famille ?
- J'ai ma nana... et une fille... une toute petite fille.
- C'est pas trop dur d'être toujours parti ?
- Bah... on s'y fait... c'est comme ça. C'est le métier qu'est-ce tu veux... j'ai pas trop à me plaindre non plus... tu sais, on a la retraite jeune... ça motive. Et puis avec le Net, c'est pas aussi dur qu'avant non plus... tous les soirs, on se voit un p'tit coup avant d'aller au lit...
- Comment t'es venu à jouer de la guitare ?
- Ben c'est simple... je m'faisais chier !
- Mouais d'accord... mais y'a plein d'autres manières de s'occuper !
- Ah oui, lesquelles ?... des manières de s'occuper qui amènent pas d'embrouille, dans le coin, j'vois pas trop... y'a pas encore quelques semaines, des gars nous ont rejoints. On a bien essayé de les mettre au jus, et puis paf, en 3 jours, les conneries commençaient... les gars bourrés, les bagarres, le gars avec le crâne ouvert... ça va 5', mais à la fin, tout le monde prend... moi, tu vois, je reste peinard, je tape dans le ballon, même si je dois me faire emmerder par un vieux, je ravale... faut pas d'incident diplomatique, c'est tout... et le soir venu, je gratte... je suis tranquille, c'est bien comme ça...
- C'est ton p'tit bonheur à toi...
- ... en l'absence de mes nanas, on peut dire ça oui... tu vois, la gratte, une clope... elle est pas belle la vie ?... la fontaine devant... des fois, des gens passent, je comprends rien à ce qu'ils racontent, mais c'est cool quand même, ils s'assoient, ils m'écoutent, et puis pendant un moment, je me crois Elvis... tu sais, je mets l'ambiance... c'est cool. Ça apaise aussi les gars dans les chambres... moi j'trouve ça cool...
- Ça fait longtemps que tu joues ?
- J'm'y suis mis ici... un pote m'a montré quelques accords à la maison, et puis c'est parti... c'est comme ça, faut s'lancer, c'est tout... j'ai joué des trucs nuls... ah oui, y'a eu des trucs nuls... tu connais ça ?'

Il repasse la tête dans la bretelle, pose sa clope...

Trois accord en boucle... 'C'eeeest t'uneuh poupéé-éee..... qui faiiiit....... non-non-nooo-oon!'

Il sourit, reprend sa clope...

'- Ah oui... on connaît et effectivement, c'est bien nul !
- Mouais... les gars aussi on trouvé que c'était nul... mais c'était mieux que rien... alors ils râlaient... et quand j'arrêtais, ils en redemandaient, tu sais !.....
- Quand tu rentreras, tu feras des p'tites soiées concert ?
- Ah ça non !
- Tu joues bien comme ça, dehors... pourquoi ne pas le faire à la maison ?
- Jamais je jouerai en France !... les gens sont trop cons !
-
- Bah oui... en France, j'aurais trop la honte... on m'balancerait la pièce et pi c'est tout... ch'uis pas un mendiant non plus !
- Mais qui a parlé de mendiant ?
- Eux tiens !... c'est comme ça !... en France, soit tu as fait le conservatoire et alors t'as le droit de jouer, soit tu l'as pas fait et t'as pas le droit... ou alors on te prend pour un mendiant... tu vois, ici, je ressens pas ça... je suis pas top doué, c'est sûr, mais le peu que je peux, c'est déjà ça....... et ça, tu vois, en France, c'est pas pareil....'

Nous repensons à l'atelier de masques de Druskininkaï... qu'y a-t-il au fond de plus important : le plaisir d'apprendre, de s'exprimer... le partage ou l'excellence ?...... combien de fois avons-nous entendu des personnes se justifier ainsi en abandonnant tout loisir : 'je serai jamais pro de toute façon...'


L'excellence ou rien...


'- Oui... il y a peut-être un fond de vrai dans ce que tu dis...
- Bien sûr que c'est vrai... les français sont des coincés du cul oui !... il suffit de voyager un peu pour t'en rendre compte... c'est comme j'te l'dis ! Le gars, quand il fait un truc, il faut qu'il soit soit une star, soit rien du tout..... et au final, beaucoup finissent par 'rien du tout'... et pi ils se contentent de critiquer... ça, ça demande pas de s'exercer de critiquer... ici au moins, j'ai la paix... personne vient me dire que je suis nul, ni me balancer une pièce !
- Ben tu vois... c'est pas si mal quand même la Lituanie!...
- Mouais....... t'as p'têtre raison quand même...... et puisque vous êtes là, après tout, vous pourrez toujours faire un saut un peu plus loin demain... à la colline des croix... c'est connu... et pi comme ça vous verrez la base...
- On en a entendu parler effectivement...
- C'est pareil, ça paye pas de mine... c'est tout petit, mais ça vaut le coup d’œil...
-
-
- Tu connais le pénitencier ?
- Ouais... bien sûr...
- Tu sais le jouer ?
- Non... et toi ?
- Tu veux que je te montre ?'


La fontaine... la guitare, un fond de bouteille… et même un gâteau...

… on jurerait un peu de bonheur...


… ce soir, les gars auront quelques pièces de plus au répertoire...


Nous n'avons pas non plus fait le conservatoire...

… mais après tout... c'est vrai....... on s'en fout.

.

dimanche 16 décembre 2012

Un restaurant avec Paris Hilton

Les possibilités d'hébergement ne sont pas très nombreuses à Šiauliai.
Nous apprenons même rapidement qu'elles sont insuffisantes.

Nous essuyons les mines désolées de plusieurs auberges, et parmi les plus modestes, tentons sans plus de succès notre chance auprès de dortoirs universitaires vers qui nous sommes envoyés 'au cas où'. Des dortoirs universitaires, venus en aide aux établissements d'hébergements de la ville, tous occupés la majeure partie de l'année. Et malgré les trois lacs qui baignent la ville, aucun camping.

Ayant épuisé les possibilités, nous sommes finalement dirigés vers un grand bâtiment en marge du centre.


Lorsque nous entrons dans le hall de réception, il y a de l'agitation. Un vieillard hurle, toujours dans cette langue incompréhensible, et à voir sa mine rouge, il n'est pas content du tout du tout... dans sa main, un ballon de mousse, qu'il brandit énergiquement. Et en retrait, une demi douzaine de lascars baraqués, baskets, shorts et marcels, mains croisées dans le dos, attendent que les choses se tassent.

Un gradé arrive dans le hall, touche deux mots à la réceptionniste, qui traduit aussitôt. Les hurlements du petit vieux cessent aussitôt. Le ballon de mousse est reposé sur le comptoir, confisqué, l'incident est clos... pour le moment.

Les lascars rompent les rangs, regards fuyants, mêlés de rage et de protestations ravalées.


Il resterait quelques chambres pour la nuit. 'Si nous n'avons rien contre le fait de partager l'établissement avec une garnison de soldats...'. Vu l'heure avancée, cela nous est complètement égal.


La chambre est propre. Les murs s'avèrent toutefois bien minces.
Nous nous écroulons sur les lits, regards plantés au plafond... bientôt bercés de milles bruits.

Des bruits de vie de garnison...


Des rires, des aller-retour dans les couloirs, de la musique... des cris de jeu.

Sur les toits plats des bâtiments en contrebas, une aire de sport a été aménagée. Nous dirions une cage : l'aire en pelouse synthétique est en effet entourée de hauts grillages. Fenêtre entrouverte, nous les entendons vibrer à chaque fois que le ballon de mousse (qui a repris du service) claque dessus.

Cris d'encouragement, rebonds, courses, chocs...

Devant l’hôtel, des enfants se baignent, nus, dans la fontaine aux oiseaux. Ils piaillent joyeusement entre quelques éclaboussures.


Des portes claquent, des murmures à travers les cloisons...

Nos carcasses s'enfoncent tout doucement dans les couvre-lits moelleux...

… des robinets ouverts quelques instants...

… quelques piaillements d'oiseaux... ou d'enfants...

… qui s'éloignent...


… qui s'éloignent.


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En remontant la rue piétonne du centre-ville, nous nous apercevons que Šiauliai n'est pas non plus une bête de soirée... la nuit est tombée, quelques restaurants sont ouverts, et il n'y a pas foule. La carte de l'un d'eux se veut typique : nous tentons notre chance.

Nous descendons dans un sous-sol. Ambiance feutrée, voûtes de briques, chaises et tables de bois, très simple. Des ampoules sont pendues, juste au dessus de chaque table. Des tables rondes, autour desquelles 3 chaises sont resserrées. Au centre de ces tables, une rose blanche diffuse un petit îlot de lumière, rehaussant les traits des visages penchés par dessus.

Il n'y a pas foule.
Trois tables seulement sont occupées.

Ailleurs, les roses scintillent sur des plateaux vides.


Une jeune fille nous accueille, nous invite d'un geste large à choisir parmi les tables non occupées. Nous nous asseyons, dans la pénombre, puis baignons nos visages au dessus du menu resplendissant.

Au fond de la salle, jusqu'alors plongé dans la pénombre, un large rectangle bleu est apparu. D'abord hésitant, puis de plus en plus net. Des chiffres sont apparus au centre... un décompte. A zéro, le vidéo projecteur a inondé l'extrémité de la salle de flashs, d'ombres et de lumières multicolores, se propageant dès lors de table en table et colorant les pétales de vert, de bleu et de jaune délavé.

MTV.

La musique de la salle a continué sur ses airs posés, impassible, comme si les roses étaient restées blanches, et les tables rondes.

Ce n'est pas la première fois que nous voyons ce drôle de rituel... à Vilnius déjà, cela nous avait surpris.
 

L'instant de prendre la commande.


'- Ce sera une soupe traditionnelle... une soupe au poivron.
- Bien, c'est noté... et vous ?
- Une soupe également... et puis la poêlée là... qu'est ce que c'est ?
- Une sorte de goulache...
- C'est nourrissant?
- Oh oui... si vous prenez la soupe ET la poêlée, vous risquez de ne pas tout manger...
- Alors je ne prendrai que la poêlée... vous pourriez nous servir en même temps ?
- Bien entendu... encore autre chose ?
- …. oui... une question... cela va peut-être vous paraître bizarre comme question, mais on voulait savoir si vous attendiez encore du monde...
- Non... pourquoi ?
- Nous nous demandions si une soirée allait commencer ou pas...
- Non... qu'est ce qui vous fait dire ça ?
- En voyant l'écran allumé et la piste de danse devant, on se demandait juste si une soirée particulière allait commencer... c'est tout...
- Ah, ça ? Noooon... c'est juste pour l'ambiance !
- Pour l'ambiance ?
- Ben... oui !
- C'est votre choix ou vous avez été encouragés à le faire ?...
- Je ne comprends pas...
- Hé bien, qu'est ce qui a motivé, un jour, à mettre un écran, comme ça... et pourquoi MTV d'ailleurs ?
- … je ne sais pas... je ne travaille pas ici depuis assez longtemps... je sais que les gens aiment bien... et quand on ne le met pas, ils nous le font souvent remarquer et le demandent.... c'est juste... juste... comment dire.... juste comme ça quoi... c'est fun !'
 

La voyant troublée par nos questions (et nous la comprenons...), nous n'insistons pas davantage. Allons-y pour une soupe et une poêlée... et on verra après pour le dessert !

Son sourire franc est revenu, puis le menu a disparu.


Les pétales sont à présent rosées.
Au fond de la salle, Paris Hilton est en effet apparue sur fond de draperies écarlates.

Allongée à la romaine sur une banquette, appuyée sur un coussin lové sous son coude, elle nous regarde d'un air suave, buste rehaussé d'un élégant corset.

A ces images, nous comprenons qu'il s'agit d'une rediffusion d'une pseudo émission de télé-réalité. Paris reçoit chez elle de jeunes groupies, pour un repas d'un soir... un soir au nirvana. La table est dressée comme dans un conte de fées. Les groupies maquillées, manucurées, pomponnées, et empaquetées dans d'opulentes robes de soirées... Paris semble au bord de l'orgasme, paupières mis closes, visage renversé et bouche entrouverte dans un sourire béat... le magnétisme opère : les groupies attablées n'ont d'yeux que pour elle... Paris articule quelques mots, les groupies, yeux exorbités, répondent en balbutiant, rougissantes... et Paris renverse à nouveau la tête, les yeux un tout petit peu plus clos, brillants de malice et de plaisir... elle roucoule...

...l'image du bonheur absolu...

La discussion muette continue, mais l'endurance a ses limites : on perçoit dans les yeux de Paris, malgré son sourire toujours béat et ses rires si joliment contenus... de l'ennui. D'autres personnes parmi l'équipe de tournage ont dû s'en rendre compte : un assistant glisse discrètement derrière la diva à l'occasion d'un changement de cadrage, et hop, le tour est joué : Paris arbore dès lors de très chiques lunettes de soleil... des volets sur les fenêtres de l'âme... les groupies n'y ont vu que du feu.

La soirée peut se poursuivre dans le jeu des béatitudes...


Nous nous apercevons que les autres tables n'ont pas non plus résisté au magnétisme : les visages sont tous orientés vers le fond de la salle... la musique continue pourtant de tourner ses airs mélodieux, mais Paris est partout.

L'image seule a suffi.



De retour à l’hôtel, nous découvrons dans notre chambre un gâteau au chocolat et une bonne bouteille... le maître d’hôtel a assuré : en voyage aussi, les anniversaires doivent être fêtés.

Malgré les allers-venus dans les couloirs, les robinets et les discussions qui nous entourent, nous penchons nos visages par dessus le gâteau, dans un petit îlot de lumières...

Un des soldats s'est installé au bord de la fontaine, guitare à la main... et s'est mis à chanter, avec un accent à couper au couteau, et en français dans le texte...


... 'Moi je n'étais rien et voilà qu'aujourd'hui...'...


ça, ce n'était pas prévu...

mercredi 12 décembre 2012

Aux abords de Šiauliai

 
Nous arrivons déjà aux portes de Šiauliai.





La journée, comme toute journée passée à réfléchir, est passée sans même avoir à y penser... et les kilomètres nous ont glissé dessus, comme la piste sous nos roues, baraque après baraque, église après église, champ après champ (où quelques fichus épars s'affairaient parfois), juste entrecoupés de courtes pauses pour coucher sur nos petits carnets quelques mots clefs résumant le fruit de nos nouvelles réflexions...





A l'occasion d'une de ces pauses, un vieillard à vélo est venu à notre rencontre, gesticulant et baragouinant des mots toujours aussi incompréhensibles... son enthousiasme était si débordant qu'il a pris nos mains dans les siennes tour à tour sans plus de manières et les a serrées, le regard, humide, droit planté dans le nôtre... que faire devant une telle démonstration de sympathie ??...





Il a continué à parler, nous lui avons montré nos drapeaux, avons essayé diverses langues, sans succès... notre bon vieillard a essayé à son tour d'autres mots, secouant la tête en tout sens, impuissant, nous a regardé une dernière fois dans les yeux, d'une manière presque douloureuse, mais rien : aucun moyen de nous comprendre... et puis, après avoir secoué une dernière fois la tête, épaules tombantes, il est reparti sur son vélo sans plus tarder, et nous sommes restés là, interdits.....





... cette satanée barrière de la langue est décidément toujours aussi frustrante...









Peu à peu, les champs se sont multipliés dans les plaines et se sont étendus, les bottes de foin sont redevenues rondes, plusieurs fichus se sont rejoints dans les mêmes rangs de cultures (de mieux en mieux entretenues), les vélos ont progressivement été remplacés par de vieilles ladas et le bitume a même fini par revenir sous nos roues.


 

 


Perchées au milieu de ces cultures, nous découvrons de loin de drôles de constructions de béton. De très hautes tours d'un blanc délavé, aux rares fenêtres, dont l'allure imposante évoque tantôt un centre pénitentiaire, tantôt une usine du temps du stakhanovisme... en nous approchant davantage, nous découvrons qu'il s'agit d'une coopérative agricole. Une pancarte piquée l'indique, et puis plusieurs rames de silos sont également apparus: les plus anciennes, colonnes de rouille, sont surmontées de petites guérites de surveillance. L'accès au site est protégé : hauts barbelés (tendus en dévers pour les fils les plus hauts), barrière et accès surveillé... des camions de toute taille et de tout âge vont et viennent.





Héritage du temps des kolkhozes ?
 



 

 
Dans ces campagnes de cultures aux maisonnettes de bois, ce site semble tout droit tombé du ciel... ou des enfers. Il s'en dégage comme une sorte de stress malsain... d'excitation ambiante et subie.





La chaussée, que nous partageons à présent avec ces camions qui vont et viennent, n'est pas assez large pour que deux camions se croisent. Nous recevons plusieurs coups de klaxons nous invitant à nous ranger tout à fait pour dégager la voie. Lorsque nous n'obtempérons pas de suite, le klaxon reste alors appuyé quelques secondes, rageur...





Bientôt, quelques maisons, tantôt de brique, tantôt de bois.





Les maisonnettes de bois ont un air misérable. Certaines ont un air penché, le bois rongé au niveau du sol, les peintures écaillées. La porte grande ouverte sur l'obscurité intérieure, barrée d'un rideau délavé, presque pudique. Devant l'une d'elles, trois jeunes, shorts et torses nus, bronzés et puissants, sont attablés et jouent aux cartes. Une femme au regard éteint secoue un bébé en pleurs, déambulant autour de la table, pieds nus à même la terre.





Les maisonnettes de briques, quant à elles, sont pour la plupart entourées de grillage, barrières et portails, et sont gardées par des chiens. Parfois, des panneaux dissuasifs mettent tout visiteur potentiel en garde...













La limite entre campagne et ville est diffuse... la route, suffisamment élargie à présent pour que deux camions se croisent sans problème, vire à angle droit, entre deux talus de remblai. Tout droit, l'ancienne route, barrée et déjà grignotée sur les bords par quelques ronces.





Autour de nous, des friches. D'anciennes industries, aux murs de brique rouge, éventrés. Des silos, des cuves, des pompes oxydées à cœur en finissent de se dissoudre... les cheminées, toujours maintenues par des câbles bien fatigués, semblent s'éplucher lentement... des nids de cigognes y ont élu domicile.





Aucun panneau.
 




 
Sur d'anciennes zones bitumées, des baraquements ont été bricolés. Devant l'un d'eux, des hommes, des femmes et des enfants sont réunis. Deux hommes se disputent. Ils semblent se menacer, échanger des mots... une radio couvre en partie leurs cris. Bousculades, intimidations... et le premier coup est parti. Ils s'empoignent, tombent à terre, roulent l'un sur l'autre... la radio continue de cracher, indifférente... les chiens se sont mis à aboyer... et puis un cri par dessus le vacarme. Un cri d'homme.





Autour, personne n'a réagi, ni femme, ni enfant.





Un peu plus loin, une femme remonte l'eau d'un puits. La poulie, à chaque tour de manivelle, pousse une complainte métallique.









Un camion nous surprend, nous serrant de près. Nous avons tout juste le temps de nous retourner pour nous protéger des projections, plaquant la carte contre nous. Carte qui nous semble en ce moment d'une utilité bien limitée : nous n'arrivons pas à nous repérer.





Nous continuons donc sur la voie 'principale', qui ressemble davantage à une voie de déviation de travaux, au revêtement crevé à de nombreux endroits. De nouveau rétrécie, tirée entre deux talus de gravas. Les feuilles des rares buissons qui ont élu domicile sur ces gravas sont crayeuses. La chaussée semble en effet hésiter entre buttes de bitume et lagunes de poussière... les essieux des trente-huit tonnes vibrent de manière chaotique tandis que les bennes claquent à hauteur de nos oreilles dans d’effroyables résonances.





Un stop : pied à terre.

Nos jambes crispées et peu à peu douloureuses sont fébriles.





Au delà du stop, une double voie déverse à double sens son flot de véhicules. Un bitume uniforme.
 

Pas de voie d'accélération. Nous la longeons en roulant sur le bas-côté, parmi les canettes, les cartons, les débris de verre, les éclats de plastique... nous dépassons un premier abribus de béton : sa coiffe est si grignotée que quelques barres torsadées en ressortent. Pas de voie d'arrêt pour le bus.





Des parkings de gravier apparaissent de chaque côté de la chaussée, entourés de grillage. Des véhicules d'occasion. Des bidons, des pièces détachées pour camions... des garages, des bâtiments de briques, aux couleurs passées... un peu plus loin, des bandes de trottoirs, des réverbères.





Des enseignes de garages, aux vitrines de verre, des stations essence, des parkings bitumés, des voies de stationnement pour bus... sur des trottoirs neufs, des abri-bus de verre nouvellement installés, estampillés 'JC Decaux'.





Premiers feux de circulation. Des rues parallèles, des panneaux directionnels, des pelouses, des bâtiments à étages, des affiches publicitaires...





Une pancarte.





Šiauliai.

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