‘Mais alors, puisque tu parles de bonheur, comment t’y es-tu attelé ? S’il ne peut être confié à autrui, par quel bout commencer ?’
Reiner sourit.
‘Par soi-même… refaire la paix avec soi-même, et s’écouter. Faire un sérieux inventaire de tout ce qui nous habite et qui n’est pas ‘nous’… toutes ces images du bonheur qui nous tombent dessus de toutes parts et qui, inconsciemment, nous mènent sur de faux chemins. Faire le vide, et reprendre sur des bases plus saines.’
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Che-ese !
Clic, voilà. Tout le monde peut se détendre, la photo est prise, il n’est plus nécessaire de grimacer.
‘Grimacer’, ou, pour utiliser un autre mot, ‘sourire’.
Pourquoi sourit-on sur les photos ?
…
Le fait de prendre une photo est quelque chose d’assez fascinant en soi – nous y reviendrons avant la fin du voyage – et pour qui y réfléchit quelques instants, ouvre un champ de découverte sur la nature humaine tout à fait passionnant…
La discussion avec Reiner réveille quelques-uns de ces aspects, en particulier l’expression qu’il a utilisée pour évoquer ‘les images du bonheur’…
A ce moment-là, les goûters de l’enfance, les anniversaires de famille et tout l’album photo de mariage sont aussitôt revenus… et bien sûr, en tête, des images de visages, de costumes blancs, et de sourires…
Tiens… en voilà une d’image du bonheur : le sourire !
Des sourires édentés au-dessus du gâteau du sixième anniversaire… des sourires rayonnants d’enfants, des sourires béats de jeunes amoureux, des sourires éprouvés de parents à la maternité, des sourires réconciliés de vieux amants aux noces de chêne… au-delà des milles facettes de bonheur, un trait reste toujours : le sourire.
C’est lui qui semble appeler le clic. Lui que l’on recherche en singeant le ‘ouistiti’ lorsque ce n’est pas son homologue angliciste ‘cheeeeeese’, et c’est encore lui que recherchait bien sûr ce vieux sorcier de Karlsruhe pour rabibocher les amoureux déchirés… mais entre le ouistiti et le bonheur, il peut y avoir un monde : celui qui sépare justement le bonheur, de l’image du bonheur.
Lorsqu’on regarde les photos réalisées quelques années auparavant, le plaisir n’est pas toujours au rendez-vous. Il est même très fréquent qu’on n’apprécie guère l’exercice, ou même que l’on regrette carrément certaines poses… avant peut-être un jour de s’en amuser.
L’adolescent crâne qui bande les abdos au moment du clic, la jeune nymphette qui émane de fierté dans sa tenue de paysanne…
Au moment de la prise, telle devait certainement être l’image du bonheur. Devant l’objectif, le réflexe est en effet très souvent de démontrer. Démontrer son degré de bonheur. De réussite… montrer ses abdos pour l’ado, ou ses jupettes pour la nymphette.
Et bien sûr, bien des années plus tard, ne reste que le ridicule… l’absurde de la scène : l’image du bonheur sans le bonheur.
‘De même l’étranger qui, à certaines secondes, vient à notre rencontre dans une glace, le frère familier et pourtant inquiétant que nous retrouvons dans nos propres photographies, c’est encore l’absurde’
(le mythe de Sisyphe – Camus)
Est-ce à dire qu’il n’aurait jamais fallu faire ces photos ?...
Non bien sûr : car elles ont l’avantage de ne pas mentir tout à fait… et c’est aussi pour cela d’ailleurs que nous préférons les déchirer parfois.
Elles ont le certain avantage de nous faire ressentir ce décalage qu’il existe entre ce que nous pensions émaner (‘voyez combien je suis heureux !’) sinon singer (ouistiti !!) et le résultat pictural : ‘décidément, j’étais ridicule’…
De ce sentiment désagréable peut alors naître un mouvement de salut : se détacher de cette ‘image de bonheur’ qui nous avait habitée à ce moment-là…
Le bonheur rayonne par nature est n’a jamais besoin d’être singé.
Si la photo est devenue ridicule, c’est qu’il ne s’agissait certainement pas de bonheur… mais d’une image du bonheur trompeuse à laquelle nous nous sommes laissé prendre.
Nous l’avons crue, avons déployé nos efforts pour y tendre, y ressembler… y coller.
Et une fois que nous nous y sommes conformés, il y eut cette drôle d’impression : un certain désarroi… peut-être celui de constater que la chose en question n’avait pas su susciter en nous la joie profonde, saint graal inconscient de notre quête personnelle. Et que l’admiration que l’atteinte de cette image du bonheur susciterait parfois autour de soi était un bien maigre substrat qui ne tiendrait pas la longueur une fois mise en balance dans le jeu des miroirs : dans le regard de l’autre, je deviens moi-même image du bonheur, image fausse, je le sens… je le sais… et par ces regards, je découvre à la fin la cécité de cet autre.
Une cécité qui était jusque-là la mienne, et que je découvre… quasi universelle.
J’avais cru jusque-là que ‘quelqu’un’ saurait… qu’il suffisait de suivre les images, les sourires. Ces milliers de clichés de visages épanouis et bienveillants qui nous pleuvent dessus chaque jour.
Images du bonheur qui s’avèrent être de bien piètres guides…
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