lundi 10 septembre 2012

Le bonheur selon Reiner

Le genou de Reiner ne renâcle plus. Ou presque plus. En tout cas, suffisamment peu pour pouvoir fuir Vilnius dès demain. Voilà en substance ce que le principal intéressé nous apprend à notre retour à l’auberge.

A la veille de son départ, il est donc grand temps de mettre à exécution ce que nous nous étions promis depuis quelques jours : se faire un resto typique et échanger nos impressions sur la capitale, ou d’autres sujets bien sûr selon affinité.


Reiner voyage seul.
Un bon moyen de rencontrer des gens : quand ces derniers aperçoivent quelqu’un dîner seul, il est très fréquent que l’invitation à partager le repas se fasse très naturellement. Et, une fois le repas échangé, les discussions s’ouvrent, et parfois, les portes de certaines âmes.

C’est un de ses principaux plaisirs lorsqu’il voyage : la rencontre.


Nous ne sommes pas surpris alors de l’entendre regretter les idées reçues selon lesquelles le monde est dangereux, autrui est dangereux, et qu’il vaut mieux rester en sécurité chez soi…

‘On ne fait que monter les gens les uns contre les autres’…

À cet instant, il montre du doigt l’appareil qui trône au-dessus de notre table : sur l’écran grand format, un homme défiguré est filmé en gros plan sur son lit d’hôpital. Guérillas, échauffourées, terrorisme… ici aussi, dans ce ‘resto typique’, les écrans trônent de toutes parts : il n’y a pas une seule table d’où il ne soit pas possible de percevoir un écran.

Nous ne pouvons qu’aller dans le même sens.


‘Je vais vous raconter une histoire… il y a quelques années, j’étais en Amérique du Sud. Argentine et Chili principalement. Au sud de la Pampa, à vélo. Je sais aujourd’hui que ce n’était certainement pas la meilleure idée du monde mais bon… j’étais à vélo quand même. Et tout seul. Puisque vous y étiez aussi un jour, vous savez de quoi je parle quand je vous parle du vent : de ces vents à traverser la route dans toute sa largeur d’un seul coup sans comprendre ce qui vous arrive et ne reprendre vos esprits qu’une fois ramassé dans le talus d’en face… j’avais prévu de quoi m’alimenter pour 4 ou 5 jours, ce qui devait permettre de couvrir la distance entre deux points de ravitaillement. La pampa, vous savez ce que c’est… seulement, je n’avais pas prévu d’avancer si lentement ! Et je me suis retrouvé piégé.

Lorsque je me suis avoué que j’avais mal calculé mon coup, il était déjà trop tard pour faire demi-tour… et là, je me suis posé de vraies questions.

Au début, on essaye de nier : on se dit que demain, le vent sera moins fort… et en continuant ainsi, on s’enfonce toujours plus dans la mouise. Quand on se l’avoue enfin, souvent trop tard, on ne peut alors que s’en remettre à la colère : tournée contre soi-même, puis contre le vent, et le monde entier… et si cela donne un peu plus de forces pour pédaler, cela ne dure pas longtemps : après s’être retrouvé deux ou trois fois dans le talus après quelques claques de vent, on est vite calmé. Alors vient un abattement. On se demande bien sûr ce qu’on fout là… et on se met (ce qu’on ne devrait jamais faire dans ces moments-là) à cogiter et se poser des questions de fond : qu’est-ce que je fous là… pourquoi ne suis-je pas avec ma famille ? Avec mes amis ? Et voyager seul dans ces moments-là s’apparente presque à une grave erreur.

Sur ces routes, je ne croisais guère que quelques poids lourds au long de la journée. S’ils venaient de face, je les voyais venir de loin par les nuages de poussière quasi horizontaux qui les annonçaient. S’ils venaient de derrière… je bondissais souvent au dernier moment lorsqu’un coup de klaxon m’indiquait de quitter le milieu de la piste sur laquelle je zigzaguais au gré des rafales.

J’avais beau voir que mes réserves devraient être rationnées, il faut du temps avant de s’avouer vaincu et de se dire : ‘je vais demander de l’aide’. Je m’obstinais.

Chaque soir, le sentiment de solitude était plus profond. Les questions qui me rôdaient dans la tête toujours plus vicieuses… et mes nuits plus courtes.


Et quand je reprenais la route, c’était la tête lourde, le ventre qui miaulait, et dans des états de semi somnolence qui me rendaient toujours plus vulnérable aux coups de vent : je réagissais trop tard, ou de manière inadaptée…


A un moment donné, je me suis retrouvé avec un chien en face de moi.

Aujourd’hui, je me dirais : ‘Tiens, un chien, il doit venir de quelque part… je vais tomber sur une habitation !’

Mais à ce moment-là, j’étais dans un tel état que je ne voyais qu’un chien. Une belle bête un peu en retrait de la piste, qui me guettait. Les chiens, vous savez ce qu’on en dit : ‘il vaut mieux s’en méfier… c’est dangereux !’…….. alors, précaution prise, j’ai mis pied à terre et ai saisi quelques pierres, que j’ai mises dans la poche de mon maillot.

Nous nous épions, sans que ni l’un ni l’autre ne fasse quoi que ce soit d’agressif… alors après un moment, j’ai repris la route. La bestiole est restée derrière, et puis je ne l’ai plus vue… jusqu’au soir. J’ai dû lui faire comprendre qu’elle n’était pas la bienvenue, et je lui ai jeté des pierres en poussant des cris. Si elle a fini par fuir en montrant les dents, je n’ai bien sûr pas beaucoup fermé l’œil de la nuit. Je commençais vraiment à être rincé…

Le lendemain, nous nous sommes retrouvés à nouveau. Elle m’observait, toujours à distance… et je la gardais à l’œil, et mes pierres dans la poche. Et puis à un moment, je me suis de nouveau retrouvé dans le talus. J’étais un peu sonné, le vélo à moitié sur moi, et le temps que je retrouve mes esprits, la voilà qui venait sur moi… la faim, la fatigue, les douleurs, le vent, le sable, la colère… tout est venu d’un seul coup, j’ai saisi la plus grosse pierre que je pouvais trouver à portée de main et, dans un cri rauque, je la lui ai balancée avec toute ma rage… tu sais alors ce qui est arrivé ?


Au lieu de montrer les dents, ou de me sauter à la gorge, le chien s’est mis à courir après… et me l’a rapportée !’


Bon conteur, Reiner marque la pause, sourire aux lèvres, et en profite pour avaler une bouchée. Il mâche lentement, savourant son effet, puis s’essuie enfin la bouche avant de reprendre.


‘Vous vous demandez certainement où je veux en venir ?... attendez voir encore un peu. A partir de ce moment, nous avons cohabité. Nous avons joué un bon moment, je lui ai jeté au moins mille pierres : j’avais l’impression que chaque pierre jetée me soulageais d’un poids profond… et quand j’en ai eu assez, je me suis assis par terre, vidé, mais comme infiniment soulagé, la tête vide, dodelinant au gré du vent.

Lorsque j’ai repris la route, ce vent me sembla moins fort, le sable de la piste moins meuble… plus rien ne semblait plus m’accabler. Et les kilomètres ont pu défouler plus rapidement. Tout au long de la journée, je cherchais le chien du regard et me surprenais même à m’inquiéter lorsqu’il restait longtemps invisible.

Les jours ont passé ainsi, et j’ai fini par trouver une ferme. Un gaucho super sympa. J’y suis resté plusieurs jours, ils m’ont accueilli les bras ouverts, j’ai ronflé comme un loir, et après quelques jours, nous avons mis le vélo et mes bagages à l’arrière du pick-up, ils m’ont mené un peu plus loin, et j’ai pu continuer ma route sans problème.

Chose surprenante : dès le moment où je suis arrivé à cette ferme, je n’ai plus vu le chien. J’ai surveillé, regardé autour régulièrement au cours des journées… et j’ai alors demandé à mon hôte s’il en avait vu un. Il n’en avait pas vu. Et bizarrement, il semblait douter au fond qu’il soit bien probable de rencontrer un chien ainsi au milieu de nulle part… je n’ai pas insisté, mais, au moment de monter dans le pick-up, j’ai longuement regardé autour de moi...’


Nouvelle pause, nouvelles bouchées. Nous attendons, sagement, même pas perturbés par l’écran qui nous surplombe toujours…


La serviette passe sur ses lèvres.


‘Aujourd’hui encore, je me demande si ce chien a bien existé… mais cela m’a en tout cas appris quelque chose de très important :

'il n’y a pas plus de danger dehors qu’il n’y en a en soi’
 

L’aphorisme tourne et retourne dans nos têtes, profitant d’un nouveau temps de pause…


‘Qui était le plus dangereux ? Le chien qui voulait jouer à la baballe ou celui qui lui jetait des pierres ? Et quand bien même… qu’y a-t-il de plus dangereux : un chien menaçant ou un homme qui préfère ignorer sa conscience et s’obstiner dans une voie qu’il sait pourtant sans issue ? Et, si on creuse au fond de tout cela… si on réfléchit vraiment au fait que je me sois mis à ce point en danger… ‘malgré moi’… qu’y a-t-il au fond de plus dangereux que soi ?’

‘Réel ou pas, quelque part, ce chien m’a sauvé. Et, à pourtant passé quarante ans, je me suis mis à voir la vie tout autrement. Une phrase du Dalaï-Lama m’est alors revenue en tête : ‘le bonheur est une chose trop précieuse pour être confiée à quelqu’un d’autre’. Et j’ai compris qu’il en allait de même avec le malheur… on ne saurait tenir la terre entière responsable de ses propres malheurs lorsqu’on en est soi-même le premier manœuvre…’


‘Mais alors, puisque tu parles de bonheur, comment t’y es-tu attelé ? S’il ne peut être confié à autrui, par quel bout commencer ?’

Reiner sourit.

‘Par soi-même… refaire la paix avec soi-même, et s’écouter. Faire un sérieux inventaire de tout ce qui nous habite et qui n’est pas ‘nous’… toutes ces images du bonheur qui nous tombent dessus de toutes parts et qui, inconsciemment, nous mènent sur de faux chemins. Faire le vide, et reprendre sur des bases plus saines.’

‘Et concrètement, que fais-tu à présent ?
-       Le cirque !’

Nous regardons ce bonhomme de passé cinquante ans qui se marre à voir nos visages incrédules…

‘Le cirque ?!’
-       Oui ! Le cirque : je fais tourner des assiettes, je jongle, je fais du monocycle… là aussi, il a fallu que je balance quelques idées tout à fait idiotes comme celle selon laquelle on ne serait plus bon à rien apprendre au-delà d’un certain âge… balivernes ! Il y a tant de choses à apprendre, à découvrir… dès que je suis revenu de voyage, on s’est lancé un défi avec un collègue, et puis on s’est mis à faire du monocycle : des fous ! On s’y mettait 2 heures par jour, on en faisait à la maison, dans le salon et on comparait nos progressions ! Et puis on a monté un petit club, et puis on a même fini par monter un spectacle… de fil en aiguille, on a appris d’autres choses, à faire tourner des assiettes par exemple…
-        Et à présent, tu voyages différemment ? Apparemment, tu voyages toujours seul…
-       Oui, mais je ne voyage plus pour fuir… et à présent, pendant ces longues heures de pédalage solitaires, j’éprouve même une certaine joie à me retrouver…………….

… et, si je garde toujours une pierre dans la poche de mon maillot, c’est à présent pour pouvoir inviter un éventuel compagnon de jeu……..’


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Si vous souhaitez réagir, n'hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à nous envoyer un message à l'adresse suivante: petits_carnets_dalsace@yahoo.fr