Elle s'appelle Ingrid.
Nous l'avions aperçue sur la plage, face à la mer. Le
dos bien droit, seule, et regard vers l'horizon.
Toujours plus au nord, quelque part sur la piste, un
panneau de bois, écrit à la main. Un camping à gauche.
Il s'agit en fait d'un pré, au bord d'un corps de ferme.
Le pré est désert. Devant la ferme, deux enfants. Ils
traquent la grenouille.
Derrière la ferme, une forêt de pin, qui la sépare du
rivage. Et au-delà, la plage, vide et déployée. Une piste d'atterrissage pour
quelque esprit trop encombré.
La mer n'y gronde pas : elle roucoule et s'y
gargarise.
Le sable clair prend des nuances rosées, puis
orangées... il se colore de feu, puis s'éteint peu à peu. Il bleuit...
verdit... et s'éteint tout à fait dans des nuances de gris.
La soirée est fraîche.
Ingrid s'en est retournée à la ferme. Elle y a rejoint
sa petite famille.
Debout, dans nos pantalons, nous regardons de haut le
petit réchaud bleu qui gronde à nos pieds. Les mots se sont envolés, et nous
nous laissons envahir par la vie nocturne qui reprend ses droits.
Des pas...
C'est elle. Ingrid.
Puisque nous sommes seuls dans cette immensité de
silence, peut-être, s'est-elle dit, serions-nous heureux de partager une tisane
ou toute autre boisson chaude ?
La demande est sans fard. Ses traits sont légers et son
regard dépouillé.
'Oui, ce serait avec plaisir'...
Les mots sont sortis naturellement, et presque malgré
nous.
Ingrid et sa petite famille sont en vacances. Ils
habitent la capitale, Riga. Ils viennent ici se ressourcer.
Des amis les ont rejoints : nous sommes présentés.
Les présentations sont simples. Étrangement, le dépouillement semble régner
naturellement en maître ce soir... les présentations sont suivies de regards
bienveillants, sans sourire démesuré, sans grimace de séduction...
'naturellement'.
Ingrid nous indique qu'elle a récolté quelques fleurs et
quelque herbes non loin d'ici, de quoi se faire une très bonne tisane... nous
ne sommes pas contre.
La discussion se fait sans empressement. Les phrases,
dites à demi-voix, ne s'attardent jamais plus de quelques secondes et restent
parfois suspendues quelques instants... c'est une discussion épurée, qui
n'aurait au fond même plus besoin de mots.
La tisane nous est servie. Son goût est âpre... mais
c'est bien comme cela. Le sucre est un luxe... et demanderait encore de
superflus mouvements.
Nous partageons nos lenteurs...
Un adolescent vient d'apparaître. Il s'appelle Tomas.
Tomas nous invite à un spectacle nocturne très spécial,
et qu'il prépare, paraît-il depuis longtemps... tasse au creux de nos mains,
nous sommes invités à sortir et nous installer, sur des bancs, au dessous du
tilleul, le spectacle ne va pas tarder à commencer.
Nous restons là, sur les bancs, dans le silence de la
nuit... sur un rebord de fenêtre, quelques bougies. Au loin, léger, le ressac
de la mer...
Tomas tarde... cela fait un petit moment à présent que
nous écoutons la nuit...
Tomas a le trac.
La présence de deux étrangers n'était pas prévue au
programme, et il semblerait que nous l'intimidions... les femmes frappent des
mains, scandant son nom... la fenêtre face aux bancs s'ouvre, des baffles de
chaîne Hifi sont disposées à la lueur d'une lampe de poche. Quelques
crachouillis, puis voilà : le show va commencer...
… mais Tomas est décidément timide... son père l'invite,
d'une voix douce, à commencer... mais le trac est trop fort. Les baffles se
taisent soudain et nous restons à nouveau dans le silence opaque de la nuit...
Après quelques instants, nous nous apprêtons à nous
relever, mais Tomas s'est décidé : les baffles se sont remises à
crachouiller, ça y est : le spectacle va pouvoir commencer.
Le voici, deux bâtons dans les mains, et une sorte de
double entonnoir inversé... c'est un diabolo.
Il commence.
Le diabolo s'illumine, bleu, puis vert... il semble
s'animer de couleurs vives en gagnant en vitesse. Un premier lancer... hop,
c'est raté. Tomas joue la décontraction... et reprend. Second lancer... deux
disques bleus s'envolent dans l'obscurité, redescendent, et rebondissent
par terre... Tomas fouette l'air d'agacement... le diabolo retrouve le fil,
tourne et tourne, rebondit par-dessus l'épaule, sous le genou, puis, sous nos applaudissements,
trace son chemin à travers quelques nœuds, il vire à l'orange et s'envole à
nouveau dans les airs...
... mais, une fois de plus, chute par terre... nous applaudissons à nouveau pour l'encourager, mais c'est plus d’humiliation que ce qu'il peut supporter : notre artiste en herbe jette ses bâtons et quitte précipitamment la scène... les baffles continuent de crachouiller ses rythmes électroniques sur lesquels une voix grave renforcée répète en boucle 'let's go ahead'...
…
Sur l'autre fenêtre, les flammes des bougies tanguent
gentiment... Tomas disparu, les baffles ont dû sembler trop insupportables.
Quelqu'un les a faites taire.
La mère est allée réconforter son jeune artiste en
peine, et nous sommes restés là, dans l'obscurité, de longs instants encore
avec Ingrid, sur les bancs, sous le tilleul... juste à écouter le silence...
… et le ressac de la mer...
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