Mažeikiai est le dernier bourg lituanien que nous traversons. Environ vingt cinq kilomètres plus loin, nous remettrons une nouvelle fois les compteurs à zéro. Nouveau bonjour, nouveau merci et nouvelle monnaie.
Tandis que nous épluchons toutes les banques du petit centre-bourg pour nous procurer quelques lats, les preuves de sympathie se multiplient. C'est une auto-école qui s'arrête à notre hauteur pour nous saluer (l'air crispé du jeunot au volant nous donnera à croire qu'il n'était peut-être pas l'instigateur de cet arrêt impulsif...), c'est une femme qui interrompt sa marche pour contempler notre embarcation, émerveillée, imitée peu après par un très jeune ado à vélo, capuche relevée, et enfin, une petite vieille particulièrement joviale, qui nous tiendra le bras de ses deux mains pour nous parler d'Europe... elle a manifestement reconnu le drapeau, et c'est un des rares mots que nous comprenons de son discours apparemment élogieux...
Chose notable : cette région devenue si sympathique n'est pas épinglée de bannières compulsives... nous sommes sans doute déjà en terre conquise.
Se pourrait-il que les terres proches des frontières soient plus enclines au changement ?...
En repensant à l'expérience polonaise, mais aussi à certaines régions frontalières de France, l'hypothèse ne semble pas tenir bien longtemps la route...
…
Lats en poche, nous revoilà repartis. Le centre de Mažeikiai semble avoir connu de récents tirs d'artillerie : la plupart de ses rues sont éventrées, bon nombre de bâtiments effondrés... de grands travaux sont en cours, et pour cela, on n'hésite pas à faire du ménage dans les bâtisses. Des canalisations toutes neuves sont posées et, grâce à un panneau gigantesque posé au cœur du centre, on peut rêver au bonheur imminent d'une ville nouvelle. En s'approchant du panneau, le badaud peut constater que la bannière étoilée y est également présente, mais pour une fois, en bas, à gauche, et si discrète...
Déviation, puis déviation de la déviation et après quelques tours du centre, nous avons fini par trouver la sortie souhaitée. La D170 est toutefois elle aussi en travaux et la circulation y est alternée.
Tractopelles et autres engins fumants dressent quelques réverbères tandis que d'autres enterrent de nouvelles canalisations. Des cônes délimitent de très étroites voies, trop étroites pour que nous nous y aventurions malgré le bonhomme au panneau rouge. Nous patientons donc, aux côtés d'un poids lourd qui ronronne lourdement... une minute... puis deux... puis une de plus... nous restons là, scotchés en aval du radiateur du trente-huit tonnes à égrener les minutes. Le bonhomme s'est redressé, a retourné son panneau, puis s'est à nouveau avachi.
La voie est toutefois trop étroite pour la politesse et le chauffeur l'a bien compris : il démarre en trombe, nous dépasse sans plus de ménagement, et projette à quelques décimètres au dessus du sol une ribambelle de petits nuages tourbillonnants et obscurs tout à fait dissuasifs... nous mettons le pied à terre et attendons quelques instants, mais le véhicule suivant s'est lui aussi empressé d’emprunter la voie, imité aussitôt par le suivant, puis le suivant... jusqu'à ce que le bonhomme se redresse et tourne à nouveau son panneau... et s'avachisse enfin.
Sous ses paupières lourdes, son regard a glissé un instant sur le côté pour se poser sur nous, puis a re-glissé vers le centre de l'orbite pour s'éteindre à nouveau. Un infime sourire aux lèvres.
La seconde tentative est la bonne : campés au milieu de la chaussée, nous ne laissons cette fois-ci pas le choix à la camionnette suivante. Le bonhomme au panneau disparaît derrière nous, suivi d'un, puis deux cônes bariolés puis d'un autre et ainsi de suite. Après quelques hectomètres, nous retrouvons une voie à double sens, et la camionnette furieuse nous dépasse laissant libre court à la virtuosité de son klaxon (qui, il faut bien l'avouer, reste très limitée...).
Quelques kilomètres à peine, puis rebelote : même cinéma. Cette fois-ci, c'est le revêtement de la chaussée que l'on refait. En empruntant la voie encore fumante, nous croirions qu'une chape de plomb vient de nous tomber dessus : les chiffres du compteur kilométrique (compteur qui mesure, comme son nom ne l'indique pas, également la température) se succèdent avant de se stabiliser quatorze degrés plus haut... nos casques se transforment bientôt en pommeaux de douche, et des rivières ne tardent pas à couler sur nos tempes, ruisselant le long des lanières de nos jugulaires... au rythme du pédalage, cols grands ouverts, des gouttes, presque des filets, se détachent et atterrissent sur le haut de nos cuissots presque à point tandis que le restant des flots heureusement délicieusement glacés par l'air s'en vont rejoindre nos sternums, puis le creux de nos estomacs... goutte après goutte, nous sentons le ruissellement poursuivre sa descente, rejoignant plexus et nombrils avant d'être absorbés par nos cuissards déjà trempés... drôle d'impression que de pédaler avec le bas des cuisses qui rôtit et les chevilles rendues tendres à l'étuvée...
Nouveau bonhomme au panneau rouge, nouvelle queue hors du feu, puis nous revoici sur le grill...
N'y tenant plus (le corps humain se compose certes de deux tiers d'eau, et en théorie, il nous resterait encore quelques réserves, mais à ce rythme, nous ne toucherons bientôt plus nos pédales...), nous décidons de prendre la première piste qui s'engagerait vers le nord.
Si quelques poids lourds semblent avoir eu la même idée (nous obligeant à chaque fois à nous réfugier en bord de piste, tenant nos casques et fermant les yeux en attendant que la tempête de poussière nous ait dépassés et se soit dissipée (repérant le premier temps à l'oreille, puis le second en entrouvrant nos paupières (l'ombre des tourbillons de poussière se dessine au sol avant de se dissiper tout à fait... mais voilà assez de parenthèses)), la circulation reste minime... et c'est fort heureux. La piste est une de ces pistes récemment refaites, à grands renforts de tout-venant flottant sur lequel notre marge d'équilibre est bien faible : la trace que nous laissons derrière nous n'aurait rien à envier à une droite que l'on demanderait de tracer à un petit gars de maternelle, et nous dérivons à une vitesse à peine plus élevée qu'un tout petit dix kilomètres heure... à travers le cintre du guidon, le gravier fuyant détermine l'angle maximal d'orientation avant la chute... un angle qui ne suffit parfois pas à négocier le virage qui se présente : nous devons alors encore ralentir, à la limite de la rupture... et parfois, mettre pied à terre pour replanter notre gouvernail dans le bon courant.
La manœuvre est malaisée...
Les avants-bras se tétanisent peu à peu... une main de fer dans une mitaine de velours... des fourmis ont envahi le bout de nos doigts... équilibre et efforts se disputent nos ressources... et lorsque de grâce, la route s'incline en légère descente, nous sentons nos épaules entrer en résonance à la vitesse extrême de 20km/h... au niveau de nos omoplates une étrange sensation d'engourdissement, au niveau de nos mâchoires, des courbatures... nous freinons encore un peu...
Pour couronner le tout, un chien errant est apparu de nulle part... nous le surveillons dans le champ tremblant d'un coin d’œil, mais la bestiole semble simplement chercher un compagnon de route. Une ferme en bord de piste. Bâtisse de bois au toit de tôles. La langue pendante, notre compagnon y fait une halte tandis que nous continuons, toujours plus loin...
… un parfum de fraise...
…
Cette sortie de Lituanie semble rejouer la scène de notre arrivée... le sens de lecture simplement inversé...
… la piste rugueuse, le chien vagabond... la ferme de bois, la forêt... la fraise odorante et ses cueilleurs...
Une différence majeure : les groseilles sont à présent cueillies depuis longtemps déjà...
… et la myrtille est devenue la reine du bocal.
Un champ d'orge écarte la forêt, bousculé un peu plus loin par un champ de colza... une ferme... un mât au dessus duquel une cigogne a élu domicile... voici la dernière image de Lituanie.
De part et d'autre de la piste, deux bornes aux couleurs patriotiques sont en effet apparues et se font face.
Nous y sommes.
La frontière.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Si vous souhaitez réagir, n'hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à nous envoyer un message à l'adresse suivante: petits_carnets_dalsace@yahoo.fr