mardi 15 janvier 2013

Bruits nocturnes...

Le demi siècle d'occupation soviétique laisserait comme on s'en doute de nombreuses empreintes sur le territoire de Lituanie, il en est toutefois une qui est suffisamment inattendue pour qu'on la mentionne ici : l'épanouissement de la biodiversité...

Le premier facteur influent est également assez saugrenu, puisqu'il est militaire : la Lituanie, à l'ère soviétique, était en effet un territoire de choix pour l'installation de bases stratégiques, une tête de pont privilégiée, une rampe de tir de 'proximité', orientée vers l'Europe durant la guerre froide. Le second facteur est administratif et concerne l'administration hypercentralisée du territoire de l'URSS, et l'abandon de terres agricoles laissées en jachères.
 
 


Dans les deux cas, de vastes territoires soit interdits d'accès, soit laissés à l'abandon ont ainsi été laissés 'vierges' durant des décennies, ce qui a permis l'éclosion et l'épanouissement de nombreuses espèces sauvages, dont certaines éteintes sur nos territoires d'Europe occidentale.






Ainsi, en bord des innombrables lacs et rivières, de nombreux castors et loutres vivent comme des coqs en pâte, tandis qu'aux côtés de sangliers et de renards, des élans et des lynx se promènent joyeusement en forêt... ainsi que des colonies de loups. Quelques plus rares bisons viennent enfin compléter cet improbable tableau pour l'émerveillement des amoureux de la nature.

Aussi, lorsqu'au milieu de la nuit, campés dans une clairière en bord de rivière, nous sommes réveillés par d'insistants et nombreux cris sauvages à travers les pans de notre toile, nous avons l'embarras du choix pour déterminer quelle bestiole vient ainsi perturber notre sommeil...
En tendant l'oreille, nous arrivons à déterminer par leur éloignement au moins 5 à 6 points de diffusion. Certains sont assez lointains, d'autres, très nets, semblent provenir de tout près...

Quelque chose gratte le coin de la tente, juste au dessus de nos têtes... mais ne crie pas. Allumant tout doucement la diode d'une frontale, nous visualisons à travers la moustiquaire 4 petits doigts brillants qui essayent de l'escalader. Fausse alerte, ce n'est qu'un crapaud tout bouffi et tout gluant... la clairière en regorge, de même que de nombreux petits mammifères que l'on entend souvent, reconnaissables à leur petite course précipitée sous quelques feuilles sèches...





Nous éteignons et tendons à nouveau l'oreille, les yeux bizarrement grand ouverts, comme s'ils pouvaient nous être d'une aide quelconque pour améliorer notre perception des bruits...





Difficile d'avoir l’ouïe fine postés tout au bord d'une rivière... chaque grincement d'arbre, chaque craquement de brindille semble suspect et nous ne sommes pas bien sûrs de l'avoir réellement entendu ou inventé... les cris sont toutefois bien réels, de plus en plus rapprochés, et, il nous semble, de plus en plus nombreux...





Ça fait quel bruit un lynx déjà ? Et un vison ?... et une loutre ?





 
Sur l'instant, nous devons bien avouer notre inculture en bruits sauvages locaux... il y a bien d'un côté les bruits 'familiers' (un cri de chevreuil, un brame de cerf, un cri de sanglier excité... sans oublier toute une collection de chants d'oiseaux et autres insectes nocturnes, en passant même par la chauve-souris, pipistrelle ou rhinolophe...), mais de l'autre, il faut bien l'avouer, bien des bruits restent 'inconnus', parmi lesquels nous rangerions volontiers le cri du loup pour ne l'avoir jamais entendu directement...
 
 
... mais a priori, cela ne devrait pas ressembler à 'ça'...






Ça, ce sont des petits cris haut perchés, presque des sifflements... quelque chose qui ressemble à un éternuement étouffé, un couinement retenu... voire même une oreille qui se débouche par un jour de grand rhume...


 




Mais quelle bestiole peut donc bien faire ce genre de bruit ?!...
 
Savoir...







Ne trouvant aucune réponse dans le répertoire de bruits en mémoire, nous n'y tenons plus : nous devons 'savoir'...

En nous promettant de palier à cette lacune de retour chez nous (si nous ne nous faisons pas bouffer cette nuit), nous nous décidons à aller voir pour de bon.
Sortir du sac de couchage, trouver à tâtons un pantalon (ayons tout de même le goût de se faire bouffer habillé), une veste, enfiler des chaussures (on se sent plus courageux les pieds secs, et puis marcher sur un crapaud pieds nus n'est jamais très agréable), s'emparer de la frontale, et... sortir.

L'air est frais, humide... rester là, accroupi dans le noir, les 2 pieds dans l'herbe humide et une main posée en arrière, dans le duvet encore chaud, comme une ancre vers le havre de sécurité...




Les bruits les plus proches se sont tus... bientôt imités par ceux qui viennent de plus loin.







Plus rien.






Rester là, quelques instants, immobile, dans l'obscurité...


Toujours rien... rien d'autres que la rivière.
Un instant suspendu.

 
Se lever, soulager les cuisses crispées... se diriger vers les bancs, lentement, une main tendue devant... le foyer, même si la dernière braise a disparu du champ du visible, diffuse encore sa chaleur autour de lui... un bon guide pour s'orienter. 

Et attendre.


Tsiiiiuiiit !





 

 
Tsiiiiuiiit !
 
 
Tsiiiiuiiit ! Tsiiiiuiiit !

 
 
Les sifflements reprennent peu à peu. La clairière est en contre-bas d'un talus boisé. La plupart des sifflements semblent venir de 'par dessus'... certains sont tout près.

 





Savoir...






Allumer la frontale, tout doucement... tourner la molette, très lentement... la diode frileuse entrouvre ses paupières... pas suffisamment pour voir au delà de quelques centimètres... en tournant davantage la molette, le creux de la paume prend vie et chaleur... à travers la vapeur expirée, la veste retrouve des couleurs... un rond de vert au sol... cela ne suffit pas toutefois pour percer le noir autour.





Les cris continuent et ne semblent en rien perturbés par cette maigre bulle de lumière suspendue un peu au dessus du sol...

La molette continue de tourner, le banc de bois apparaît dans le cône blafard, le foyer et ses cendres fumantes... un pas en avant, puis un autre... toujours plus près du cri le plus proche... le banc disparaît, avalé par la nuit... quelques buissons, les premiers troncs, et la butte, recouverte d'un tapis d'épines... des racines, comme des doigts accrochés à la terre...

… le cri s'est tu à nouveau...

 
… c'est proche... tout proche, et pourtant, toujours rien en vue...
 
Le cône de lumière quitte les doigts accrochés au sol, glisse sur le tronc d'un sapin et le balaye enfin vers le haut...





Il n'a pas balayé deux mètres lorsqu'un flot de bruits et de mouvements se déclenche, là, à quelques pas, bruits et mouvements soudains qui se rapprochent d'ailleurs à une vitesse si rapide qu'il n'y a plus qu'à s'en remettre aux réflexes : après le sursaut, s'accroupir et laisser passer par dessus la tête ces bruits et mouvements... un bras s'est aussitôt relevé devant le visage, tandis que l'autre s'abaissait pour assurer l'équilibre, balayant l'espace d'un halo de lumière au hasard de sa trajectoire... le tout n'a duré que quelques dixièmes de secondes, suffisamment pourtant pour les voir... ils sont bien plus nombreux que ce que nous avions imaginé.

Le verre de la frontale est plaqué contre le sol... seuls quelques brins d'herbe se détachent de la nuit...
 
… yeux toujours grands ouverts sur l'obscurité, l'image balayée comme un flash reste pourtant plaquée, persistante et bien visible : une petite armée de yeux jaunes/oranges... des yeux grands ouverts, ronds comme des billes, aux reflets vitreux... là-haut...





… le cœur bat la chamade, frappe comme un sourd dans les oreilles tandis que sur les lèvres naît... un sourire.
 
Le temps de reprendre ses esprits, se relever... et rire de soi.






Ce soir est manifestement un soir de congrès. Un congrès de sages...






Pour une raison inexpliquée, toute une colonie de sages s'est en effet réunie autour de la clairière.


Il semblerait que nous ayons élu domicile pour la nuit au beau milieu de l'assemblée... l'assemblée des très vénérables grands ducs... de grands ducs en pleine discussion.


Des chouettes et des hiboux, probablement heureux de retrouver depuis quelques semaines une vraie obscurité après quelques mois de disette...


... des rapaces certes, mais bon... de quoi bien se marrer...
 
Et puisqu'à présent, nous 'savons', il ne nous reste plus qu'à retrouver le bon duvet chaud, bâiller quelques fois, puis s'endormir à nouveau...

 
... quand il fera jour, il sera bien temps de s'agiter : les frontières de la Lettonie n'ont jamais été aussi proches...
 
 
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