vendredi 17 février 2012

Le bonheur selon Ugnė

 
En voyant les trombes d’eau, la grêle et la chair de poule de ces drôles de visiteurs, Ugnė a mis de l’eau à chauffer. Sa grand-mère, comme d’habitude, lui avait préparé trop de biscuits… cela tombe bien.


Ugnė a dix-huit ans. Elle a déjà vu un peu de monde, s’évade en voyage, par l’esprit ou lors de congés d’été. Pour travailler. Les vacances oisives, elle ne connaît pas.

Cet été, elle accueille les vacanciers dans le camping rutilant de Druskininkai. La saison est sur le point de débuter : une nouvelle occasion pour elle de pratiquer ses langues étrangères. Le russe qu’elle a appris dès sa petite enfance. L’anglais, comme langue obligatoire dès le collège. L’allemand, par choix. Et puis, chose rarissime dans ce pays : le français. Car il est chantant.

Elle a passé ainsi trois étés successifs en France, dès ses quatorze ans. Et elle en garde un souvenir magique…


Aussi lorsque, trempés jusqu’à l’os, nous franchissons le palier de son bureau, une réconfortante odeur de thé nous accueille. Et le sourire chaleureux de Ugnė.

Ugnė signifie ‚Feu‘ en lituanien.
Un prénom qui en cet instant nous semble bien trouvé.

Et lorsqu’en plus nous lui apprenons que nous venons de France, c’est un petit brasier qui scintille…



De France ! Un pays formidable !... Mais que venez-vous faire ici ?!
-       Hé bien, découvrir la Lituanie pardi !
-       Mais il n’y a rien à voir en Lituanie… c’est un tout petit pays, vous savez.
-       Petit, mais charmant… du moins, de ce que nous avons pu en voir jusqu’ici. Vous avez une jolie nature, on sent les gens plutôt relax… c’est un sentiment très agréable…
-       Oui, c’est vrai, on a une jolie nature… mais les gens ne sont pas si agréables que vous le pensez…
-       …’

(Ugnė nous verse le thé)

‘… un proverbe lituanien dit que ‘si tu vois un homme heureux, c’est que la maison de son voisin brûle’. Et c’est une bonne définition des gens ici.’




Est-ce le thé ? Le doux accueil d’Ugnė ?

Ou encore cette invitation à discuter de ce qu’est un ‘homme heureux’ qui nous rend la douche soudainement si secondaire ?...

Le temps d’enfiler un T-shirt sec, et (chose inimaginable quelques minutes auparavant), nous voici disposés à faire durer cette tasse de thé, et disserter un brin…




Les gens sont-ils si durs que cela entre eux ?
-       … ça dépend… ma grand-mère dit que ça n’a pas toujours été comme ça. Que la vie était dure avant, mais qu’elle l’était pour tout le monde… et on savait qu’elle était dure. Maintenant, on dit que la vie est meilleure, et c’est vrai qu’on a la TV, des émissions radio, et plein de magasins. Mais c’est étrange… les gens restent très mécontents. Ils sont toujours mécontents d’ailleurs. Et ils sont toujours très froids les uns avec les autres.
-       Et de quoi cela vient-il ??
-       Ma grand-mère dit que c’est à cause de l’Europe… moi je dis que c’est à cause de notre gouvernement. Tous les jeunes disent cela d’ailleurs. Et ils partent tous.
-       Tous ?
-       Non, pas tous… mais au moins la moitié.
-       En Angleterre, sûrement ?
-       Oui. Principalement.
-       Et vous, vous pensez partir ?
-       Bien sûr !
-       Et c’est prévu quand ?
-       Je veux terminer mes études. Je n’ai plus qu’une année à faire. Et puis j’irai aussi étudier à l’étranger, et puis je verrai où j’irai…
-       Vous iriez ailleurs qu’en Angleterre ?
-       Oui… j’imaginerais bien aller en France…
-       En France ? C’est la première fois que nous entendons cela…
-       Pourquoi ? Les gens sont heureux en France !
-       … ça c’est intéressant…’


Ugnė s'est assise, et a relevé le nez de sa tasse…


'Qu’est ce qui est intéressant ?
-       Hé bien… si nous traversons les pays ainsi sur notre vélo, c’est en quelque sorte pour côtoyer les gens en direct, et voir dans quelle mesure ils sont heureux… précisément parce que nous trouvons que les gens en France sont un peu perdus avec leur bonheur. Si arrivés ici, nous entendons que la France est un modèle de bonheur, alors là, c’est assez intéressant !
-       Je suis allée 3 fois en France, et il y a une vraie différence ! Tout le monde sourit, parle et discute comme ça… on sent que tout le monde est heureux ! Les gens sont bien plus réservés ici. Il n’y a pas ce contact chaleureux…
-       Et pourtant, vous nous accueillez comme des princes ! Thé, gâteau…
-       Oui… mais parce que vous venez de France ! Je sais que c’est facile de parler…
-       Mais avant que nous ne franchissions la porte, vous ne le saviez pas…
-       Oui, mais j’ai vu comme vous étiez trempés… et puis si, j’ai aussi vu votre drapeau !
-       Alors, c’est le drapeau ou c’est le fait d’être trempés qui nous vaut ce plaisir ?
-       … vous avez de drôles de questions !
-       Oui… vous n'êtes pas la première à nous le dire !… et où êtes-vous allée en France, alors ?
-       A St Tropez.
-       … le doux sourire de St Tropez…
-       Pourquoi ?
-       Non, rien, comme ça… le nom St Tropez est très connu en France… c’était en vacances ?
-       Non, pour travailler ! Je travaille dans un café à chaque fois que j’y vais. C’est à chaque fois un vrai plaisir ! Je trouve les gens décontracts, souriants, gentils… heureux quoi !
-       Alors si on est gentil, c’est qu’on est heureux ?
-       … pas forcément, j’imagine… enfin, ça dépend.
-       Mais à votre avis, qu’est ce qui rend les gens heureux alors ? Qu’est-ce que nous aurions en France que vous n’auriez pas ici ?
-       La liberté !
-       … la liberté ?
-       Oui, la liberté… les gens sont vraiment libres en France.
-       Comment ça, ‘libres’ ? Qu’est-ce que vous entendez par ‘libres’ ?
-       Je sais pas moi… déjà ils parlent de tout. Ils sont ouverts… innovants. Oui, c’est ça : ils sont libres parce qu’ils sont libres de faire ce qu’ils veulent. Ils peuvent vivre comme ils en ont envie, sans devoir respecter les traditions.
-       Comme ?
-       Mon frère par exemple… mon père est policier. Mon grand-père était policier. Ils travaillent pour l’état, c’est une sécurité. Mais si mon frère dit qu’il veut faire autre chose, c’est très mal vu… quand on veut changer quelque chose, c’est toujours très difficile. D’ailleurs, c’est presque impossible… on préfère partir que de rester ici. Les gens sont tous insatisfaits, et ils finissent vieux et aigris. C’est triste, mais je préfère partir que de finir vieille et aigrie'.


Baissant le regard comme si elle en avait trop dit, Ugnė plonge le nez dans les vapeurs de sa tasse…


 
'Vous disiez que votre grand-mère critiquait l’Europe, et que les jeunes critiquent le gouvernement ?
-       Oui… on entendait nos parents dire que les choses changeaient, que quand eux étaient jeunes, rien n’était possible, c’était le communisme ! On ne pouvait rien changer. Alors quand le pays est devenu indépendant, et puis après quand l’Europe est arrivée, tout le monde a pensé que les choses changeraient... mais à chaque fois, c'est pareil : le gouvernement reste toujours corrompu. Il y a toujours des scandales. Personne n’a confiance… et quand personne n’a confiance, on ne peut rien changer.
-       Mais votre grand-mère, qu’a-t-elle vraiment contre l’Europe ?
-       Elle dit que nous ne sommes pas européens. Que nous ne pouvons pas être européens, et que nous ne serons jamais européens.
-       A vous écouter, on a l’impression qu’elle se trompe déjà !
-       Non…
-       Si vous voyagez, si vous avez vu la France, si vous voulez aller en Angleterre, vous ne vous sentez pas un peu européenne ?
-       Non… on ne sera jamais comme vous.
-       …'


Les mains plaquées sur sa tasse, tête légèrement baissée, elle semble réfléchir, consultant le fond de sa boisson en se demandant si elle se jèterait à l'eau ou non...


 
'C’est un rêve que j’ai… mais on le voit : c’est impossible. La vie n’arrête pas d’augmenter ici… tout a été multiplié par cinq depuis quelques années. Et les salaires restent très bas. En moyenne, les gens gagnent 800 ou 1000LT (250/300€). Je ne dis pas que l’argent fait le bonheur, ça non… mais pour être libre, et heureux, je pense qu’il en faut un minimum… quand on a tout payé ici, il ne reste plus rien… et les gens sont aussi frustrés de ne pas pouvoir s’offrir toutes les nouvelles choses qui arrivent… ils avaient des économies avant, et étaient en quelque sorte riches, mais on ne pouvait rien acheter, et ils manquaient de choses simples… maintenant, il y a beaucoup à acheter, mais on ne gagne pas en conséquence… on voit la vie des européens, mais cela reste un autre monde... alors quand on voit ca, il ne leur reste plus pour être heureux que de se construire une liberté ou de se réjouir du malheur des autres, en particulier de ceux qui arrivent à s'offrir ces choses. Au fond, pour nous, c'est partir… ou devenir aigri.
-       … c’est étrange… très honnêtement, de l’extérieur, nous n’avions pas cette impression... nous avons déjà traversé des endroits où on ‘sentait’ que nous n’étions pas les bienvenus… mais ici, nous ne l’avons pas ressenti… c’est vrai aussi que nous n’avons pas beaucoup vu du pays…
-       Vous venez d’où ?
-       De Sejny… nous avons coupé à travers les campagnes.
-       Il y a une grande différence entre les campagnes et les villes. Les gens en campagne ont continué à vivre comme avant, coupés du monde et de ses promesses. Ils ont des jardins, quelques animaux, et ils cueillent beaucoup. Les gens sont très proches de la nature, et autonomes… c’est une forme de liberté.
-       C’est un peu ce que nous avons pu voir, en effet… presque tous les gens que nous avons vus sont occupés à cueillir quelque chose ou à travailler… nous avons aussi vu quelques personnes tailler des totems… une forme de liberté aussi ?
-       Oui, vous en verrez beaucoup dans la région. Il y a une forêt pas très loin d’ici où vous pouvez vous balader. Vous en trouverez de ci de là… c’est parce que la région ici est restée assez traditionnelle. Les totems étaient mal vus par le passé. C’est un peu une religion... c'est peut-être effectivement une forme de liberté... mais tout ceci est aussi très lié à la nature…
-       Et il y en a dans tout le pays ?
-       Non, je ne crois pas… c’est vraiment lié à la région. C’est une région calme, où les gens sont vraiment restés proches de la nature, et où on vient se reposer, parfois même depuis les autres pays, de Russie, mais aussi de Biélorussie, et de Pologne. Druskininkai est une ville très célèbre, et depuis très longtemps.


 
Un peu de volubilité lui est revenue. Comme si sa région, au fond, lui donnait tout de même un quelque chose de fierté...


 
'Et il y a vraiment des différences entre tous ces pays ? Autrement dit, vous êtes dans une zone où 3 frontières se côtoient, est-ce que vous sentez vraiment les frontières ?
-       Avec la Biélorussie, oui ! Ce sont des gens très fiers, très durs… avec la Pologne, moins… on va d’ailleurs faire nos courses là-bas, parce que c’est moins cher qu’ici.
-       Nous posions la question, parce qu’effectivement, on avait l’impression qu’il y avait beaucoup de lituaniens bien avant la frontière en Pologne… et à Sejny, il y a déjà quelques totems. Peut-être l’avez-vous déjà vu, il y en a un grand à peu près au niveau de la pancarte du village. Qui raconte un conte : le conte du roi serpent… vous connaissez ?
-       Tout le monde connait ce conte ! Au moins pour l'avoir entendu une fois, petit... c'est un conte très très vieux qui se transmet depuis très longtemps.
-       Hé bien, voilà une belle tradition !
-       Oui, c’est vrai… les lituaniens ont d'ailleurs beaucoup de contes. On se les raconte quand on est en famille. Ils finissent souvent mal, mais ils appartiennent à l’histoire du pays. Et on chante souvent ensemble aussi…
-       Ce sont de belles choses, non ?
-       Oui… mais c’est vrai que bizarrement, quand je pense contes et chants, je pense tout de suite à ma grand-mère… ce sont des choses qui restent vivantes dans nos campagnes, mais qui se perdent aussi. Le pays change beaucoup… vous devriez aller en ville. Vous verrez.’


 
Un camping-car allemand a donné du klaxon devant la barrière. Ugnė se lève, d'un air désolé… la conversation se termine là pour l’instant.

...


Pendant tout ce temps, sans que nous ne nous en rendions compte, l’été est revenu au-dessus de nos têtes. Nous sommes surpris de trouver dans nos mains des tasses froides et vides depuis longtemps.

Notre chair de poule a disparu, mais cela ne nous empêche pas d'apprécier les rayons du soleil, dorés à point, qui s'apprêtent peu à peu à vêtir leurs parures éclatantes.

Il est temps d’installer la tente pour la nuit… demain, avant d'aller vers la ville, nous irons nous promener en forêt voir un peu ces divinités paganistes : voir comment on cultive 'une forme de liberté'...


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