mardi 30 août 2011

Les chemins de la liberté


Au cœur du parc national Conguillo, zone particulièrement sismique du Chili, le rio Truful-Truful coule depuis des siècles et des siècles, retraçant à chaque nouvelle irruption un nouveau parcours à travers la cendre. Au cours des périodes d'accalmie, il creuse sans relâche son lit à travers les couches géologiques, et met à jour ce grand livre des temps : pages empilées et compactées de chaque période de destruction et de paix, qui se succèdent depuis la nuit des temps...




Une dynamique cyclique, où le terrain s'érode, jusqu'à ce qu'une nouvelle irruption ne comble son lit, et qu'un nouveau parcours se fasse plus ou moins au hasard, au travers du nouveau paysage nivelé.

Et ainsi de suite...


...

 


Gdańsk, de par son histoire, nous rappelle que l'histoire humaine relève de la même dynamique... il n'y a jamais de paix durable. Juste une lente et insidieuse érosion du champ des possibles, jusqu'à ce qu'une nouvelle irruption ne finisse par survenir pour retracer un chemin de liberté.


Sans remonter à des siècles z'et des siècles z'en arrière, il nous suffit juste d'en considérer un seul et de se rendre vers le chantier naval, pour que cette analogie ne s'impose.

Au sortir d'une nouvelle irruption, le traité de Versailles ouvre sur la liberté de la ville : l'ex Danzig devient polonaise, ville libre rebaptisée Gdańsk, nouvel havre de prospérité jusqu'à ce qu'un nouveau magma ne surgisse par les pores du nazisme. La seconde guerre mondiale éclate dans la baie de la Vistule, à Westerplatte, le début d'années de destruction... mais nous en avons déjà parlé.





Déchirée entre signataires du pacte germano-soviétique, une nouvelle Gdańsk communiste finit par renaître de ces cendres, consciencieusement reconstruite, en tant que clef géographique, au cœur de l'Europe du Nord et de la Baltique... jusqu'à ce qu'à nouveau, la croûte ne craque et que le magma ne jaillisse. Si au soir de l'aire stalinienne, le sang ne coule qu'à Poznan et 'épargne' Gdańsk, la perle de la Baltique explose à son tour sous Gomułka, après une (très) brève période de 'mieux'...

'Plus de liberté, plus de pain !', nouvelle irruption non contenue, non contenable, qui coule aux abords du chantier naval. Eté 1970, la milice tire, le sang coule... jusqu'à la fois suivante.

Pour le souvenir, les pierres sont déposées à l'endroit de la tuerie, aussitôt retirées par les autorités. D'autres pierres sont placées à nouveau, toujours retirées, puis remises, inlassablement...

La fois suivante a lieu en 1980. Nouvelle inflation, nouvelle crise économique, signes précurseurs d'une nouvelle irruption. Des grèves massives éclatent sur le chantier naval, bientôt propagées au pays tout entier... le mouvement est tel que l'irruption ne peut être contenue.

Cette fois-ci, les pierres restent. Mieux, un monument les remplace. Croix de plus de 40m, qui crèvent le sol. Solidarnosc, le premier syndicat 'libre' du bloc de l'Est naît, premières ondes de choc fatales...





Bien sûr, un nouvel état de guerre est proclamé, Jaruzelski dissout ce flot bouillonnant par l'application de la loi martiale...... pour éviter, dira-t-il, un nouveau bain de sang de l'armée rouge.

Mais le mal est fait : la terre a craqué, des plaques sympathisantes arrivent du monde entier pour rejoindre la place Solidarni... les négociations de la Table Ronde sont inévitables.



1989, le bloc craque. Patatra... nouveau champ de cendres à travers lequel la rivière doit de nouveau trouver son lit... mais cette fois-ci, le sang n'a pas eu à couler.

1990, le parti communiste est dissout, et quelques mois plus tard, un ouvrier est élu Président de la République... surprises du champ des possibles...


...

2011, le 'Chemin de la liberté' rejoint toujours les locaux de Solidarnosc aux abords du chantier naval. Un morceau du Mur de la Honte a même rejoint un morceau du mur que (paraît-il), l'ouvrier futur président (Wałęsa, bien sûr), aurait enjambé lors des émeutes de 80...







La place est déserte. Les grues du chantier peu actives. L'avenir du chantier serait même très incertain. Solidarnosc a perdu peu à peu de son poids, le nombre de ses adhérents s'est érodé... érodé.

Au cœur de Notre Dame, le guide ne peut s'empêcher d'évoquer cet âge doré d'il y a tout juste 20 ou 30 ans. La réduction du temps de travail, l'obtention des samedi fériés et du temps pour la famille... rappelant qu'à présent, chaque jour qui passe grignote ces acquis, le travail a fini par avaler le dimanche... ce qui a été acquis s'est... érodé...

Son discours a des parfums d'une certaine ostalgie... où un mot revient sans cesse : la 'peur'.

Entre 1991 et 2011, il y eut aussi septembre 2001... ou encore 2008.

De nouvelles inflations, de nouvelles crispations, une nouvelle crise...

… de nouveaux signes.

lundi 29 août 2011

Gdańsk, autre visage en images: les abords du chantier naval...










Nouveau filet jeté sur le monde : le filet à actu




30 années d'histoire mondiale résumées en 9 clichés. Ni plus, ni moins...

Il faut avouer que l'exercice est ambitieux... imaginez donc, 7 milliards d'individus affairés pendant environ 10 000 jours, cela en fait des activités et des sujets. Malgré tout, il faut n'en choisir que 9...

La dixième bougie de la petite Lilie, l'enfant inespéré de Josiane et Marc, la découverte d'un nouveau site archéologique, l'obtention au concours de Sylvette, la guérison du petit chat, l'inauguration d'un nouvel établissement d'accueil, la découverte d'un nouveau vaccin, la victoire d'un cycliste après rédemption d'un cancer des testicules, la réédition des rubriques à brac... nous sommes déjà à neuf et nous avons tout juste commencé !

Si cela ne tenait qu'à vous, que retiendriez-vous de ces 30 dernières années d'actualité ?...

Vous voyez d'ici le casse-tête...

Fort heureusement, un tri est fait chaque jour pour nous, sans que nous n'ayons rien à faire, sinon bien sûr consulter les pages d'actualité pour nous tenir au courant de comment et où va le monde.

Pour nourrir nos curiosités et notre besoin d'information, des petits hommes invisibles sont ainsi envoyés aux 4 coins de la planète avec de gros filets à actu pour nous servir tout chaud et en exclusivité les derniers faits incontournables de l'histoire de l'humanité, résumés chaque jour en 24 titres. C'est déjà ça... après, il ne reste plus qu'à faire une sélection sur les 24*10 000 titres, et le tour est joué !

Pour nous rendre compte de toute la difficulté de l'exercice, nous nous sommes prêtés à ce petit jeu : nous avons trié 1 000 titres de la presse, tirés au hasard entre le 13 janvier et le 29 mars 2011, et avons tenté de les classer par famille, pour à la fin, en tirer la substantifique moelle.

Voici en exclusivité, rien que pour vous, le résultat de cette brillante étude, alimentée par le site yahoo-actu...


Top 10 des thématiques abordées

15% des titres concernent l'actualité à l'étranger.
14% des titres sont consacrés à un scrupuleux décompte de décès ou de faits sordides.
11,4% des titres traitent de l'actualité politique (1,1% consacrés à des débats, 10,4% consacrés aux 'à côtés').
10,7% des titres relatent l'actualité sportive (8,8% pour le foot, 1,9% pour les autres sports)
9,5% des titres tournent autour de l'argent.
8,8% des titres nous révèlent la vie intime des stars.
7,6% des titres en ligne nous présentent des émissions TV ou des publicités.
4,5% des titres évoquent sans tabou le big number one (pour rappel : le sexe).
4,3% des titres ont trait à la santé.
4,0% des titres abordent des sujets culturels hors de l'actu.

Le reste des titres se partagent entre l'Internet (3%), conseils minceur et beauté (2,9%), résultats de sondages divers (2,6%), conseils de drague et pour couples (2,3%), conseils pour le boulot (2,2%), et enfin, quelques considérations relatives aux automobiles (1,8%), alcool et drogues (0,9%) et jeux vidéos (0,8%) terminent cette collection.


Évidemment, présenté comme cela, on n'y voit pas beaucoup plus clair, et on entend déjà râler au fond de la salle... voyons donc ce que ces proportions donnent, ramenées à une diffusion journalière moyenne de 24 titres:

. 3,6 titres parmi les 24 titres quotidiens concernent l'actualité à l'étranger.
. 3,4 titres par jour retracent le décompte de décès ou de faits sordides.
. 2,5 titres sont consacrés aux 'à côtés' de l'actualité politique, et 0,25 titres (1 tous les 4 jours) à des débats.
. 2 titres pour le foot, 0,5 (1 tous les 2 jours) pour tous les autres sports.
. 2,3 titres pour l'argent
. 2,1 titres pour la vie intime des stars.
. 1,8 titre pour des émissions TV ou des publicités.
. 1,1 titre pour le sexe.
. etc...

Si dans cette collection, il vous semble que quelque chose aurait toutefois échappé à nos ailés envoyés spéciaux, c'est que ce quelque chose a dû passer entre les mailles de leur filet... peut-être devriez-vous vous aussi vous amuser à identifier les mailles du filet de vos diverses sources d'information !

Après tout, le monde est ce qu'il est, rien de plus, rien de moins... et c'est à chacun de décider, en fonction de sa quête, avec quel filet, quel maillage il souhaite le parcourir...

mardi 23 août 2011

Offre emploi restauration à Gdańsk

Cherchons jeune homme sérieux, travailleur pour expérience inoubliable en restauration.
Pas d'exigence particulière exigée pour les langues étrangères.

Salaire de 9slotis par jour.
Poste ergonomique (illustration du poste de travail ci-dessous).

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Devinette n°5

Si d'aventure il vous arrivait un jour de vous promener en Pologne, il serait fort judicieux de savoir reconnaître au préalable la signification de ces drôles de symboles... sauriez-vous les déchiffrer ?

lundi 22 août 2011

A la découverte de Gdańsk

Gdańsk est une ville vivante.

Une fois n'est pas coutume, nous en découvrons le charme à pied. Le tandem est resté pour se reposer avec les pantoufles des femmes de chambre de l’hôtel, avec la machine à café, les piles de cintres, les paquets de rouleaux de papier et de bonbons.

La ville s'égoutte au petit matin, sous un ciel mi figue mi raisin, mais sous lequel il fait bon flâner.



La vieille ville est d'ailleurs déjà très peuplée. Gdańsk est touristique.

Des groupes patientent aux alentours de la fontaine de la place du marché, attendant leur tour pour venir prendre la pose au pied de l'homme au trident et immortaliser leur séjour au cœur de la perle de la Baltique. Une femme assise sur une chaise un peu en retrait tient un petit ventilateur qui expulse des bulles de savon. Elles s'envolent, petites images multicolores et grossissantes des poseurs, charmés par ailleurs qu'un peu de magie enfantine vienne magnifier le cliché.



Une petite vieille un peu plus loin fouille le fond de son sac plastique. Il reste encore quelques miettes pour la nuée de pigeons qui fourmillent à ses pieds. Un homme semble lui faire part de ses remontrances, pendant que son fils s'amuse à courir au milieu des volatiles dans de joyeux petits cris. Un autre bambin court d'ailleurs également dans de petits cris près de la fontaine : avec sa jeune copine, ils chassent les bulles éphémères en frappant des mains. 



Un clochard assis à l'ombre les regarde et semble s'en amuser. Des petits yeux pétillants au dessus d'une barbe bien fournie, ce petit homme en guenilles ne semble lui non plus pas rater une miette de tout ce petit spectacle de vie.

Une jeune fille passe, presque au pas de course, étui de violoncelle sur le dos. Il est d'ailleurs presque aussi grand qu'elle et ne semble pas lui faciliter la tache. A quelques pas d'elle, un gars en espadrille a opté pour la guitare et la rue. Assis sur le pavé, casquette présentée devant ses genoux, il s'égosille au fil des accords, poussant la voix jusqu'à devenir rouge, tendons du cou tendus à rompre. Pour reprendre son souffle, il en grille une petite entre deux chansons. En face de lui, Toutankhamon reste imperturbable. Drapé d'or, regard relevé d'un trait noir, il semble même insensible aux piécettes qui tombent à ses pieds. Toutankhamon a aussi sa casquette.

Drapée de blanc sous une coiffe noire, une sœur traverse la place. Ses petits orteils apparaissent alternativement à droite et à gauche du bas de sa robe, tous reliés en bout d'une petite lanière de cuir. Détail inhabituel : un sac à main (bien que noir) est calé sous son bras droit, et un petit sac de magasin de mode se balance au bout de sa main gauche.

Dans les rues adjacentes, les pavés sont tout aussi courus. Les petits cafés sont nombreux, tout comme les étals de bijouteries où sont pendus chouchous, colliers et petits pendentifs. La composante féminine de groupes de touristes en retraite se penche par dessus, par petits groupes, en poussant de petits roucoulements, tandis que la partie restante patiente en râlant derrière lunettes de soleil et casquette.


Sur les marches d'un perron, de jeunes filles crayonnent, reproduisant de la mine l'architecture des bâtiments de la rue. Elles rougissent. Un vieil homme les observe depuis un moment et n'y a plus tenu : il leur a adressé la parole, peut-être même a-t-il formulé le souhait de contempler leur crayonnage... des petits visages se cachent partout. Sous les fenêtres, sur les chéneaux, aux coins des gardes-fou des escaliers de pierre, au dessus des vitrines... Gdansk est une dame très ancienne.


Sur les quais, des airs slaves renaissent du bout d'une clarinette, portés par l'indispensable accordéon. Nombre de femmes au ventre rond déambulent sur la promenade. Une caravelle glisse sur les eaux de la Vistule, dans un ronron caractéristique... d'un moteur au fuel. Contraste des époques.


Sur l'autre rive, une armée de petits gilets fluorescents et de balayettes s'affairent sur un petit périmètre quadrillé. Les vestiges d'un port très ancien sont mis à jour. De quoi alimenter encore l'un des nombreux musées de la ville.

Au cœur des vieilles halles, les fondations du vieux marché ont également été mises à jour et s'offrent derrière une paroi de verre à la vue des acheteurs potentiels de bas, d'escarpins ou de costumes deux pièces. Les fruits et légumes se sont réunis à l'extérieur, en de jolies piles multicolores devant les briques des halles. Sourire aux lèvres, des petites files de femmes entre soixante et soixante-dix ans patientent devant la balance, petit sachet à la main.


Une pomme pèse un demi kilo, un framboise fait cinq centimètres et les piles trop hautes glissent en mêlant leurs couleurs éclatantes... profusion et tailles exubérantes, de nouvelles catharsis qui feraient presque oublier un temps que les moins de vingt ans... bref, vous connaissez la chanson.

Gdansk ne regarde pas derrière elle.

De larges banderoles nous rappellent d'ailleurs que la prochaine Coupe d'Europe de football aura lieu ici. A Gdansk, et plus généralement en Pologne (mais aussi en Ukraine). Une autre affiche soutient par ailleurs la candidature de Lublin pour devenir la capitale de la culture européenne en 2016.




L'Europe est un nouvel élan, un nouveau projet. Des petits panneaux à son effigie sont omniprésents. L'idée de frontière appartient désormais au passé. A l'affiche du cinéma, deux films le rappellent d'ailleurs, chacun à sa manière...


 

 

Pour autant, Gdansk n'oublie pas... mais pour cela, il faut s'écarter et sortir de la foule.

Rejoindre les quartiers périphériques, l'ombre des érables qui bordent le vieux cimetière Strabrzysko, le silence métallique du vieux port que nous découvrions hier soir, ou encore remonter le Drogi do Wolności (chemin de la liberté) aux abords du chantier naval.

Au cœur de Notre Dame, la voix douce du guide rappelle toutefois au groupe de touristes allemands les chiffres des temps sombres. La destruction de la ville, sa reconstruction, et de nouvelles révoltes, le sang encore versé... une chanson qu'il nous semble malheureusement avoir toujours entendue, où que que ce soit.



Devant l'autel, les groupes scolaires adolescents défilent. Pour être en équilibre dans le présent, il faut effectivement un pied dans l'avenir (peut-être posé sur le ballon de l'Euro 2012 ou le centre de  Lublin en 2016...), et un pied dans le passé... 

C'est à chaque fois une surprise de les voir s'incliner.

A quelques rues de là, les locaux de la presse. Neuf clichés placardés en vitrine, coiffés de trois arches, revisitent pour nous l'histoire de ces trente dernières années.



L'histoire des hommes, si répétitive dans ses errances semble parfois bien monotone...

En plein cœur de ces clichés, juste à hauteur d'homme, le visage papal de l'enfant du pays.
Ce n'est évidemment pas un hasard s'il a été placé ici.

Est-ce par pure ferveur ?...

Devant le mémorial du chantier naval, croix de plus de quarante mètres semblant crever le sol tel un magma, nous nous souvenons de ses mots, qui semblent à présent trouver une nouvelle vie, sous ces arches, au cœur des clichés de l'actualité.

Des mots italiens, adressés à tous : 'Non abbiate paura !'...

'N'ayez pas peur'...

...

La peur... un drôle de sujet surlequel nous reviendrons sûrement au cours du voyage.

Mais pour l'instant, nous avons grand faim : il est donc grand temps de rejoindre les quais, ses clarinettes et ses ventres ronds !


lundi 15 août 2011

Westerplatte, rive historique


L'orage a fini par passer. Il ne reste de lui plus que quelques grosses gouttes encore pendues au bout des branches de tilleuls ou de peupliers, et une épaisse buée sur la face intérieure des vitres des tramways surpeuplés. L'air s'est rafraîchi, et le ciel, toujours gris, s'effiloche petit à petit.

Nous laissons derrière nous la dernière voie de tramway, le dernier feu rouge et bifurquons sur la gauche pour prendre sur Sucharskiego, la route du vieux port, où il n'y a pas un chat...

La route est bordée sur sa gauche par de grands peupliers encore tremblotants, et sur sa droite, par des terrains vagues. Dalles émiettées, parfois de minuscules pans de murs de briques couverts de graffitis, quelques carcasses de voitures désossées font trempette au milieu de grandes mares où surnagent pneus, barres de fer et divers sacs plastiques.

Quelques tessons de verre ont fini leur course en roulant jusqu'au milieu de la chaussée, autre piège en complément d'énormes nids de poule qui se cachent au fond des larges flaques sombres qui parfois rejoignent les deux rives de la chaussée. Le goudron a retrouvé sa forme en w caractéristique, ce qui permet de les canaliser un peu et de rouler un peu plus au sec. Nous roulons d'ailleurs tout à notre aise : pas une voiture, pas un camion, la route est déserte. Tout juste croisons nous 3 individus en grande discussion autour d'une voiture garée sur le bas-côté. Les trois types se sont interrompus et nous regardent passer. Patibulaires (mais presque...). L'un d'eux est blessé au visage et porte le bras en écharpe.

Une longue complainte métallique nous arrache de notre contemplation. Elle semble provenir de l'horizon : quatre gigantesques silhouettes sombres et filiformes s'y découpent sur le ciel gris, bien au dessus du bois de peupliers. Leurs mouvements sont lents et coordonnés, comme absorbés dans un drôle de ballet funèbre. Des câbles sont entortillés autour de bras rachitiques. D'ici, ces grues ressemblent à s'y méprendre à de gigantesques insectes en train de tisser quelque toile funeste. D'autres gémissements, d'autres complaintes de l'acier qui peine, ou qui s'entrechoque, résonances qui meurent en decrescendo...

Des cônes de circulation bloquent la voie et rabattent les éventuels véhicules sur une minuscule ruelle du port. Son revêtement est depuis bien longtemps égrainé, et ne subsistent de l'ancien bitume que quelques raponces noires qui coulent entre des pavés exhumés. Leur surface est par endroit griffée, comme si quelques bennes avaient été traînées à terre. Ces griffures serpentent en se tortillant sous nos roues avant de disparaître dans le ciel gris. Quelques îlots noirs craquelés resurgissent parfois entre de vieux réverbères ou quelques cimes de peupliers...

Un poids lourd nous dépasse, et nous arrose copieusement d'une langue lourde, opaque et généreuse. Nous sommes aussitôt trempés jusqu'à la taille. Seule réaction possible pour desserrer nos mâchoires crispées, exprimer notre colère à pleins poumons... nous réservons à ce XXXX XX XXXX un sort terrible où mille tortures lui sont promises, nous revisitons toute notre bibliothèque d'injures et de malédictions...

Bientôt à court de vocabulaire ou d'imagination, nous gardons le regard plongés sur le décor de ciel qui continue à couler sous nos pieds. Une double ligne de fer oblique nous ébroue, de nouveaux réverbères se dessinent entre quelques atolls noirs et craquelés... quelques marées bleues s'y mêlent peu à peu. Levant le nez de nos guidons, nous constatons effectivement que le ciel se déchire enfin. A travers ses haillons, quelques rayons obliques viennent redorer de trop vieilles citernes d'hydrocarbure, ou réchauffer les vieilles carcasses de wagons rongés par la rouille. Dans ce décor de gris et d'acier, le rouge de la coque du bateau aux arrêts au fond du chenal retrouve peu à peu de sa chaleur.




Dans le spectre doré qui s'élargit, quelques volatiles d'un blanc éclatant tournoient comme à un jour de fête. Mouettes ou colombes, elles nous rappellent le double but de cette escapade : la mer, bien sûr, qui nous attend au bout de l'estuaire, mais aussi le souvenir de la fragilité de la paix... car c'est ici que les heures les plus noires du XXème siècle ont commencé, nous voici à Westerplatte, l'endroit précis où la seconde guerre mondiale a débuté.

Anciens dépôts de l'armement polonais, les bâtiments détruits lors de la bataille éponyme ont été laissés tels quels, tristes ruines de bétons. La forteresse se visite encore tant cet épisode est présent dans l'Histoire du pays, mais aussi dans la mémoire collective.

Dans la lumière renaissante, le monument aux morts dressé bien haut au sommet d'une butte fait échos aux chars russes postés de chaque côté du mémorial soviétique du Tiergarten, à quelques centaines de mètres tout juste de la porte de Brandebourg, point de départ de notre voyage, que nous passions au petit jour, dans une lumière tout aussi dorée... ici, une première page de notre voyage semble se tourner.

Au pied de ce monument, la Vistule, le plus grand fleuve du pays coule ces derniers mètres... au bout de l'estuaire, une petite plage de sable à la chair de poule la borde, comme pour filtrer nos tristes pensées avant d'y baigner nos pieds : nous y voici enfin, devant nous, celle que nous longerons jusque Saint Petersbourg : la Mer Baltique...








dimanche 14 août 2011

Pourquoi partir en tandem ?


Une question qui nous est souvent posée et qui mériterait donc qu'on y réponde : pourquoi partir en tandem plutôt qu'à deux vélos ?

Et bien c'est très simple : partir en tandem ne présente (presque) que des avantages... au delà de ce que nous avons déjà pu dire à propos du 'sympathomètre', le choix de cette embarcation est une bonne idée, et cela pour de nombreuses raisons.

La première est évidente et concerne la sécurité. Comme nous l'avons déjà évoqué, deux personnes sur un tandem se laissent bien moins facilement ébranler par un coup de vent de poids lourd qui viendrait à serrer de trop près l'embarcation. Cette monture est bien plus 'stable', et est par ailleurs suffisamment longue (voir premiers messages du coin technique) pour être davantage 'respectée' comme un véhicule à part entière : les automobilistes évitent généralement de doubler là où un cycliste seul se ferait serrer comme un malpropre par une jolie queue de poisson offerte au premier feu rouge... cet avantage est d'ailleurs particulièrement évident en ville : 4 yeux et 4 bras synchronisés ne sont pas de trop pour circuler en toute fluidité et éviter ainsi tout accroc. La personne à l'avant se contente ainsi de regarder devant et de piloter (selon l'état de la chaussée, il aura souvent déjà beaucoup à faire), pendant que la personne à l'arrière lit le plan et assure le rôle (très appréciable) de copilote, regardant même si nécessaire sur les côtés ou à l'arrière. La conduite se fait ainsi par anticipation et cela évite au passager d'avoir à s'arrêter à chaque coin de rue pour se repérer ou d'avoir à se remémorer le plan, surtout en fin de journée où l'esprit n'est plus aussi vif qu'il pourrait l'être...

La seconde, tout aussi importante, sinon plus encore, tient du partage. Le partage de l'effort, bien sûr, doublé de celle de l'expérience du voyage : sur le tandem, chacun contribue à hauteur de ses possibilités physiques et jouit quand même du même voyage que son partenaire, là où, à vélo, la différence d'aisance physique conduit forcément la personne la plus modeste à galérer loin derrière... tant qu'elle le supporte (ou que la personne devant accepte d'attendre...).

La différence d'aptitude est ainsi gommée, et le plaisir du voyage à vélo (que nous développerons plus loin) peut alors être partagé : l'embarcation devient un vecteur de sensations propres à ses passagers... qui ne sont tout de même pas obligés de toujours être ensemble.



Nous pouvons ainsi, au choix, bavarder à propos de dernières découvertes, échanger des informations pratiques ou chanter en chœur selon l'humeur, ou même, au contraire, nous taire et rester des heures plongés dans nos pensées ou nos silences sans avoir à se demander où en est notre compagnon... nous avons juste à nous retourner pour se retrouver et partager le fruit des longues heures de silence et de réflexion.

Bien d'autres avantages plus anecdotiques pourraient encore renforcer le choix du tandem (comme par exemple, la possibilité de prendre des photos ou des vidéos en roulant, ou encore, comme nous le verrons plus loin, la possibilité de chasser des insectes indésirables tout en roulant sur des pistes défoncées...), mais nous sentons bien que quelques esprits chagrins ont noté le 'presque' du début du texte...


Il y a effectivement un 'presque', qui tient d'une des conditions indispensables à la bonne conduite de ce vaisseau, qui peut vite se transformer en galère : la capacité de cohabiter... si vous êtes plutôt du genre 'ours mal léché', peut-être devriez-vous plutôt opter pour un vélo.

Chaque mouvement des deux passagers est ressenti de l'autre. Si l'un se penche pour prendre sa gourde, ou se repositionne sur sa selle ou se gratte le nez, l'autre le ressent. Il devra donc se pencher un peu plus sur l'autre côté, relever un peu le pied ou au contraire pousser un peu plus. Les deux passagers sont donc complémentaires et doivent réagir mutuellement à tout mouvement. Prévenir, anticiper, bref, adopter autant que possible la 'neutre attitude'. Cela semble simple, mais après cinq heures d'effort, un état de fatigue avancé, des temps de réaction plus lents, des jambes endolories ou un fond de culotte tanné, cela peut vite tourner en agressivité gratuite, réponse automatique de la douleur... qu'il faudra savoir gérer au mieux.

La susceptibilité n'a pas non plus droit de passage. La communication en ville (au milieu du chaos des moteurs, du freinage de poids lourds ou des vérins d'autobus) doit être claire, précise et réactive. Pas de 'communiqué d’hôtesse de l'air', comme nous les appelons (le genre de communiqué suave qui vous tient attentif dix minutes pour au final ne rien apprendre de plus que ce vous ne sachiez déjà...). Une info claire, et en temps voulu. Rien de plus, rien de moins... là encore, beaucoup plus facile à dire qu'à faire.

Les scènes de ménage hystériques au volant des voitures où monsieur tient le volant en écoutant les indications de madame qui tient la carte (sans vouloir à tout prix tomber dans les stéréotypes...) illustrent à merveille les difficultés que nous évoquons là...

D'ailleurs, il nous est arrivé à quelques reprises d'assister non sans amusement au retour de location de tandems en divers lieux (centre-villes de lieux touristiques, zoos, parcs...), et il faut bien avouer que plus d'une fois sur deux, certains jurent, un peu tard, qu'on ne les y reprendrait plus...


Pour terminer, il nous faut enfin répondre à une question maligne qui nous est également régulièrement posée : comment répartir entre les deux passagers l'effort réellement fourni ? Autrement dit, quand le tandem a parcouru 100km, qui a parcouru quoi ?

Hé bien c'est simple : quand le tandem a parcouru 100km, les deux passagers ont parcouru... 100 km ! Hé oui, sauf preuve du contraire, les 2 passagers sont partis du même point pour arriver au même point par le même parcours, ils ont donc parcouru la même distance, CQFD !

C'est bien sûr la meilleure réponse que l'on puisse donner, bien qu'elle ne satisfasse certainement pas les esprits malins qui nous ont posé cette question. ;-)

Pour leur montrer que nous ne sommes tout de même pas obtus, nous sommes toutefois prêts à nous prêter au jeu, comprenant bien finalement qu'il nous faut répondre à la question sous-jacente : 

'A effort fourni équivalent, qui aurait parcouru quoi s'il avait été sur un vélo seul ?'

Et bien disons que quand le tandem a fait 100km, j'en ai parcouru environ 70km, et Marie... 50 !

Bien sûr, la somme ne fait pas 100, mais que voulez-vous... à vouloir comparer des choses non comparables, il faut bien réinventer de nouvelles lois mathématiques !

samedi 13 août 2011

Arrivée au coeur de Gdańsk : Długi Targ, la place du marché


La descente sur Gdańsk est un régal. Elle se négocie tout en douceur, sur une route à travers de belles hêtraies qui émiettent sur le bitume les lourds rayons du soleil. Nous descendons cheveux dans le vent, à travers une pluie de rayons stroboscopiques... une dizaine de kilomètres dévalés sur un même rythme, sur une descente à pente régulière, à bord de notre char qui dévale tout cela sans broncher à une allure de cinquante à soixante kilomètres heure, et sans direction assistée. Sa conduite est une sensation grisante.

La circulation autour de nous s'est densifiée, et nous roulons à peu près à la même allure que les véhicules qui nous entourent. Les personnes se serrent les coudes aux abords des arrêts de bus qui se multiplient en bord de route, puis la pancarte de Gdańsk est arrivée.

Avec elle, de nombreux panneaux directionnels nous indiquent les commerces à proximité et leurs invitations à découvrir de nouvelles offres. Leroy Merlin nous propose ses tondeuses, Castorama son indémodable modèle de WC qu'il nous expose régulièrement dans les villes traversées jusqu'ici, et Auchan nous fait une offre exceptionnelle pour un ensemble de maillot de bain 2 pièces pour 9,69sl.

Entre les pancartes publicitaires, les affiches d'enseignes et les panneaux de circulation, il y a quelque chose à lire tous les 10m, et c'est à se demander si chaque automobiliste a encore le temps de prêter un peu d'attention à la route... les lourds travaux périphériques donnent à tout ce décor la touche finale pour qualifier le tout de véritable jungle, au cœur de laquelle les automobilistes patientent à présent, embourbés dans d'interminables bouchons. Cela leur laisse au moins la possibilité de s'adonner à un peu de lecture de trottoir...

Bien sûr, nous avons bien du mal à déchiffrer les rares phrases écrites, et nous nous contentons des images... l'i-phone semble être arrivé, et nous découvrons également quelques panneaux invitant à prêter un peu de temps à du sport...







… aussi passionnant tout cela fût-il, nous n'avançons décidément pas... et le temps devient terriblement lourd. Préférant encore rouler, même lentement, nous remontons la circulation par la gauche, en doublant camionnettes, bus et poids lourds, n'hésitant pas lorsqu'elle est libre, à rouler tranquillement sur la voie de gauche. Certains automobilistes très bien élevés que nous doublons ne manquent pas bien sûr de tenter de parfaire notre éducation par de très subtils coups de klaxons... le temps tourne cependant à l'orage, et il est des moments où un peu de désobéissance s'impose.

Certaines des artères principales sont condamnées, en cours de travaux, et la construction de nouveaux HLM (tous identiques) n'arrangent rien à la circulation... la carte ne nous est bientôt d'aucun secours et nous décidons finalement de rouler à l'aveugle, à l'instinct, pour rejoindre la vieille ville au plus vite, et, si le temps le permet, pousser encore un peu vers le port et les rives de la Baltique...



Nous perdons malheureusement notre course contre l'orage dans les quartiers périphériques, où les anciennes rues trop pentues sont encore pavées de vieux pavés trop lisses... tête rentrée dans les épaules, fond de cuissard trempé, nous descendons à la limite de l'équilibre cette succession de bosses trompeuses entre lesquelles de véritables petits ruisseaux tracent leur chemin. Nos disques émettent de piteuses complaintes suraiguës, juste interrompues aux carrefours. A l'un d'eux, le conducteur du poids lourd freine un peu trop tard, et son véhicule termine sa course à l'arrière d'une petite fiat.

Nous préférons encore emprunter de plus petites rues adjacentes, où le jaune de la terre du talus se mêle au gris des eaux de pluie qui lessivent les bords de trottoirs. Enfin, nous arrivons au fond de cette immense cuvette, non mécontents de trouver les quais du canal. Un aviron passe. Cinq gaillards grimacent à son bord, tout muscles bandés, mâchoires serrées et lèvres bleues.



Les drapeaux de notre carriole sont en berne, tout aussi dégoulinants que nous le sommes... nous remontons le long du canal, basculons le long de la voie de tram, traversons le pont de Stągiewna, et arrivons enfin au cœur de la vieille ville tant attendue... une arrivée 'à la polonaise', où le gris semble toujours se mêler aux instants de fête...

La grande place du marché (Długi Targ), aire piétonne, est déserte : les passants et autres badauds se sont tous abrités sous les lourdes portes de l'ancienne ceinture fortifiée de la vielle ville... certains grognent de mécontentement lorsque nous tentons de nous frayer un chemin entre épaules et ventres rebondis pour traverser ces porches surpeuplés, mais enfin, nous y sommes : au cœur du cœur de la perle de la Baltique...

 



Adam a déjà raison... c'est de loin ce que nous avons vu de plus beau, de plus riche depuis notre arrivée en Pologne. Nous dévorons du coin du regard toutes ces façades flamandes aux couleurs vives, ces perrons sculptés, ces gargouilles travaillées... mais la pluie redouble décidément, et nous trouvons enfin abri sous une devanture de bijouterie.

Un couple nous y rejoint au pas de course, et nous sert le d'où-venez-vous-où-allez-vous habituel auquel pour une fois nous coupons court... nous commençons à nous refroidir et l'instant est assez mal choisi pour philosopher. Nous préférons finalement reprendre la route sans plus tarder pour terminer symboliquement cette première étape du voyage : rejoindre la porte de Brandebourg à la Baltique... il ne reste pour cela plus guère qu'une petite dizaine de kilomètres... un peu plus d'une demi heure d'effort pour rejoindre l'une des rives les plus célèbres de la Baltique, s'il en est : l'historique Westerplatte.

samedi 6 août 2011

Le bonheur selon Albert

 
Tandis que nous remontons l'embarcation sur le bord de la route, une drôle de silhouette danse au dessus du bitume : balançant la tête au dessus de son guidon, nous l'entendons s'approcher à chaque coup de pédale ; ses jantes rigides émettent comme un petit feulement à chaque poussée sur le goudron trop mou. Cerceaux profilés, pédales automatiques, maillot et cuissard assortis sous une même marque de sponsor... Nous le regardons arriver à notre hauteur et nous dépasser.

C'est le premier 'cycliste' que nous croisons en Pologne. C'est une nouvelle découverte : nous n'avons effectivement croisé aucun 'sportif' depuis la frontière, si ce n'est ce drôle de bonhomme rencontré sous le chapiteau du camping du premier soir.

Les paysages traversés sont évidemment toujours intéressants par ce qu'ils nous offrent de différent, et c'est ce que l'on observe à chaque moment du voyage... mais l'absence de certaines choses, moins évidente à discerner, est tout aussi riche d'enseignement. Ce cycliste tombé du ciel nous rappelle une réalité invisible : dans les régions que nous avons traversées, la notion d'effort 'gratuit', cette chose que nous appelons le sport, semble effectivement quasiment inexistante.

Le vélo est la plupart du temps utilisé comme moyen de transport, avec casiers à l'avant ou à l'arrière et dans lesquels tintent quelques bouteilles... mais l'idée même de performance ne nous a jamais semblé être le moteur des personnes croisées à son bord.

Nous ajustons le filet de la carriole, remettons nos casques, nos gants et lunettes, enfourchons nos selles... et nous retournons pour savoir qui nous appelle. C'est notre cycliste, qui redescend vers nous.

'- Hello ! Your bike is great ! Where are you from ?'

A chaque rencontre c'est pareil : 'd'où venez-vous, où allez-vous'. Ces deux questions semblent conditionner le champ des possibles pour canaliser la discussion.

Le bonhomme caché derrière ses lunettes et son casque s'appelle Robert. Il est polonais, habite à Gdańsk, et est émerveillé par notre petite remorque. Il ne cesse de la mitrailler avec son appareil photo, drôle de petit appareil clippé sur son guidon.

'- C'est quoi ce truc, une caméra ?
- Oui, ça fait aussi appareil photo, compteur et cardio...'

Hé ben... je regarde son cadre, ses plateaux en alliage et je m'entendrais presque demander à mon tour 'combien ça coûte un vélo comme ça ?'...

'- Je travaille dans un magasin de vélo. Du coup, je peux essayer plein de matériel...
- Tu es le premier cycliste que nous croisons dans la région... j'imagine que si tu tiens ce magasin, c'est qu'il doit y avoir d'autres cyclistes par ici ?
- Pas tant que ça en fait... j'ai ouvert le magasin avec mon frangin il y a quelques années, et ça prend petit à petit. On essaye de proposer un peu de tout.
- Et vous avez des gens qui vous achètent ce genre de produit ?
- Il y en a oui...
- … mais si je peux me permettre, on a rencontré des gens en route qui nous disaient que les revenus moyens tournaient autour de 800€... j'imagine qu'un vélo comme celui-ci représente une somme !
- Oui, c'est vrai... mais en général, les gens gagnent plus en ville. Et certaines personnes gagnent même bien plus, alors on trouve quelques clients intéressés. Pas forcément de grands sportifs, mais bon...
- Pourquoi ils dépensent autant alors ?
- Pour avoir le meilleur pardi ! Mon frère est professionnel, ça fait de la pub... du coup, les gens viennent nous voir. Il fait du vélo en France d'ailleurs, peut-être connais-tu le CC Etupes ?
- Évidemment ! C'est à moins de cinquante bornes de là où nous habitons ! Comment s'appelle-t-il ?
- Banach. Nous avons un site d'ailleurs : www.banachbrothers.pl.
- C'est amusant, le monde est petit... tu es déjà allé en France ?
- Oui, pour rouler avec lui et voir le tour de France... on roule souvent dans les Alpes pendant les vacances... on a fait l'Alpe d'Huez !'

… le fameux besoin de reconnaissance du sportif... la perche est trop belle : nous refaisons la montée ensemble, le départ de Bourg d'Oisans et les premiers lacets à plus de 12%, les virages qui suivent et la vallée qui s'éloigne petit à petit tout au fond, le soleil qui tape, le souffle qui manque, les cuisses qui brûlent, l'effort à gérer, et encore un virage, le massif de l'Oisans qui se dessine en face avec ses roches scintillantes sous le soleil lourd, et toujours ces virages, le premier village à passer, l'effort pour ne pas trop en faire devant les gens sur les trottoirs, les klaxons des automobilistes qui nous doublent, le souffle des autres cyclistes que nous dépassons en gérant notre effort sans se mettre dans le rouge... et puis les alpages, la vue sur le sommet... la chaleur qui frappe, les coups de sang sur les tempes... dernier village, passage sous le tunnel, ligne d'arrivée toute proche, dernière accélération pour 'tout donner' avant le sommet, le photographe posté au dernier virage qui nous refile sa carte alors que nous chancelons pour télécharger le cliché immortalisé disponible sous 24h, et enfin, l'arrivée, franchie sous les acclamations d'un public imaginaire qui contraste évidemment avec la calme immobilité du bas des pistes désertes...

Évidemment, dit comme cela, la montée semble rapide... mais le but est atteint : nous voilà en quelques instants devenus de grands potes, de beaux mâles qui ont échangé leur souffrance, se sont montré leur mollets et leur cicatrices... et qui en plus sont nés la même année, alors à présent, nous pouvons tout nous dire... et précisément, puisque nous y sommes, nous aurions bien une question à lui poser, bien loin des considérations de performance...



'- Et pour toi, c'est quoi le bonheur ?...
- Le bonheur ??
- Hé oui, le bonheur... qu'est ce qui te rend heureux ?
- Le vélo pardi !
- Le vélo, le vélo... quoi dans le vélo, tu pourrais être plus précis ?
- Hé... le vélo quoi ! Je sais pas moi... faire du vélo, parler vélo...
- Alors pour toi, le bonheur, c'est le vélo...
- Non ! Bien sûr, on peut pas dire ça comme ça... mais je sais pas moi... c'est une passion quoi !
- Et vivre sa passion, c'est le bonheur alors ?
- Ben oui... je sais pas, le magasin aussi c'est du bonheur...
- Travailler, un bonheur ? Tu ne bosses pas pour gagner un salaire ?
- Ben si, aussi bien sûr, mais c'est pas tout... j'aime mon boulot quoi, c'est ma passion !
- Et si pouvais gagner plus en faisant un autre boulot ?
- Je sais pas... je pense que ça me manquerait. C'est important de faire quelque chose qui plaît, sinon je vois pas comment tu peux te lever le matin...
- Mais si tu peux t'acheter plus de trucs, ça se réfléchit peut-être...
- Comme quoi ?
- Je sais pas moi... les gens s'achètent des voitures, des maisons...
- … et s'endettent pour des années ! Non, non... très peu pour moi.
- Et pourquoi ? C'est cher une maison en Pologne ?
- De plus en plus... et bien trop. Les gens sont obligés de faire des crédits sur des années ! Quinze ans, des fois vingt ans !
- Vingt ans... ce n'est pas tant que ça. En France, c'est des fois même sur 35 ans, c'est courant...
- Ah bon ?! Pas en Pologne, c'est tout nouveau...
- Ben avant, comment ils faisaient les gens pour acheter une maison ?
- Ils achetaient pas des maisons comme celles d'aujourd'hui !
- Et pourquoi ils les achètent alors ? Qu'est ce qui a changé ?
- Je sais pas moi... les gens ont voulu acheter ce qu'il y a de meilleur, et ça a commencé comme ça...
- Et toi, tu ne veux donc pas le meilleur ?
- Comme vélo, si ! Mais pour le reste, je préfère être libre...'

'Être libre'...

Je ne peux m'empêcher de penser 'aussi libre que l'on peut l'être quand on tient un magasin...', mais j'ai bien compris l'idée... choisir d'être prisonnier de sa passion plutôt que des biens amassés, fussent-ils 'les meilleurs', voilà une idée du bonheur qui mérite bien notre attention...

Nous revenons peu à peu à des discussions plus légères, nous nous racontons d'autres exploits, échangeons d'autres considérations techniques, d'autres anecdotes...

Nous rions, et blablatons encore et encore malgré le soleil et l'après midi qui s'étire... jusqu'à ce que le moment soit venu : nous échangeons sans plus de chichi nos adresses et nous promettons de nous écrire et d'aller rouler ensemble à l'occasion...

Une drôle d'idée en soi...

… si ce n'est tout simplement l'envie de partager un peu de cette même passion...