Avec un nom pareil, Ivangorod devrait nous inviter au
voyage.
A nous ouvrir, tous sens déployés, les yeux grands ouverts
et les pores dilatés.
La Russie, cette fois-ci, nous y sommes bel et bien.
Et pourtant, non, nous n’y sommes pas.
Si Michel Onfray définit son moment 'début' du voyage au
moment où la clef tourne dans la serrure de la porte de chez soi, il ne définit
en revanche pas le moment ‘fin’ du voyage.
Et celui-ci ne se réduit pas à une simple symétrie du moment
où l’on tournerait à nouveau la clef dans la même serrure.
Il n’est guère identifiable.
En tout cas, il ne prévient guère.
Alors que nous traversons les rues d’Ivangorod, le voyage
est pourtant terminé pour nous.
C’est une certitude.
Peut-être pourrions-nous définir la fin du voyage comme le
moment où la dernière goutte de carburant a été consommée. Un carburant de
nature particulière, qui n’aurait rien à voir avec l’ATP.
Mais bien plus probablement avec la réceptivité.
Alors que nous traversons les rues d’Ivangorod, la jauge à
réceptivité est au plus bas. Nous ne roulons même pas sur la réserve.
Nous traversons machinalement ces nouveaux décors, sans plus
les imprimer.
Les kilomètres avalés nous ont rincés.
Il pleut à nouveau.
Nous sortons d’Ivangorod, remontons tels des zombies la
nationale jusque Kingisepp.
Kingisepp, ou pour être plus précis ‘Кингисепп’.
Les pancartes kilométriques sont en effet devenues difficilement
déchiffrables depuis la frontière. Un jeu de décryptage qui en temps normal nous aurait accaparés.
Mais nos gourdes puent.
Ainsi que nos fringues, également rincés.
Ils n’arrivent plus à sécher.
Le fond de nos cuissards devient rêche et nous échauffe
l’entrecuisse.
Une de nos pédales commence à claquer, nos disques de freins
voilés couinent et la béquille qui a pris du jeu, ne tient plus en place. Elle
se décroche parfois, raclant le sol quelques dizaines de mètres… avant que nous
ne nous décidions à nous arrêter pour la raccrocher.
Saint Pétersbourg n’est plus très loin, mais Dieu que ces
derniers kilomètres vont être longs…
Au-delà de Kingisepp, nous comprenons qu’il devient
suicidaire de nous aventurer plus loin sur les bords de la nationale.
Nous bifurquons vers Kotelskiy, où nous espérons trouver où
passer la nuit.
Les routes de campagne sont défoncées, crevassées de flaques
sans fond.
Et les bords sont sableux.
Instables.
Kotelskiy est une triste bourgade.
Nulle part où loger.
Il pleut toujours et nos fringues puent toujours.
Les rares visages que nous croisons nous dévisagent.
Quelques maigres tentatives de nouer contact.
Sans succès.
Au ralenti, nous nous perdons, quelque part en campagne.
La tente est jetée à terre.
Nous nous y écroulons, moites et à demi dévêtus.
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Au matin de ce nouveau jour, le Caucase se situe à quelques
trois milles kilomètres de nous. Et pourtant, ce n’est pas encore assez loin…
Il pleut encore et toujours.
Nous devrions rejoindre Saint Pétersbourg aujourd’hui.
Ou
en tout cas, nous ne devrions pas arriver bien loin.
Entre là-bas et nous, le Caucase a dispersé ses graines malignes.
La berce du Caucase est une belle saloperie.
Urticante à souhait, elle peuple du haut de ses 4 à 5 mètres
le bord des routes de campagne que nous empruntons. La végétation y est dense
et impénétrable.
Par-delà, des fermes effondrées, et des chiens errants.
Routes dégueulasses, gerbes de flotte qui nous rincent la
gueule quand quelque bagnole nous dépasse.
Raz le bol.
Avec toute cette flotte, autant de saloperies qui continuent
à nous sucer le cuir.
Aux moustiques et taons habituels se sont joyeusement joints
de minuscules abeilles, ainsi que, surprise, des mouches.
Même les mouches s’y mettent…
En permanence, quelque chose gratte.
Dès que la route prend quelques pourcentages de pente,
l’allure chute.
Nous escaladons au ralenti la moindre côte, pantins
désarticulés.
Des clowns sortis de boîte, au ressort distendu.
Des bestiaux sans vitalité. Pitoyables.
A un carrefour au-dessus d’une colline quelconque, des
déchets, évidemment.
Nous nous asseyons à même le sol, culs trempés dans un coin
de flaque.
Au loin, des cheminées qui ressembleraient à des centrales
nucléaires.
De la forêt. Quelques champs ouverts.
En friche.
Nous restons là une éternité, en silence, à quelques mètres
l’un de l’autre.
Le cul humide et qui démange.
Sans même plus se gratter.
Au-dessus de nous, la flotte tombe.
Se calme.
Picore encore un peu nos faces renversées, puis disparaît.
Les branches s’égrènent encore autour, les herbes
frémissent.
Une éclaircie.
Une ouverture dans le ciel, et bientôt, de la chaleur sur nos joues.
Du rouge à travers nos paupières.
Une envie de sec.
Une… envie…
Une envie de vie.
De lessive.
Une envie de confort, de lit moelleux et de gâteaux Alsa.
Une envie d’armoire.
D’après midi au soleil, de sieste et de farniente.
Une envie d’oisiveté bien aise…
Le sentiment nous gagne, implacable, nous submerge… nos
paupières s’ouvrent, clignent quelques fois.
Nos cous se déplient et s’étirent.
La vie reflue, et avec l’en-vie.
Une envie à mille facettes qui ne se résumerait qu’à une
seule, qui nous étreint d'une force subite et inébranlable : l’envie de chez soi.
Et qui marque définitivement la fin du voyage.
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