vendredi 3 juillet 2015

Ivangorod ou la fin du voyage

 
Avec un nom pareil, Ivangorod devrait nous inviter au voyage.
A nous ouvrir, tous sens déployés, les yeux grands ouverts et les pores dilatés.
La Russie, cette fois-ci, nous y sommes bel et bien.
 
Et pourtant, non, nous n’y sommes pas.
 
Si Michel Onfray définit son moment 'début' du voyage au moment où la clef tourne dans la serrure de la porte de chez soi, il ne définit en revanche pas le moment ‘fin’ du voyage.
Et celui-ci ne se réduit pas à une simple symétrie du moment où l’on tournerait à nouveau la clef dans la même serrure.
Il n’est guère identifiable.
En tout cas, il ne prévient guère.
 
Alors que nous traversons les rues d’Ivangorod, le voyage est pourtant terminé pour nous.
C’est une certitude.
 
Peut-être pourrions-nous définir la fin du voyage comme le moment où la dernière goutte de carburant a été consommée. Un carburant de nature particulière, qui n’aurait rien à voir avec l’ATP.
Mais bien plus probablement avec la réceptivité.
 
Alors que nous traversons les rues d’Ivangorod, la jauge à réceptivité est au plus bas. Nous ne roulons même pas sur la réserve.
Nous traversons machinalement ces nouveaux décors, sans plus les imprimer.
 
Les kilomètres avalés nous ont rincés.
Il pleut à nouveau.
Nous sortons d’Ivangorod, remontons tels des zombies la nationale jusque Kingisepp.
Kingisepp, ou pour être plus précis ‘Кингисепп’.
Les pancartes kilométriques sont en effet devenues difficilement déchiffrables depuis la frontière. Un jeu de décryptage qui en temps normal nous aurait accaparés. 
Mais nos gourdes puent.
Ainsi que nos fringues, également rincés.
Ils n’arrivent plus à sécher.
Le fond de nos cuissards devient rêche et nous échauffe l’entrecuisse.
Une de nos pédales commence à claquer, nos disques de freins voilés couinent et la béquille qui a pris du jeu, ne tient plus en place. Elle se décroche parfois, raclant le sol quelques dizaines de mètres… avant que nous ne nous décidions à nous arrêter pour la raccrocher.
Saint Pétersbourg n’est plus très loin, mais Dieu que ces derniers kilomètres vont être longs…
 


Au-delà de Kingisepp, nous comprenons qu’il devient suicidaire de nous aventurer plus loin sur les bords de la nationale.
Nous bifurquons vers Kotelskiy, où nous espérons trouver où passer la nuit.
 
Les routes de campagne sont défoncées, crevassées de flaques sans fond.
Et les bords sont sableux.
Instables.
 
Kotelskiy est une triste bourgade.
Nulle part où loger.
 
Il pleut toujours et nos fringues puent toujours.
Les rares visages que nous croisons nous dévisagent.
Quelques maigres tentatives de nouer contact.
Sans succès.
 
Au ralenti, nous nous perdons, quelque part en campagne.
La tente est jetée à terre.
 
Nous nous y écroulons, moites et à demi dévêtus.
 
------
 
Au matin de ce nouveau jour, le Caucase se situe à quelques trois milles kilomètres de nous. Et pourtant, ce n’est pas encore assez loin…
Il pleut encore et toujours.
Nous devrions rejoindre Saint Pétersbourg aujourd’hui.
Ou en tout cas, nous ne devrions pas arriver bien loin.
Entre là-bas et nous, le Caucase a dispersé ses graines malignes.
 
La berce du Caucase est une belle saloperie.
Urticante à souhait, elle peuple du haut de ses 4 à 5 mètres le bord des routes de campagne que nous empruntons. La végétation y est dense et impénétrable.
Par-delà, des fermes effondrées, et des chiens errants.
Routes dégueulasses, gerbes de flotte qui nous rincent la gueule quand quelque bagnole nous dépasse.
Raz le bol.
Avec toute cette flotte, autant de saloperies qui continuent à nous sucer le cuir.
Aux moustiques et taons habituels se sont joyeusement joints de minuscules abeilles, ainsi que, surprise, des mouches.
Même les mouches s’y mettent…
 
En permanence, quelque chose gratte.
 
Dès que la route prend quelques pourcentages de pente, l’allure chute.
Nous escaladons au ralenti la moindre côte, pantins désarticulés.
Des clowns sortis de boîte, au ressort distendu.
Des bestiaux sans vitalité. Pitoyables.
 
A un carrefour au-dessus d’une colline quelconque, des déchets, évidemment.
Nous nous asseyons à même le sol, culs trempés dans un coin de flaque.
 
Au loin, des cheminées qui ressembleraient à des centrales nucléaires.
De la forêt. Quelques champs ouverts.
En friche.
 
Nous restons là une éternité, en silence, à quelques mètres l’un de l’autre.
Le cul humide et qui démange.
Sans même plus se gratter.
 
Au-dessus de nous, la flotte tombe.
Se calme.
Picore encore un peu nos faces renversées, puis disparaît.
 
Les branches s’égrènent encore autour, les herbes frémissent.
 
Une éclaircie.
 
Une suspension dans le temps...
 
Une ouverture dans le ciel, et bientôt, de la chaleur sur nos joues.
Du rouge à travers nos paupières.
Une envie de sec.
 
Une… envie
 
Une envie de vie.
De lessive.
 
Une envie de confort, de lit moelleux et de gâteaux Alsa.
Une envie d’armoire.
 
D’après midi au soleil, de sieste et de farniente.
Une envie d’oisiveté bien aise…
 
Le sentiment nous gagne, implacable, nous submerge… nos paupières s’ouvrent, clignent quelques fois.
Nos cous se déplient et s’étirent.
La vie reflue, et avec l’en-vie.
 
Une envie à mille facettes qui ne se résumerait qu’à une seule, qui nous étreint d'une force subite et inébranlable : l’envie de chez soi.
Et qui marque définitivement la fin du voyage.
 
.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Si vous souhaitez réagir, n'hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à nous envoyer un message à l'adresse suivante: petits_carnets_dalsace@yahoo.fr