Nous avions été prévenus : les routes sont en meilleur
état en Lituanie qu'en Lettonie... où elles sont encore en meilleur état qu'en
Russie. Autant dire qu'il nous reste de grands moments à passer...
Le chemin retour du phare est aussi dantesque que celui de
l'aller, à une nuance près et non des moindres : aux hordes de taons
contre lesquels nos gesticulations s'avèrent bientôt inutiles, se sont ajoutées
d'autres hovnis (horreurs volantes non identifiées), ressemblant à des tiques
avec des ailes, une grosse tête et des griffes acérées.
Le dessous de nos cuisses et de nos derrières, lorsque nous y
passons la main, a le relief d'un cuir de crapaud...
Après plusieurs heures de résignation totale à progresser à travers bois à une allure zombique, c'est dans un état de
profonde fragilité mentale que nous retrouvons le goudron de la P111.
Pāvilosta est une petite bourgade de
Courlande, discrètement nichée en bordure de la Baltique. Nous y arrivons en
fin de journée, épuisés.
Nous avons juste le temps de déplier notre toile non sans lutter
contre le vent avant que le ciel ne se déchire au dessus de nous.
Allongés sur nos duvets, nous écoutons les gouttes marteler
la toile... nos membres torturés nous démangent, mais heureusement, nous sommes
suffisamment rompus pour ne pas céder à l'envie dévorante de les gratter
jusqu'au sang.
Au réveil, plus tard dans la soirée, nous entendons des voix
de femmes chanter doucement.
L'air s'est agréablement rafraîchi, et le vent s'est apaisé.
Portés par nos estomacs, nous déambulons dans les rues languissantes.
Les chants que nous entendions sont ceux de femmes qui se sont réunies autour
d'une grande couverture : celle-ci contient des fleurs de petites tailles,
très odorantes, que les femmes, tout en chantant, trient patiemment.
La promenade sur le rivage est une renaissance.
Le sable, battu par l'orage, a retrouvé une virginité et nos
pas, lentement déroulés, hésitent presque à le souiller.
A une bonne soixantaine de kilomètres plus au nord, Ventpils,
dernière étape lettonne, du moins le croyons-nous lorsque nous y arrivons.
Ventspils est une ville portuaire de 40 000 habitants située
à la pointe nord ouest de la Courlande. En poursuivant plus au
nord à travers la Baltique, l'île de Saarema, qui appartient à l'Estonie. C'est par là que nous
comptons rejoindre le dernier des pays baltes avant de quitter l'Europe.
La dernière étape lettonne est pour nous l'occasion de
renouer avec la foule. Renouer avec les haut-parleurs qui crachouillent leur
bonne humeur factice par dessus les stands d'un marché touristique, avec les
terrasses bruyantes de restaurations juxtaposées de pizzas, fritures, cuisine
grecque, chinoise ou locale, traditionnelle ou chique, et bien évidemment,
renouer le soir avec les files d'attente devant les sanitaires de camping.
Le voyage nous rend chaque jour un peu plus foulophobe.
Nous déplions notre toile sur quelques mètres carrés de
libre, parmi les fils de linge tissés entre quelques pins, un camping-car
et les roues surdimensionnées d'un 4x4 dont l'odeur de caoutchouc parvient
sans peine à nos narines. Les fumets de barbecue emplissent bientôt l'espace confiné de notre toile d'une atmosphère opaque et épicée, et l’inlassable balle de ping-pong traverse la nuit en bondissant encore et encore...
L'agence de transport maritime est rutilante.
Sa devanture est en verre, son sol en marbre lustré, ses
hôtesses ont un élégant tailleur et des fossettes dans leur sourire. Des écrans
plats indiquent les destinations de rêve à ne pas manquer ainsi que la grille
des départs.
Des Ferry proposent leurs séjours sur la Baltique, avec escales en
Finlande, Suède, Danemark, sans oublier l'Allemagne, qui nous semble pourtant à
présent si lointaine...
Nous nous asseyons du bout de nos cuissards sur des petits
fauteuils imitation cuir. Des stewards passent en faisant claquer leur talon
sur le sol, impeccables de blanc.
Notre numéro s'affiche au dessus du guichet.
La jeune femme parle anglais sans aucune difficulté et nous
admire de ses grands yeux noirs, sans oublier de sourire.
Nous lui faisons savoir que nous souhaiterions nous rendre
sur l'île de Saarema, avec un bagage à deux roues.
La jeune fille nous sourit toujours et nous répond qu'il n'y
a plus de Ferry pour Saarema. Peut-être désirions-nous autre chose ? La Suède n'est
pas très loin et mérite une visite.
A priori, non, nous souhaiterions bel et bien nous rendre à
Saarema, et nous avons vu sur Internet qu'il existait une liaison maritime
régulière entre Ventspils et l'île, pourrions-nous avoir quelque renseignement
sur la manière par laquelle il est possible de nous y rendre ?
Toujours avec un sourire épanoui, nous apprenons que la
compagnie des Ferry a malheureusement été contrainte de redéfinir son panel de
destinations. Si nous souhaitons toutefois nous rendre à Saarema, il nous
suffit de nous rendre à Riga. Une compagnie partenaire se fera un plaisir de
nous aiguiller sur la ligne adéquate...
Tandis que nous lui expliquons que le bagage à deux roues est le
seul moyen de locomotion que nous ayons, et que nous aimerions savoir comment
nous rendre à Riga, son regard, l'espace d'un très court instant, sans cesser
d'afficher son air béat, a sauté de côté, plongé par dessus notre épaule, sondé
l'impatience des personnes suivantes puis est revenu tout aussi vivement sur
nous, avant de se faire encore plus mielleux pour nous expliquer que ce ne
serait effectivement pas simple et nous inviter à réfléchir et de lui
faire part de notre souhait dès que nous aurions réfléchi.... en nous écartant
momentanément de la file, bien évidemment.
...
Tandis que la porte coulissante de verre se referme derrière
nous, nous faisons nos calculs.
Voilà un sérieux coup dur... sans moyen de rejoindre Saarema,
puis Muhu, il nous faut contourner le golfe de Riga par les terres... soit un
'petit' détour d'une bagatelle de 400km. Environ 5 jours de voyage, alors que
ce qu'il nous reste suffit déjà tout juste en passant par les îles du golfe.
N'était cette contrainte de temps, nous pourrions sûrement
opter pour un crochet via la capitale lettone et tirer un trait sur le charme
insulaire tant vanté de Saarema, mais le problème s'avère finalement plus
sérieux au sortir de la gare ferroviaire: nous y apprenons en effet, effarés,
que pour cause de travaux, il faudra attendre quelques jours pour regagner la
capitale en train... combien, nous le saurons demain....... peut-être.
A la gare routière, nous sommes éconduits de la même
manière : notre monture ne peut être chargée dans les soutes.
Si les agences ont déjà adopté ici la façade proprette 'à
l'occidentale', on sent qu'il reste encore bien du chemin à faire pour que la
notion de service et de fiabilité soit également au rendez-vous...
Bref : nous voilà purement et simplement piégés.
Nous remontons le long du port, engageant la conversation en
baragouinant avec les mécanos affairés à ressouder une caisse ou un fond de
cale. Nous essayons d'engager la discussion avec les personnes que nous
croisons en remontant les hangars. Nous expliquons notre situation au chef de
quai, demandant si par hasard, un bateau de pêche, même modeste...
Nous tentons même notre chance auprès du port de
plaisance : plaisanciers allemands, danois, anglais nous sourient d'une
manière toute aussi mielleuse qu'à l'agence, mais sont tous désolés. Ils sont
complets, ou ce n'est pas leur route, les vents sont défavorables pour mettre
la voile le lendemain, ou il n'y a simplement pas la place... deux vélos, c'eût
été possible... peut-être. Mais un tandem... désolés. Bonne chance !
…
Nous redescendons les quais, les portes de hangars d'où
jaillissent des étincelles, les marchés à décibels et les enfilades de tables
servies en terrasse, contemplant tout cela avec une forme d'ahurissement...
C'est pour nous une nouvelle expérience : nous n'avions
jusque là jamais même pensé que nous pourrions nous retrouver physiquement
coincés quelque part, simplement à cause de la taille de notre monture...
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