Nous traversons Riga en une heure à peine. Comme la plupart
des villes baltes, ce sont les contrastes qui nous saisissent. Les stations
service rutilantes se multiplient en bordure des grands axes d'asphalte tout
juste déployés, tandis que sur le réseau ferré, nous croisons régulièrement des
wagons d'hydrocarbure aux parois poisseuses et aux trappes dégoulinantes d'un
liquide noirâtre. En périphérie de la capitale, où se concentrent les barres de
béton les plus tristes, de la couleur a été ajoutée en déroulant des banderoles
grand format pour une marque de restauration rapide bien connue.
Tandis que le bus (dans lequel, après bon nombre de palabres,
nous avons fini par trouver place pour deux passagers et leur monture) se faufile
de quartier en quartier et de rues en rues, une certaine nausée nous gagne.
Avant d'arriver à la gare routière, le bus 'grandes lignes' a adopté la
casquette de bus de ville et multiplie à présent les haltes tout en empruntant
les rues secondaires parmi les plus étroites.
Enfin la gare routière.
Il pleut.
Le phare rouge en bord de la Baltique nous semble à présent
bien loin.
C'était hier. C'était ailleurs. Et cette double impression
semble déjà rejeter ce souvenir aux confins des expériences lointaines, aux
contours incertains, devenues semblables à certains rêves...
La gare routière est surpeuplée. Les quais sont encombrés de
piles de bagages, de parquas, de valises, de cages, à un tel point qu'il est
difficile de progresser sur les trottoirs. Les piétons se faufilent entre les
cars qui se succèdent, obligeant certains à stopper. Les bagages sont sortis
des soutes en milieu de voie, sous la pluie et sans ordre aucun.
Nous contemplons tout cela avec un sentiment étrange...
Le phare rouge en bord de la Baltique nous semble décidément
si loin...
Cette 'sortie de route', qui en soi devrait n'être
qu'anecdotique (après tout, voir Riga au lieu de Saarema, cela reste un
voyage !) a provoqué quelque chose de tout à fait désarmant en nous que nous ne
savons pas encore expliquer.
De temps en temps, une femme nous demande de veiller sur ses
bagages le temps de trouver à se restaurer. A d'autres moments, c'est un jeune
qui demande l'aumône dans de très modestes rudiments d'anglais.
Les bus se succèdent. Ils arrivent, ouvrant parfois la foule
à grands coups de klaxons, déversent un peu plus de foule et de bagages, puis
se frayent un chemin avant de se garer un peu plus loin.
Un bus en direction de Pärnu arrivera en milieu d'après
midi.
Environ 4 heures d'attente...
L'attente...
Il y a effectivement de cela dans notre sentiment étrange...
Depuis la veille, lorsque les portes coulissants de verre de
l'agence maritime de Ventspils se sont refermées derrière nous, nous attendons...
Quelque chose, dans ce mouvement de portes coulissantes,
s'est rompu. Un fil s'est brisé. Quelque chose s'est rétracté. Une fiole est
tombée à terre et distille insidieusement son poison... nous regardons tout ce
qui nous entoure avec un profond détachement... nous n'avons plus la moindre
étincelle de réceptivité. Nous hochons machinalement la tête pour accepter de
surveiller le bagage de la femme, nous faisons semblant de ne pas comprendre ce
que le jeune attend de nous... nous sommes vides.
Que nous est-il arrivé?...
Un n-ième regard à l'horloge centrale. Le temps semble se
complaire à ralentir sa marche. Trois minutes à peine se sont écoulées depuis
l'autre fois... la femme est revenue, nous remercie et reprend ses bagages. Un
bus insiste sur le klaxon : un piéton tape sur la calandre. Altercation
avec le conducteur...
Un nouveau regard à l'horloge nous indique que cela ne nous a
distrait que quelques minutes à peine.
… et soudain, nous comprenons d'où nous vient ce malaise.
… nous ne sommes plus maîtres de notre temps...
… nous ne sommes plus libres...
Jusque là, nous nous étions contentés de trouver une solution
pour rejoindre l'itinéraire, pour reprendre notre route et arriver au terme du
voyage dans le temps imparti, et à présent, durant ce 'temps d'attente forcé',
nous nous rendons compte de ce que cela signifie au fond... et comprenons alors
mieux ce que nous avions déjà ressenti inconsciemment.
Pour la première fois, la fin du voyage est palpable.
Nous avions déjà ressenti cela, en Islande... un avion
retardé, une nuit passée en aéroport, une arrivée à Reykjavík en déphasage.
Puis un trek 'au pas de course' entre les glaciers du Langjökull et du
Hofsjökull pour ne pas rater le bus qui ne traverse les hautes terres de Kjölur
que deux fois par semaine... sans comprendre pourquoi, quelque part dans ce
désert de roches et de lichens, dans le royaume du vide, de l'air, des glaces
et du silence, nous nous sommes surpris au bout de quelques jours à exploser de
rage mal contenue, en plein 'voyage', et à s'en prendre à la seule personne
présente à des centaines de kilomètres à la ronde, soit l'un et l'autre
mutuellement. Une engueulade mémorable sans aucune raison apparente et qui,
après réflexion, n'avait eu d'autre cause que le constat suivant : nous
étions en train de mimer le voyage, et n'étions pas en train de
'voyager'... nous faisions certes les gestes du voyage (marcher en solitaire
dans un endroit désertique), mais n'étions pas en état de voyage (au pas de
course pour rejoindre Hveravellir trois jours plus tard exactement)... de quoi
nourrir une frustration intérieure tout à fait explosive.
Car la différence, de taille, résidait précisément là.
Nous étions prisonniers d'une grille d'horaires, de jours de
passages... prisonniers d'un programme bousculé et condensé qui ne laissait
plus de place au hasard, au rythme... au rythme du voyage.
On peut définir l'état de voyage comme un état de liberté et
de réceptivité maximale avec ce qui nous entoure. C'est en quelque sorte un état.
Ouvrir ses sens à ce qui nous entoure. Se nourrir de sensations inédites.
S'offrir à l'expérience. Se sentir simplement 'vivant'... en résonance.
Cela, même s'il est possible de le provoquer, d'augmenter les
chances de réussite de la rencontre, ne se programme toutefois pas. Le
voyage a son propre rythme.
Tel un filet déployé sur le monde, c'est dans un état de
totale liberté intérieure que peuvent être déployés nos sens et notre
réceptivité... et que la rencontre, le voyage, peuvent prendre tout leur sens.
Constatez comment l'antenne de l'escargot que l'on touche du
doigt se rétracte: de même nos sens semblent-ils se recroqueviller dès qu'un impératif
de temps nous gagne de l'intérieur.
Et c'est ce que nous comprenons en nous surprenant à
consulter frénétiquement cette horloge centrale de la gare.
Coincés à quai de gare routière, 'sortis de piste' depuis la
veille et faisant à présent face à l'impératif du billet retour, l'état de voyage
s'est recroquevillé au plus profond de nous même, nous laissant comme
orphelins...
… seuls et vides à Riga....
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