dimanche 2 février 2014

La gardienne du phare

 
 

La Baltique est une drôle mer.
 
 
Ses eaux sont très douces comparées aux eaux marines. A la fois trop peu salées pour que les espèces marines puissent y vivre, mais trop toutefois pour que les espèces d'eau douce s'y sentent à leur aise.
 
Au final, c'est une mer très peu 'vivante' : sa biodiversité est en effet ridicule.
 
Si l'on ajoute à cela une amplitude de marée dérisoire (à peine quelques décimètres, souvent compensés par le ressac des vents 'côtiers'), il n'est alors pas exagéré de dire que pour tout amoureux de pêche aux coquillages, il est assez ennuyeux de se promener le long de ses rives...
 
Et si, au pied du phare, nous découvrons quelques filets accrochés aux branches basses des arbres alentour, ce n'est pas pour y piéger quelques fruits de mer, mais, comme le dirait Edite, pour y collectionner quelques petites merveilles du monde...
 
 
Entremêlés à ses filets déployés à l'ombre des pins, quelques fleurs de rivage, des pommes de pin aux formes biscornues, des morceaux de planches craquelées... certaines bourriches contiennent du bois flotté, lisse et blanchi, aux formes disparates. D'autres contiennent des os de seiche de diverses tailles... des galets sont triés par nuances de couleur, d'autres pierres regroupées par morphologies, certains semblables à de petits osselets.
 
Les trésors d'une caverne d'Ali Baba certes modeste, mais dont le soin qui leur est porté révèle une authentique ferveur.
 
 
Le phare est gardé par une femme. Gardé contre qui, contre quoi, on ne saurait dire, mais c'est ainsi qu'elle s'est présentée à nous : elle est la gardienne du phare... mais à bien l'observer, nous nous demandons si ce n'est pas le phare qui la garde du monde extérieur...
 
 
Son regard est toujours bienveillant. Ses gestes lents, toujours suspendus. Sa voix est douce, presque murmurée.
 
Parfois, même sa respiration semble se suspendre : elle reste là, assise, les mains posées sur le banc et la tête blottie dans ses épaules relevées, le regard perdu au loin, parfaitement immobile... puis ses épaules retombent doucement tandis qu'elle expire, cligne des yeux et tourne lentement la tête.
 
Sa fille lui apporte de nouvelles branches.
 
 
La gardienne du phare glousse et s'émerveille doucement, se lève, donne la main à sa fille, puis l'accompagne sans hâte vers la table basse où, assises côte à côte, elles dissèquent le butin du jour en devisant dans un ravissant babillage, dont ne nous comprenons pas un traître mot.
 
Non loin de là, les vagues, toujours, se frottent à la terre en murmurant...
 
 
Toute notre vitalité semble avoir été absorbée par les lieux. Après quelques éternités écoulées en apesanteur, suspendus tout en haut du phare, nous nous sommes résolus à en redescendre, regardant, par intervalles, les cimes de pins se rapprocher peu à peu, jusqu'à nous ensevelir.
 
Lorsque nous franchissons le seuil de ce cylindre résonnant, nous sommes aussitôt bercés par les vagues et le murmure des aiguilles de pin qui se frottent en se dandinant les unes contre les autres.
 
La gardienne est là, avec sa fille, au milieu du petit jardin, toutes deux penchées par dessus la table basse. Nous restons là quelques instants à les observer.
 
Leur babillage est une respiration, douce et régulière, tout juste entrecoupée de petits cris aigus et de rires.
 
Le butin est honoré, l'assemblée est dissoute : la gardienne se lève, défroisse doucement son pantalon de toile, puis se tourne vers nous. Serions-nous intéressés par ce trésor ?
 
Même si nous ne comprenons rien à ce qu'elle nous dit, ses gestes, son regard et son sourire sont clairs : nous sommes invités à la rejoindre et à nous asseoir à sa table basse.
 
Nous nous approchons, amusés de jouer le jeu : voyons voir quels fabuleux trésors sont dissimulés par ici...
 
 
Le butin du jour nous est tout d'abord présenté : nous regardons tour à tour ces branches qui ne sont après tout que des branches puis notre gardienne, dont l'air doux ne trahit pourtant aucun second degré... intrigués, nous nous laissons toutefois prendre en suivant le long de ses doigts quelques lignes particulières, quelques volumes sur lesquels elle s'appesantit.
 
Les portes de notre imagination s'entrouvrent enfin. Certaines veines s'affirment et les lignes se dessinent. De certains volumes apparaissent des visages, dissimulés. La branche, petit à petit, se peuple de petits êtres mutins, et le décor enfin de déploie... un petit monde se crée ainsi tout au long de ses doigts.
 
Nous nous penchons plus près encore.
Nous voilà absorbés.
 
D'autres objets apparaissent ainsi : des galets creux renfermant des cristaux ont des dents d'ogre, d'autres galets cabossés, par quelques coups de crayons bien sentis  prennent également vie : celui-ci est une tête de tortue, celui-là ressemble à un crapaud bossu... nous sourions de tant de malice.
 
Une corbeille est tirée de sous la table : les os de seiche sont sculptés. Des petites scènes, des décors minimalistes et des personnages en caricature...
 
Nous sommes séduits...
 
 
Redevenus enfants, nous en redemandons, attendant presque avec une secrète impatience ce qui sera offert juste après, en manne à notre imagination. Nous voilà pris au jeu.
 
 
Comprenant que nous sommes à présent mûrs à point pour découvrir son fabuleux trésor, la gardienne fait une pause, nous regarde de manière énigmatique, un sourcil amusé relevé, comme pour nous demander si nous voulions continuer... nous rions de nous et de la situation... mais effectivement, bien sûr, nous voulons continuer !
 
 
Tout doucement, elle tire de sous la table une autre corbeille : celle-ci contient d'énormes pierres légèrement opaques, à la couleur du miel... il nous faut quelques instants pour y croire, car il ne s'agit pas en effet de pierres...
 
 
… il y a là véritablement un 'petit trésor'...
 
 
Ce que la corbeille de la gardienne contient, c'est de l'ambre... plusieurs morceaux d'ambre d'une taille tout à fait respectable, dont celle-ci évolue entre celle d'une petite savonnette et celle d'un gros œuf...
 
Lorsqu'on sait que l'ambre se monnaye au minimum aux alentours de 10€ le gramme, ce 'petit trésor' prend alors un sens tout nouveau, qui n'est plus celui seul de l'imaginaire.
 
Les morceaux d'ambre passent de main en main. Leur surface est tiède, un peu molle et s'apparente à celle de la gomme, en bien plus dur. Nous sommes invités à les croquer : la surface est en effet très légèrement élastique. La couleur est comme celle du miel : tantôt d'un jaune cristallin et clair, tantôt d'une couleur très... 'ambrée', tel un miel très concentré ou encore un caramel liquide.

 
 
 
Ces morceaux d'ambre seraient ramenés sur le rivage de la Baltique. En s'y promenant, en regardant bien, il est possible d'en trouver. Les morceaux d'une telle taille restent bien sûr rares... mais les lendemains de tempête, surtout aux endroits où les débris et les algues se sont accumulés, il n'est pas rare de découvrir des morceaux de la taille d'un dé...
 
Mais la taille, c'est bien connu, ne fait pas tout...
 
 
Clou du spectacle, une dernière corbeille est sorti de sous la table. Et sa taille, effectivement, est bien plus modeste...
 
… elle contient des petits éclats d'ambre, marbrés de stries et de petites bulles.
 
En les observant de plus près, quelque chose attire même notre regard... la gardienne, à qui notre curiosité n'a pas échappé, nous remet une petite loupe.
 
Au creux de ces petites pépites, des petites ailes.
 
Toutes les pépites de la dernière corbeille contiennent des inclusions.
 
Nous restons plusieurs dizaines de secondes, l’œil au dessus de la loupe, absorbés par la minuscule forme figée depuis des millions d'années dans cette goutte fossilisée...
 
...absorbés par cet éclat d'éternité à la couleur de miel.
 
 
Naturellement, l'image du poète de Vilnius nous revient en tête... cet homme passionné de l'ambre et qui y a dédié un musée.
 
L’ambre serait selon lui des larmes divines, saupoudrées sur les mers, et qui, chaque matin, sont rejetées sur les rives, comme un signe de compassion et de bienveillance à celui qui, s’y promenant, les découvre, luisantes sur le rivage...
 
… abandonnant avec regret l'ambre dans lequel, à travers la loupe, nous baignons notre âme, comment au fond ne pas être troublé par cette image?
 
 
 

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