dimanche 24 novembre 2013

Silences et dépouillement

Elle s'appelle Ingrid.
 
Nous l'avions aperçue sur la plage, face à la mer. Le dos bien droit, seule, et regard vers l'horizon.
 
 
Toujours plus au nord, quelque part sur la piste, un panneau de bois, écrit à la main. Un camping à gauche.
 
Il s'agit en fait d'un pré, au bord d'un corps de ferme.
 
Le pré est désert. Devant la ferme, deux enfants. Ils traquent la grenouille.
 
Derrière la ferme, une forêt de pin, qui la sépare du rivage. Et au-delà, la plage, vide et déployée. Une piste d'atterrissage pour quelque esprit trop encombré.
 
 
La mer n'y gronde pas : elle roucoule et s'y gargarise.
 
 
Le sable clair prend des nuances rosées, puis orangées... il se colore de feu, puis s'éteint peu à peu. Il bleuit... verdit... et s'éteint tout à fait dans des nuances de gris.
 
 


 
La soirée est fraîche.
 
Ingrid s'en est retournée à la ferme. Elle y a rejoint sa petite famille.
 
 
Debout, dans nos pantalons, nous regardons de haut le petit réchaud bleu qui gronde à nos pieds. Les mots se sont envolés, et nous nous laissons envahir par la vie nocturne qui reprend ses droits.
 
 
 
Des pas...
 
 
C'est elle. Ingrid.
 
 
Puisque nous sommes seuls dans cette immensité de silence, peut-être, s'est-elle dit, serions-nous heureux de partager une tisane ou toute autre boisson chaude ?
 
 
La demande est sans fard. Ses traits sont légers et son regard dépouillé.
'Oui, ce serait avec plaisir'...
 
Les mots sont sortis naturellement, et presque malgré nous.
 
 
Ingrid et sa petite famille sont en vacances. Ils habitent la capitale, Riga. Ils viennent ici se ressourcer.
 
Des amis les ont rejoints : nous sommes présentés. Les présentations sont simples. Étrangement, le dépouillement semble régner naturellement en maître ce soir... les présentations sont suivies de regards bienveillants, sans sourire démesuré, sans grimace de séduction... 'naturellement'.
 
Ingrid nous indique qu'elle a récolté quelques fleurs et quelque herbes non loin d'ici, de quoi se faire une très bonne tisane... nous ne sommes pas contre.
 
La discussion se fait sans empressement. Les phrases, dites à demi-voix, ne s'attardent jamais plus de quelques secondes et restent parfois suspendues quelques instants... c'est une discussion épurée, qui n'aurait au fond même plus besoin de mots.
 
La tisane nous est servie. Son goût est âpre... mais c'est bien comme cela. Le sucre est un luxe... et demanderait encore de superflus mouvements.
 
Nous partageons nos lenteurs...
 
 
 
 
Un adolescent vient d'apparaître. Il s'appelle Tomas.
 
 
Tomas nous invite à un spectacle nocturne très spécial, et qu'il prépare, paraît-il depuis longtemps... tasse au creux de nos mains, nous sommes invités à sortir et nous installer, sur des bancs, au dessous du tilleul, le spectacle ne va pas tarder à commencer.
 
 
Nous restons là, sur les bancs, dans le silence de la nuit... sur un rebord de fenêtre, quelques bougies. Au loin, léger, le ressac de la mer...
 
 
Tomas tarde... cela fait un petit moment à présent que nous écoutons la nuit...
 
Tomas a le trac.
 
 
La présence de deux étrangers n'était pas prévue au programme, et il semblerait que nous l'intimidions... les femmes frappent des mains, scandant son nom... la fenêtre face aux bancs s'ouvre, des baffles de chaîne Hifi sont disposées à la lueur d'une lampe de poche. Quelques crachouillis, puis voilà : le show va commencer...
 
… mais Tomas est décidément timide... son père l'invite, d'une voix douce, à commencer... mais le trac est trop fort. Les baffles se taisent soudain et nous restons à nouveau dans le silence opaque de la nuit...
 
Après quelques instants, nous nous apprêtons à nous relever, mais Tomas s'est décidé : les baffles se sont remises à crachouiller, ça y est : le spectacle va pouvoir commencer.
 
Le voici, deux bâtons dans les mains, et une sorte de double entonnoir inversé... c'est un diabolo.
 
 
Il commence.
 
 
Le diabolo s'illumine, bleu, puis vert... il semble s'animer de couleurs vives en gagnant en vitesse. Un premier lancer... hop, c'est raté. Tomas joue la décontraction... et reprend. Second lancer... deux disques bleus s'envolent dans l'obscurité, redescendent, et rebondissent par terre... Tomas fouette l'air d'agacement... le diabolo retrouve le fil, tourne et tourne, rebondit par-dessus l'épaule, sous le genou, puis, sous nos applaudissements, trace son chemin à travers quelques nœuds, il vire à l'orange et s'envole à nouveau dans les airs...
 
 
 
 
... mais, une fois de plus, chute par terre... nous applaudissons à nouveau pour l'encourager, mais c'est plus d’humiliation que ce qu'il peut supporter : notre artiste en herbe jette ses bâtons et quitte précipitamment la scène... les baffles continuent de crachouiller ses rythmes électroniques sur lesquels une voix grave renforcée répète en boucle 'let's go ahead'...
 
 
 
 
Sur l'autre fenêtre, les flammes des bougies tanguent gentiment... Tomas disparu, les baffles ont dû sembler trop insupportables. Quelqu'un les a faites taire.
 
La mère est allée réconforter son jeune artiste en peine, et nous sommes restés là, dans l'obscurité, de longs instants encore avec Ingrid, sur les bancs, sous le tilleul... juste à écouter le silence...
 
 
… et le ressac de la mer...
 
 
 

samedi 16 novembre 2013

Aspiration minérale

 
Pourquoi Saint-Pétersbourg ?...
 
 
Ville inconnue, et encore si lointaine... le terme du voyage approche inexorablement et nous sentons peu à peu que nous dérivons de la course.
 
Les jours restants disparaissent un à un, tandis que la distance, en proportion, semble toujours s'allonger... nous devrions nous presser. Mais pourquoi donc ?
 
 
A quoi tout cela rime-t-il au fond ?...
 
 
 
Depuis que nous avons quitté Edite, le ressort semble distendu.
 
 
A nos pieds, en contre-bas de la falaise, la mer gronde, encore et encore. Elle grignote le rivage, patiemment, infatigable, motte après motte. Son grondement nous envahit peu à peu, constant... éternel.
 
Nous pourrions rester ainsi. Pour des siècles et des siècles... prendre racine, là, à tout jamais, à contempler l'horizon, visage en pâture au vent, les yeux humides, et l'esprit chaviré d'un incessant grondement.
 
Quelque chose s'est distendu depuis chez Edite, mais quoi ?...
 
Le mouvement est brisé.
 
Et Saint-Pétersbourg, en cet instant, s'en est retournée à l'autre bout de la terre.
 
Par quelle énergie sommes-nous arrivés jusqu'ici ?
 
Cette débauche de mouvement nous semble maintenant étrangère...
 
 
Rester simplement là, immobile, et contempler... sans mouvement...
 
 
Goûter un petit bout d'éternité...
 
 
 
une éternité 'minérale'...
 
 
 
Une lointaine lecture nous revient à l'esprit... l'animal était libre. Libre de bouger en tout sens. Il croît et se déplace. Le végétal, lié à la terre, ne pouvait se déplacer, mais croissait également... et enfin, le minéral : ni croissance, ni mouvement propre... ni déchéance. Nous souhaiterions être en cet instant... 'minéral'.
 
Ne plus bouger, ne plus aspirer.
Être là, tout simplement.
 
 
 
L'après-midi s'écoule, les ombres tournent.
 
Et la mer, toujours, gronde...
 
 
'Il va falloir'.....
 
 
Par quelle nécessité ?
 
 
'Il va falloir'...
 
 
Oui : bouger.
 
 
Reprendre vie. Nous mouvoir à nouveau.
 
Encore un peu plus au nord.
 
 
Un peu plus au nord.
 
 

Interface homme/machine: première considération

 
Laissée en plan depuis bien longtemps, voici enfin un nouveau post dans la rubrique technique, qui abordera une question cruciale lors de la réparation d'une expédition au long cours : la question de l'interface 'homme/machine'.
 
Cruciale, puisque le succès (ou l'échec) de l'expédition tient en grande partie au soin que l'on prêtera à cette question... une question qui sera d'ailleurs déclinée en trois posts, qui développeront chacun l'une des interfaces majeures que sont : l'interface derrière/selle, l'interface pied/pédale et enfin l'interface mains/guidon.
 
 
Mais avant de rentrer dans le détail, il est bon d'évoquer une règle générale...
 
Comme souvent dans la vie, nous sommes marqués sans raison par quelques phrases qui nous ont semblé pertinentes sur l'instant et qui nous resteraient en mémoire tout au long de notre vie. La question de l'interface a procédé de la même manière, appliquée à un domaine en apparence beaucoup plus simple : la course à pied.
 
Quelque chose à prime abord d'aussi simple que la course à pied ne nécessiterait certainement pas de s'y attarder plus que quelques secondes pour régler la question de l'interface... l'interface de quoi ? Du pied et du sol, en passant bien sûr par la chaussure.
 
Il existe une littérature infinie sur la question... des bibles de podologues, des ouvrages de plusieurs kilos qui débattent de l'utilité ou du risque de l'amorti, qui prônent ou détruisent la mode de la chaussure minimaliste, en appellent à la raison et prêchent pour le renfort, le redressement du pronateur, arguant des impacts articulaires, de l'équilibre métabolique, sans oublier les risques tendineux, combinés aux apports non négligeables de troubles de l'hygiène dentaire (cela devrait plaire à notre soldat aux chicots) etc., etc...
 
 
 
 
Bref... une littérature si vaste qu'à la fin, il n'y qu'une seule certitude qui reste : celle de n'en avoir aucune...
 
La phrase pertinente qui resterait en mémoire bien des années (revenons à nos moutons), était beaucoup plus modeste... une podologue, devant tant de sciences, avait posé une question toute simple : 'de la chaussure ou du pied, qu'est ce qui est vivant ?'
 
 
 
Toutes les réflexions partiraient de là...
 
 
… 'de la chaussure ou du pied, qu'est ce qui est vivant ?'...
 
 
A votre avis ?
 
 
 
Je pense que notre bonne dame avait aussi la réponse, et qu'au fond, ce n'est bien sûr pas cette réponse qui l'intéressait tant, mais tout ce que cela impliquerait : si la chaussure pouvait 'travailler' un temps, se déformer, se détendre, se tasser, c'était bien le pied et avec lui tout le corps humain qui s'adaptait au mieux... et il fallait bien le dire, dans certaines conditions, souvent pour le pire.
 
Tendinites, bascules de vertèbres, lombalgies et tout son lot de malheurs aussi divers que douloureux ne tardent bientôt pas à fleurir sur le pauvre corps du coureur imprudent...
 
 
Que dire alors lorsqu'on s'intéresse à un sport où l'interface se montre encore plus rude ?...
 
 
'Du cadre de vélo ou du cycliste, qu'est ce qui est vivant ?'
 
 
C'est précisément la question que nous allons développer... dès le prochain post !
 
 
 

dimanche 10 novembre 2013

Un nouveau départ...

 
Les rues de Liepaja reculent à nouveau. Nos jambes, abruties, retrouvent leur rythme de piston, et les galets, grossiers et durs, coulent par dessous-nous et se fondent.
 
 
Nous repartons.
Non, nous sommes repartis...
 
… toujours plus au nord.
 
Étrange sensation de départ en spectateur. Scène vécue mille fois, identique, comme si après tout nous n'avions jamais été qu'en départ...
 
Le décor tourne et passe, imaginatif à l'infini, et nous chavire sans plus aucune cohérence.
 
Au loin, à gauche, la mer. A droite, parmi les barres d'immeuble de béton, Saint Nicolas, aux clochers féeriques...
 
 

 
 
Une sensation étrange nous habite.
Une pâte molle qui nous baigne...
 
 
A terre, deux hommes.
 
Couchés sur le dos, à l'aplomb du tilleul, ils se sont absentés.
 
 
Semblables voyageurs....
 
 
 
Nos pneus crissent sur le gravier, un rayon sonne et résonne au coup de pierre projetée... étranges sons lointains. Les clochers dorés de Saint Nicolas se perdent dans les tilleuls.
 
La digue.
 
 
 
Voilà, Liepaja n'est plus.
 
 
 


 
Nos jambes tournent, nos chevillent roulent et nos têtes, comme en transe, se balancent.
 
Toujours plus au nord.
 
 
La piste se dégrade mètre après mètre. Les creux s'arrondissent, nos ventres s'aplatissent, se compriment puis s'étendent. Nos jambes tournent.
 
 
Hauts-le-cœur.
 
 
Des amas de déchets aux carrefours. Des sentiers qui s'échappent vers le rivage. Des pins.
Et les pneus qui, obstinés, ronronnent et parfois claquent.
 
 
La piste ondule, nous secoue. Toujours droite. Toujours claire.
Monotone, vieille rengaine qui nous malmène. Et toujours plus au nord.
 
 
Nous sommes saouls.
 
 
Emmitouflés dans du coton, sur rythme automatique, sens engourdis et saturés, nous roulons... toujours... plus au nord.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
… l'espace s'est vidé.
 
Epuré.
 
Il s'est... désencombré.
 
 
Des prés.
 
 
Rien que des prés.
 
Et la mer.
Au dessus, un ciel.
 
 
Au dessus...... un ciel.
 
 
 
Nos roues quittent la piste devenue déserte depuis des heures.
 
 
Nous voici seuls au monde.
 
Et là-bas, la mer.
 
Juste au bout du pré...
 
 
L'herbe du pré, si lisse sous nos roues, nous secoue doucement, comme nous secouerions l'endormi...
 
 
Quelques mètres de secousses... jusqu'au bord du pré, en surplomb.
 
Pied à terre, sur l'herbe douce.
 
 
Face à nous, le ciel.
 
 
Et au dessous.......
 
 
 
 
… au dessous........
 
 
 
… le soupir...