mercredi 27 mars 2013

De la photographie en tandem

Liepāja.

Face à face, nous avalons en silence nos cuillers.
Nos soupes traditionnelles (soupe d'oignon et de poireau servies à l'intérieur de petites miches de pain) sont ingurgitées machinalement, tandis que Elsa inonde l'espace de sa voix doucereuse.

Une autre facette de l'occidentalisation. Nos stars passées de mode trouvent comme une seconde jeunesse dans les pays en voie de reconversion. Ainsi d'Elsa, Stéphanie de Monaco ou encore de France-Gal, dont le verbe à cet instant par trop familier semble percer sans ménagement notre retraite.

Depuis l'incident de la photographie, nous n'avons pas dit un seul mot qui ne soit dicté par la nécessité. 'Combien de nuit ? On va manger. Tu as de la monnaie ?'

Des phrases assassines qui renforcent davantage la pénibilité de la présence de l'autre...


Une retraite.


L'incident de la photographie semble avoir fait explosé quelque chaos en nous. Un couvercle a sauté comme un pop-corn, mais on ne sait pas encore ce qu'il a brisé.


Nous avalons donc notre soupe, souhaitant mille fois être ailleurs. Et marcher seul...


'Elle l'a... Ella... Ella elle l'a-aaaa, ouhouuuu.... hou houuuu hou houuuu....'


Même ces chanteuses oubliées semblent prendre un malin plaisir à nous briser les tympans... la sensation agréable de retraite que l'on vit à l'étranger (ne rien comprendre du brouhaha qui nous entoure et très rapidement ne plus se sentir concernés par les flots de paroles), semble se fissurer, et la mer, par dessus-nous, prête à se déverser par le tube de verre....


La dernière cuiller est avalée. La note est efficacement réglée. Nous déclarons l'heure de neutralité diplomatique dissoute : chacun part de son côté.



Enfin, me voici à déambuler. A pieds.

Le poison assassin se dissipe, et comme le ferait ma semelle après une flaque, il me semble disperser derrière moi ce venin qui habite mon sang depuis quelques heures à peine.... mais bon sang, qu'est-ce que c'est donc que cette histoire de photo ?.......



De la frustration...... il y a dans ce venin que je distille une grande frustration. 'Putain, encore une photo de ratée'........ l'image de cette petite vieille me revient en tête : foulard minuscule naufragé de son champ de patates aux fleurs jaunes... l'image même de la lenteur..... l'image qu'il ne fallait pas rater.... et elle l'a ratée.....


Tandis que je pense ainsi, il me semble que les pas laissés derrière moi me rattrapent au pas de course... l'eau s'agglutine et je remarche dans la flaque........



'Pourquoi n'arrive-t-elle pas à savoir ce que je veux ? Pourquoi ne voit-elle pas ce qu'il y a pourtant d'évident ?......'


Je m'enfonce, la marée monte et je marche avec de l'eau jusque mi-cuisse.......


Me voici dans un parc, en bord de mer. De grands pins abritent des pelouses où déambulent des couples, et où des enfants jouent. Un bambin de 3 ans environ tient une canne : il frappe la balle du minigolf par le haut, comme le ferait un bûcheron de sa hache...... il m'arrache un rire nerveux, et c'est bientôt marée basse.


La fatigue cumulée du voyage nous rend nerveux, et nous éloigne l'un de l'autre.

Où en sommes-nous ? Qu'attendons-nous encore du voyage ?.....


Je suis à quelques pas de la Baltique, cette Baltique que nous avions quittée à Gdańsk, et que, des milliers de kilomètres plus tard, nous retrouvons après bien des rencontres, des découvertes.... et je suis là, comme un con, seul... perdu et perplexe.


'Pourquoi je tiens tant à ces photos ?'......


Le voile est encore trop épais... la question peut-être trop sensible. Mais une chose m'explose en pleine poire : 'je ne sais même pas ce que je veux photographier..... comment le saurait-elle alors ?....'


Marie prend toujours les photos. Du moins lorsque nous roulons. C'était un avantage du tandem que nous avions déjà évoqué : nous pouvons filmer en route, comme au cinéma (et sans caméra fixe sur le casque), nous pouvons également photographier 'par surprise', sans que notre présence n'ait le temps d'influencer ce qui nous entoure... bref, le tandem présente quelques avantages photographiques intéressants par rapport au vélo ou la marche. Seulement voilà : il n'y a guère que la personne qui est derrière qui puisse photographier librement..... et si celle-ci est commanditée par celle qui conduit, il arrive forcément un moment donné où les visions divergent..... où la photo est ratée......

'C'est inévitable !'..... voilà ce qui m'explose en pleine poire à ce moment.


Le faubourg de Liepāja me revient aussitôt à l'esprit, les briques, les rues cabossées, les vitres brisées et les colonnes de cheminées... un décor de cinéma... des rues de Chicago ou de Harlem... à moins que ce ne soit celles de Liverpool... ce décor m'est apparu familier, et pour une raison encore obscure, j'ai eu le réflexe :'vas-y, photographie !'....


Mais photographie quoi ?


….


'Mais vas-y bon sang, tu vois bien !'...


L'instant d'avant, c'était une photo, l'instant d'après, ce n'est plus une photo...... et la photo, une fois de plus est ratée.




Je suis un tyran.


L'eau s'est retirée, c'est pleine marée basse, mais je m'enfonce six pieds sous terre dans les sables mouvants......


… je suis un tyran.


'Mais bon dieu, qu'est ce qu'on en a à foutre de ces photos !'......






Pour une raison encore inconnue, il est pourtant un geste, un seul, qui puisse anéantir un voyageur : qu'on lui arrache toute ses pellicules, qu'on distille toutes ses photos souvenirs/preuves/trésors... qu'on lui arrache... son précieux.......

… son précieux...


...



 
Oui, la comparaison est bien trouvée...


... à me voir ainsi si 'esclave' de mon désir irrépressible de photo, il me semble en effet à cet instant que je n'ai guère plus d'allure qu'un Gollum.....



... Mais pourquoi tiens-je donc tant à ces clichés ??.........


...

vendredi 22 mars 2013

Pourquoi photographie-t-on ?

Place St Pierre. Rome. Été 2010.

Après 1h30 d'attente piétinante en pleine lumière blanche, cils embués, parmi les curieux et les pèlerins du monde entier, nous pouvons enfin entrer dans le Lieu Sacré.

Croyant ou non, à observer les visages, le lieu ne laisse souvent pas indifférent. Une femme explique qu'à chaque fois qu'elle vient, un 'silence' s'impose à elle, ainsi qu'une profonde béatitude.

Et en faisant la queue, nombreuses sont les conversations spontanées entre personnes qui pourtant souvent ne se sont jamais vues.


Mais une fois passé le portique automatique, il y a comme une bascule.


Le moment de 'patience', ce moment 'suspendu' où l'on est cloué malgré soi à un instant d'attente à remplir est terminé : chacun est alors libre de reprendre le fil de sa vie comme il l'entend.

Et l'attitude adoptée face à cet instant libre, au cœur du Lieu Sacré, est particulièrement intéressante.


Ce que l'on remarque aussitôt, c'est la proportion considérable de personnes qui plongent la main dans leur sac, leur poche sans même sembler y prêter attention pour en sortir... leur appareil photo.

Un geste souvent réalisé de manière machinale : le regard rivé sur une colonne, une dorure, un gisant, la main se promène le long du sac, y plonge, fouille... 'c'est beau –> photo'.


Ce geste vaut certainement la peine de s'y attarder : peut-être cela pourrait-il permettre de comprendre ce qui le motive... et peut-être aussi comprendre quel 'réflexe photographique' est le nôtre. La compréhension n'est elle pas une première libération ?

En effet, ce 'réflexe photo' ne nous distancie-t-il pas de l'instant présent ? Vous avez sûrement déjà vu ces scènes de bonheur en famille ou entre amis où l'un des compagnons, au lieu de se laisser baigner par cette ambiance bénie, et malgré les injonctions de ses amis à laisser tomber et plutôt les rejoindre, s'excite et sue à grosses gouttes en remuant ciel et terre pour retrouver ce satané objectif pour immortaliser cet instant béni.... l'aura-t-il vécu à plein ?


Avant de descendre dans la Crypte Sacrée, des panneaux indiquent qu'il est interdit d'y photographier. Si ces panneaux nous semblent saugrenus (aurait-on l'idée de photographier une dépouille sacrée, fût-elle embaumée?), nous constatons que le réflexe photographique est tellement ancré que certaines 'limites' sont allègrement (ou simplement inconsciemment?) franchies, et malgré les panneaux... mais quelles sont après tout ces 'limites' ?



Sacré cœur de Paris. Printemps 2012.

Les marches du parvis sont surpeuplées de jeunes adolescents affalés, de guitare, de pulls, de sacs de voyages et de paquets de chips. Un de ces lieux planétaires où plusieurs dizaines de langues sont parlées à l'unisson chaque jour à heures d'ouverture. Un groupe de jeunes filles chinoises patiente devant le portique, surexcitée. Leur tour de franchir le seuil vient au moment même où quelques sœurs en tenue traditionnelle le franchissent. Est-ce par excitation ? Par symbole ? Par bêtise ? A l'instant précis où jeunes filles et sœurs franchissent le seuil, une des sœurs est bousculée par une de ces jeunes filles, le visage de cette dernière exagérément penché vers celui de la sœur. Sourire de façade, clac : les deux visages accolés 'a la camarade' sont immortalisés... la sœur reste interdite, la jeune fille est déjà repartie à la chasse au cliché.


Qu'est ce qui a motivé cette photo ? La sœur ? Le Lieu ? Pourquoi la fille a-t-elle souhaité poser ? Pourquoi sourire ?......


St Pierre de Rome, le Sacré Cœur... des lieux planétaires 'incontournables' comme il est dit, où des centaines de milliers de clichés sont réalisés chaque jour. Devant les endroits névralgiques, des queues d'attente spontanées se forment : on pose devant l'objet célèbre, on se dandine ou l'on sourit, on montre l'enfant ou la petite amie, et l'objet célèbre, un peu comme un poster factice le ferait chez un photographe, sert de bel arrière plan. Les personnes font ainsi la queue et piaffent d'impatience, s'exaspère de l'air ahuri que prennent les gens qui les précèdent et qui posent, et qui surtout prennent 'tout leur temps', avant, leur tour arrivé, de poser... en prenant tout leur temps.


Revenons sur la Place St Pierre. Ce jour d'été 2012.

Un homme est passé. Vêtements froissés et poussiéreux, cheveux longs et barbe hirsute. Il pousse un vélo chargé, un drapeau polonais effiloché flotte au vent. Son visage rayonne. Ses yeux, à travers ses petites lunettes rondes semblent eux aussi embués, et ce n'est certainement pas que de lumière... l'homme, arrivé au seuil de la place, pose son vélo, fait quelques pas encore à pied, et s'assied. Après une petite minute, il se penche en avant, embrasse le sol, et se relève. Sans se retourner, il retire ses lunettes, les essuie lentement, puis les rechausse. Un dernier regard devant lui, immobile, puis il s'en retourne. Il relève son vélo, l'enfourche, et repart, comme à la ballade.

Il n'a pris aucun cliché, ni n'en a demandé de lui.



Pourquoi prend-on des photos ?




 
 
 
 
 

Les raisons sont bien sûr multiples : photo preuve ('tu vois, j'y étais !'), photo matérialiste ('Je collectionne les endroits célèbres du monde!), photo nombriliste ('C'est moi devant la tour Eiffel, devant Paris Hilton, et là, dans mon bain, avec mon poussin !'), photo souvenir ('Dans vingt ans, j'aimerai me souvenir de combien mes enfants sont beaux aujourd'hui !'), photo de partage ('Si Albert était là, il adorerait voir ça...'), ou photo machiavélique ('Dans une semaine, quand je l'aurai quitté(e), j'aurai toujours ce moyen de le(la) faire chanter...'), etc, etc...

Consciente ou non, l'action photographique révèle toujours une 'motivation' profonde qui en révèle beaucoup sur l'auteur de la photographie.
 
 
 
 
 

Demandez d'ailleurs dans la rue que quelqu'un 'vous photographie'. Une scène qui chaque jour arrive des millions de fois. La plupart du temps, aucune précision ne sera donnée à la personne missionnée, et, devant son embarras, vous remarquerez qu'elle ne sait pas si 'elle fera bien' : car au fond, qu'attendez-vous de cette photo ? En tout cas, elle, cinq secondes auparavant encore, n'en attendait rien, mais elle doit pourtant à présent 'faire la photo'...

Il nous est ainsi déjà arrivé de demander exprès à quelqu'un de nous prendre en photo, en couple, devant un lac de montagne, regards dans la même direction, et surtout... dos à l'objectif. La plupart du temps, les personnes 'missionnées' nous demandent de nous retourner : une photo se fait de face, enfin quoi !...

A Gdańsk, souvenez-vous, nous avions évoqué ce clochard qui était curieux de notre embarcation. Il se trouvait à quelques pas de nous, contemplant avec grand intérêt la carriole tandis que nous 'posions' devant la fontaine au trident. Plusieurs photos ont ainsi été faites : sur aucune d'elles la personne commanditée n'a jugé souhaitable de l'y inclure...

De même, une séance photo sur des dunes de sable dans la Pampa argentine parmi des voyageurs croisés resterait dans nos mémoires : certains préféraient cadrer très large, rendant les personnes minuscules et impossible à reconnaître, êtres insignifiants devant l'immensité géographique, tandis que d'autres cadraient 'très court', à hauteur de visage, en coupant aux épaules, rejetant l'immensité sableuse en arrière plan de décor. Une pause à la colonialiste, semelle de botte et crosse de fusil sur la gueule du lion étendu.

Un cliché en dit beaucoup sur son auteur... ou son commanditaire.
 


Si vous souhaitez connaître une personne et que celle-ci vous a invité chez elle, attardez vous donc sur les photographies accrochées aux murs de sa demeure...


Car une fois de plus, c'est une projection. Un autre filet jeté sur le monde.


Un filet tissé de passions profondes et inconscientes. De crispations existentielles et d'élans irrépréhensibles. Parfois la peur de 'manquer', parfois, la peur 'que tout disparaisse'... le besoin de reconnaissance, ou de conquête. D'en imposer ou de posséder.
 
 

 
 
 

Bref : la photo n'est au fond que l'extension (consciente ou non) de ce qui anime celui qui la fait.


Un élan, souvent réflexe, qui, comme la nature humaine, peut tantôt être 'divin'... tantôt 'bestial'.


Ni plus... ni moins.
 
 

... et vous, pourquoi photographiez-vous ?
 
 
 
 
...
 
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lundi 18 mars 2013

Faubourgs de Liepāja

Pourquoi tourner les jambes ? Pourquoi repartir ?...

'Parce qu'il le faut... le temps passe et le moment du retour s'approche peu à peu. Et il reste encore bien du chemin à parcourir jusque St Saint-Pétersbourg'.

Telles sont les pensées qui se disputent en nous en cette matinée.
Nous pédalons, et, malgré le timide soleil, nous avons froid.
Décidément, ce matin, le cœur n'y est pas...

La campagne recule pourtant à bonne allure derrière nous, emportant avec elle le village de nos chers hôtes et nous repoussant toujours plus vers la côte.

Un vent hardi secoue les joncs, les saules et les forêts, et nous emmène presque malgré nous. Lorsque nous nous arrêtons, nos drapeaux flottent à l'horizontale, dans l'axe parfait de la route.

Aussi, lorsque nous échouons sur l'A9, à une petite dizaine de kilomètres de Liepāja nous restons quelques instants incrédules : une impression de ne pas se trouver là où nous devrions... de ne pas avoir vu les kilomètres pourtant parcourus... un réveil impromptu qui viendrait mettre un terme subit à une période d'étrange absence.


'Tiens, on y est déjà ?'...


La journée a glissé sur nous, sans même que nous ne nous en apercevions. Bercés de nos tout récents souvenirs, nous avons pédalé sans un mot, tournant les jambes automatiquement, comme absorbés en une demi-transe... jusqu'aux abords de cette A9.

Tel l'enfant qui se frotterait encore les yeux tandis qu'il est tiré par la manche par sa mère, en route pour l'école, nous découvrons les abords de la ville, portés malgré nous par les airs.

Ainsi, tandis que les couleurs des jardins fleuris d'Edite persistent dans nos âmes, nos yeux parcourent docilement ce nouveau décor sans que nous ne nous laissions pour autant immerger tout à fait par les lieux. A peine y projettent-ils quelques fugaces impressions, qui s'estompent alors très vite...

Comme l'impression qu'un décor en papier mâché se serait matérialisé autour de nous, et qu'il suffirait de bien secouer la tête pour qu'il disparaisse...


L'imperméabilité a toutefois ses limites : si la réalité de ce qui nous entoure n'a pas réussi à se frayer une voie à travers nos rétines, elle trouverait bientôt un autre moyen de se manifester.

Rouleaux compresseurs et marteaux piqueurs à l'appui, l'immersion dans le réel a fini par nous gagner tout à fait. Via nos tympans... mais aussi et surtout, via nos tripes.

Le grondement grave et puissant des machines semblent même se communiquer par nos bouches entrouvertes : les ondes de vibration s'y faufilent, descendent le long de nos œsophage et résonnent en nous comme un parasite.

Une immersion en force qui nous donne presque la nausée.


Sur la chaussée provisoire, nous croisons camions et autobus, au milieu d'une foule de bras et de jambes en actions, armés de moteurs, de métal et de décibels.

L'avenue principale de la ville, qui traverse ici le complexe industriel, est en cours de reconstruction. Elle perce en une interminable ligne droite une planète de briques, de structures métalliques, de tubes et d’échafaudages d'acier. Les tractopelles multiplient les fosses et les monticules, arrachent les croûtes de l'ancien bitume, les fondations de colonnes de béton. Des réseaux de tuyauteries traversent la voie en arches suspendues.

Des plaques, des poutres, des viroles sont entassées pêle-mêle, parmi les panneaux réfléchissants, les rubalises détendues, et les grillages zigzaguant. Des câbles, des flexibles sont enroulés sur le sol et relient tout un réseau de pompes, de groupes électrogènes tremblotants, tandis que les tronçonneuses abattent et débitent quelques arbres pour élargir encore la voie.

Mètre après mètre, les allées sont tracées, aplanies, bordées, cimentée, pavées... au fil des kilomètres que nous parcourons à travers ce chaos, l'ordre semble émaner peu à peu. Et bientôt, l'armée de bras semble se disperser : tout juste quelques bonshommes en gilet fluorescents qui se promènent clope au bec, tractant derrière eux sur une bande de terre ratissée une petite carriole qui disperse ses semences.

Les bâtiments de briques, les centrales électriques et les colonnes entrelacées de la zone industrielle sont à présent derrière nous, et, sans transition bien nette, nous voici 'en ville'... ou plutôt 'dans les faubourgs'.

Si sur la gauche de l'avenue principale, un parc vert s'étend et invite à la promenade, les rues qui s'en détachent sur la droite sont d'un contraste saisissant. Ces rues sont pavées de galets grossiers et bordées de vieilles bâtisses aux façades décrépies, où se mêlent la brique, le béton et le bois. Ce bois est d'ailleurs la plupart du temps gris, même si parfois quelques cloques d'une antique peinture résistent encore au temps. Des câbles électriques sont tirés sans ordre, reliant par dessus les rues les gouttières en vis à vis. Des râteaux piqués aux colonnes de céramiques sont pendus sur quelques façades. Certaines fenêtres sont condamnées, d'autres ont été brisées. N'étaient par endroits d'antiques paraboles, nous jurerions parfois que certaines de ces rues sont abandonnées.

Tandis que nous nous y aventurons, nous croisons deux gamins. Le plus petit des deux doit avoir six ans à peine, et l'autre dix. Roulant prudemment sur les pavés rebondis, nous leur adressons un sourire, qu'ils nous rendent aussitôt : le tandem semble faire son effet.

Le petit crie et vient à notre rencontre en courant, suivi bientôt par le plus grand. Mais ce dernier n'a pas fait quelques pas que soudain, il s'arrête : l'expression de son regard s'est aussitôt transformée, devenue dure. Devenue adulte.

Il a vu.


Vu au delà du tandem. Vu au delà de l'instant. Au delà de la joie et de l'impulsion de l'enfant.

Il s'est vu. Il nous a vus. Peut-être aussi s'est-il souvenu. De l'Europe, du monde, de l'ailleurs... peut-être du parc, de l'autre côté de l'avenue, et du contraste du lieu.

Car avant toute chose, ce qu'il a vu, c'est l'appareil miroir.

Notre appareil photo.


La rue se termine sur un bâtiment de brique surmonté d'une longue cheminée ocre. Cul de sac. Nous la remontons donc en sens inverse, toujours secoués par la chaussée instable et le regard de l''enfant' sur nos épaules.

Il a enjoint le petit de le rejoindre, et nous regarde passer à nouveau, nous suivant du regard, très lentement, mâchoires serrées, sans ciller un instant...


Violence sous-jacente...


et si jusqu'à présent, la cohabitation à bord avait pu se passer sans heurt majeur, cet incident déclencherait quelques instants plus tard ce qu'il faudrait bien appeler un coup de semonce…


et bien des questions sur la nature d'un geste a priori bénin et qui au long du voyage est quasiment devenu un réflexe, mais qui allait provoquer ce clash :


'photographier'...

dimanche 17 mars 2013

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samedi 9 mars 2013

Paldies...

'Wouhaouuuuuuuu !! You can feel the air !'

Une main sur le guidon, l'autre sur son bob, Edite en redemande : nous faisons un tour de piste de plus, arqués sur les pédales du tandem.

Elle n'avait jamais fait de tandem, et elle ne laisserait sûrement pas passer cette occasion sans se lancer. Et l'après-midi du dernier jour, elle s'est lancée.

Relevant le bas de sa robe de lin, de mi mollet jusqu'au genou pour enfourcher le siège arrière, bob vissé sur la tête et lunettes plaquée sur le nez, elle cramponne le guidon fixe après avoir enfilé ses sandales bien au fond des cales-pieds : la voici prête, telle une aviatrice parée pour le grand saut...


'You have legs.... you can walk.... but you can also ride !'


Edite rit de tout cœur...


Nous nous penchons dangereusement dans les virages, elle pousse des cris de jeune fille, revenus en ligne droite, je sens à travers le pédalier avec quelle ardeur elle appuie sur les pédales..... vraiment, une véritables pile nucléaire !!

Nous pourrions pédaler jusque la lune si un chemin de pierres y menait....




Dans quelques heures, il nous faudra pourtant repartir..... une dernière soirée, puis au lever du jour, notre route reprendra..... au dessus de nous flotte comme un sentiment d'urgence... l'urgence de profiter les uns des autres... l'urgence de partager ce que nous souhaiterions partager encore..... l'urgence de cultiver encore un peu de bonheur commun.....



Dès qu'Erik eut terminé son tour en tandem en solitaire, Edite enfourche son vélo et visse son bob bien à fond sur sa tête: nous n'allons pas en rester là...... en route pour l'aventure !



Erik descend du tandem et nous le rend avec un sourire de réconciliation, et a tout juste le temps de retrouver son vélo avant qu'Edite ne disparaisse derrière les taillis du stade.

Nous quittons la piste, repassons le portail de l'entrée, prenons à gauche et nous nous engageons sur un chemin de terre jonché de glands encore verts... le chemin est particulièrement tape-cul...

Edite souque ferme, regard rivé vers un invisible horizon. Nous prenons encore à gauche...


'Où allons-nous ?'


Surprise...

Seul Erik semble avoir été mis au secret... et à lire l'expression de son visage, il semble adhérer entièrement à l'idée....

Le voilà d'ailleurs qui pédale plus vite...


Erik et Edite pédalent l'un à côté de l'autre, semblant ouvrir la voie à leurs invités... la légèreté du moment est bien palpable : il nous semble que pour la première fois, Erik et Edite forment un véritable couple... leur âge semble s'être évanoui... nous enfilons les chemins les uns après les autres... la journée est radieuse, le bois est humide et exulte de senteurs épicées... une légère chaleur, tandis que nos jambes tournent et nos cœurs sautillent...

Le chemin s'arrête au dessus d'un talus... hésitations.... Edite sort de sa poche quelques bonbons et fait la distribution..... à bas le diabète.... c'est un jour de fête...

Elle sourit et s'engage dans la descente. Nous entendons son biclou se plaindre dans des lamentations métalliques peu rassurantes, mais elle finit par arriver en bas.... Erik hésite, puis se lance à son tour..... puis nous les rejoignons.

'Nous y sommes presque' nous lance Edite en repartant aussitôt.....


Nous remontons un petit vallon, niché au creux de la forêt... l'herbe est haute et grasse, mille pétales écarlates y ondulent gentiment...


'C'est ici que nous nous sommes rencontrés.......'




Le chemin prend à droite et s'engage sur un talus qui forme comme une digue... à notre gauche, un lac, aux eaux entrelacées de joncs et de roseaux, et mêlé de petits îlots de végétation...


'Nous étions jeunes... Erik était bel homme.... et il m'a séduite...'



'Bienvenue au lac des roses blanches.....'


Nous posons nos montures en bord du lac, les laissant tomber à même le sol. L'herbe est si épaisse qu'ils restent suspendus à mi chute...

Des hérons et des grues blanches sont perchés sur quelques branches, immobiles... seules quelques gigantesques libellules vrombissent à nos oreilles lorsqu'elles passent en rase motte près de nous.

Erik et Edite, main dans la main, marchent côte à côte, en écrasant dans de grandes enjambées les herbes hautes pour rejoindre la rive...

Une belle journée......


Ils restent quelques instants là, au seuil des eaux du lac, à le contempler, se remémorant probablement ce même lieu, bien des années plus tôt....


… nous nous laissons absorber par le lieu, contemplant à notre tour ce lac aux eaux végétales... à bien y regarder, le lieu fourmille de vie... des petites araignées d'eau bondissent dans de fulgurants sauts, quelques insectes volants tournent en boucle dans des rythmes effrénés, et toute une colonie de papillons fricotent avec le feuillage des saules... parfois la nageoire dorsale de belles carpes émerge des eaux et soulève quelques feuilles de nénuphars avant de disparaître...


… nous comprenons ce qu'Edite appelait les 'roses blanches'..... au milieu du lac, un petit îlot étincelant attire le regard...... des lotus blancs.

Edite et Erik les regardent en silence depuis quelques minutes déjà..... puis sans prévenir, Erik enlève son T-shirt, son pantalon et ses sandales, et se jette à l'eau.


Nous le regardons avancer prudemment, les bras maintenus en hauteur pour garder son équilibre, puis arrivé suffisamment loin, eau jusqu'au poitrail, il plonge carrément.

Quelques secondes d'invisibilité.... puis sa tête réapparaît. Il se retourne, fait un signe de la main dans un mot étouffé de joie et d'excitation, puis s'en retourne, encore plus loin... Edite, restée toujours au même endroit, caresse machinalement ses bras, comme lovée au creux d'elle-même...

Nous le regardons tous, nager toujours plus loin... le bruit de ses mouvements dans l'eau s'estompe, tout comme sa tête s'éloigne, de plus en plus petite...


Nous restons là, toujours immobiles dans ce silence vivant... un instant suspendu.


Arrivé au milieu du lac, Erik émerge à nouveau. Il nous fait signe de la main, cueille quelques fleurs, puis s'en retourne...


'C'est comme ça qu'il m'a séduite..... il a su m'aider à cueillir quelques petites merveilles..... vous savez, ces petites merveilles parsemées par Dieu à travers le monde..... et je n'ai pas su résister....'


Edite rit doucement, comme une mère rirait de son impuissance à gronder l'enfant qu'elle aime...


Erik a déjà retraversé le lac et a de nouveau pied. Son visage est radieux, il se lève, émerge de l'eau tout en arrangeant son bouquet...


C'est un bouquet de lotus blancs... cinq lotus blancs lovés au creux de feuilles arrondies au vert si tendre.

Tenant ce magnifique bouquet à deux mains, Erik se rapproche de nous, l'air grave d'un porteur de flamme olympique... et remet le bouquet à Marie...





Il est des souvenirs gravés à tout jamais.... des instants solennels et vivants dont on sait au moment même où on les vit qu'on ne les oubliera jamais......



Quelques jours encore auparavant, débarqués par un hasard de la vie là, sur cette place de village quelconque, nous étions abordés par cette femme aux lunettes d'aviatrice, qui nous invitait à passer une nuit chez elle....


'Vous verrez, notre maison est très très modeste... c'est une très vieille maison...'




…. mais si votre maison est modeste, vos cœurs, eux, sont si grands.....



…. et naturellement, ce mot, Paldies, resterait lui aussi gravé pour très longtemps profondément au fond de nous....
 

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