Le goudron défile à nouveau sous nos pieds. Après ces quelques jours de déambulations urbaines, nous voici repartis.
Bizarrement, nous ne nous sentons pas gagnés par l'euphorie habituelle des grands espaces, ce sentiment si léger d'air et de liberté... le départ est poussif, les jambes de manière surprenante sont comme rouillées... et le souffle semble même nous manquer sur les premières pentes de Raudondvaris... la remorque derrière nous semble peser quelques tonnes supplémentaires...
… payons-nous les nuits agitées de la capitale ? Digérons-nous le milk-shake banane de Kaunas ?... diverses raisons suspectes passent tour à tour devant la barre pour expliquer pourquoi ce matin, pédaler nous semble si pénible...
L'air est poisseux... le ciel gris. Le revêtement de la route est très grossier... et puis l'air empeste. Le tilleul toujours... à moins que ce ne soit autre chose... et le vent vient de face.
Une sale matinée...
En fait cela sent le colza. Une des ces odeurs persistantes qui s'incruste partout, si épaisse que l'on croirait la mâcher, et qui semble même s'agglutiner au fond de nos gorges à chaque inspiration... nous sommes scotchés sur le bitume, le cœur battant sourdement dans nos poitrines lourdes, abrutis de ne voir le sol reculer que si lentement malgré nos efforts.
Une vraie sale matinée...
Après avoir gravi les coteaux du Niémen, nous voici sur une sorte de plateau... l'horizon s'est aussitôt aplati, comme comprimé par ce ciel si gris, si bas... et l'air est devenu encore plus épais. L'air de ces champs de colza, qui se succèdent encore et encore, et à perte de vue.
Il fait chaud... et pourtant non, il fait frais.
Par endroits, le ciel lourd se déchire. De généreuses langues de lumières semblent alors lécher le sol, écumantes, et sublimant par vagues l'éclat des colza… lorsque nous les croisons, un souffle bestial nous enveloppe aussitôt, avant de nous abandonner à nouveau quelques instants plus tard, transpirants, à des atmosphères bleutées et glacées... et où il fait froid.
Crispés, nous forçons notre respiration. Nous maudissons le goût du colza, raclons nos langues sèches et râpeuses, bouches ouvertes, tachant d'avaler encore un petit peu plus d'air...
Nos vestes humides sont inconfortables. Nous transpirons sous nos casques... nos lèvres se sont peu à peu retroussées. Souffles courts et soupirs... des locomotives en action, mais si poussives, mais si lentes...
… ça y est... il pleut.
Les colzas ont commencé à s'agiter, à bruisser, dans des mouvements de plus en plus brusques et précipités, et puis une première grosse goutte a claqué sur la visière du casque, suivie d'une autre, glacée, sur l'avant bras... la suivante s'est faite sentir à travers la mitaine gauche, picorée peu à peu de becs froids toujours plus enhardis... puis la bonne vieille averse s'est écroulée pour de bon.
Soupir de soulagement... 'voilà, cela ne peut plus être pire à présent'...
…
De fait, après le vacarme opaque, l'espace s'est peu à peu dilaté et a retrouvé quelques couleurs.
Le moment béni pour la pause.
Le paysage a quelque chose de familier.
Un ordre...
Oui, c'est cela : le relief ici semble dompté, il a ployé le joug et file droit. Les courbes, les creux, buttes et bosquets ont été gommés, arasés. De serviles petits chemins filent en angles droits entre les rectangles aux diverses nuances de couleurs. Par endroits, quelques groupes de maisonnettes, éparses, grises de briques, aux cours bien délimitées, se sont rassemblées, avec remorques, pelles et engins de couleurs... Quelques tas de foin, de fumier, quelques bêtes... et tout autour, un damier de cultures. Un damier à la trame généreuse et aux mesures surhumaines.
… c'est en cela que ce paysage nous semble si familier et pourtant inédit : ces contours vastes et tracés au cordeau n'appartiennent déjà plus à l'outil, mais sont bien le fruit de la machine.
Les minuscules patchworks de potagers que nous pouvions contempler tout au long de notre traversée de Lituanie sont ici supplantés par une force plus vaste, implacable, mécanique, et de fait, nous découvrons par endroits quelques engins agricoles de belles tailles, au verni encore intact et en tout point semblables à ceux que nous connaissons dans nos campagnes.
Pour la première fois depuis que nous avons traversé la frontière lituanienne, et c'est un sentiment étrange, nous ressentons en campagne l'impression d'être contemporain à ce qui nous entoure...
Le soleil est réapparu, et de manière éclatante.
Nous filons à présent.
Nous avons tombé les vestes, respirons un air sec et légèrement parfumé, et le vent s'est couché. Les jambes ont retrouvé leur rythme, et le paysage défile autour de nous sans plus de réticence, champ après champ, croisée de chemins après croisée de chemins... les hameaux de briques restent toujours en retrait de la route et nous ne rencontrons personne, si ce n'est parfois quelques femmes à pied, chargées de ballots volumineux contenant des branches de tilleuls.
La route a peu à peu perdu de sa largeur, supprimant tout d'abord ses bas-côtés puis rabotant de manière très progressive la largeur de ses voies, tant et si bien que nous avons à présent l'impression de nous promener sur une route de campagne. Sur ses rives, de nombreuses chicorées mêlent leurs pétales échancrées aux mauves et campanules, bordant la voie de rubans de pastels. Mille insectes ont peu à peu peuplé les airs et l'espace a fini par s'emplir de bourdonnements, grésillements et autres excitations estivales.
Il fait bon, il fait chaud... seuls, nous dévorons à présent le bitume...
… mieux : nos respirations sont rondes, profondes et légères, et nos jambes tournent, régulières, nous délivrant micromole par micromole leur dose d'endorphine...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Si vous souhaitez réagir, n'hésitez pas à laisser un commentaire ci-dessous ou à nous envoyer un message à l'adresse suivante: petits_carnets_dalsace@yahoo.fr