Une armée de petits musiciens a veillé sur notre sommeil.
Violonistes, harpistes, joueurs de flûtes... tous se sont donné rendez-vous en bord de cette rivière où nous avons élu domicile pour la nuit.
En y regardant de plus près, il semblerait même qu'une sorcière hideuse se soit mêlée à eux, ainsi qu'un très ancien chevalier teutonique, casque vissé sur la tête et garde de l'épée vissée au sternum, probablement pour veiller sur cette jeune fille à la natte tressée si longue, si blonde...
Nous revoici entourés de petits lutins de bois, de figures de contes et d'histoires imaginaires... une petite armée de bonshommes apparus de ci de là au petit matin, au fur et à mesure que la brume se retirait des bords de la rivière.
Tartine après tartine, nous nous promenons vers l'un, puis vers l'autre, prêtant l'oreille à chaque instrument. Un petit déjeuner déambulatoire qui vaut bien tous les beds et breakfasts du monde...
Premiers rayons de soleil sur les eaux de la rivière, tandis que les dernières vapeurs se dissipent à sa surface. La toile de tente, pendue sur les branches basses d'un frêne, en finit de sécher. Nattes repliées, sacs de couchages comprimés, petit déjeuner avalé : des rituels bien rodés, exécutés sans même avoir à y penser.
Déjà, une nouvelle journée va pouvoir commencer.
Il y a foule sur les bords de la D196, et cela contraste avec la fréquentation du parcours de la veille. Cagettes et parasols se sont multipliés de chaque côté de la route, proposant cornichons, oignons, tomates et autres betteraves. Les charrettes sont garées sur le côté, tandis que les chevaux de traits s'en sont allés paître au pied de quelque haie de peupliers. Quelques enfants courent les uns après les autres, traversant la voie sans plus de précautions... jour de fête ou jour de marché.
Cette D196, à cet endroit, est en fait la rampe de lancement pour rejoindre l'A1, cette fameuse colonne vertébrale qui rejoint les 3 plus grandes villes du pays, et la capitale à la côte. Nous y retrouvons ce contraste des rythmes que nous avions ressenti à l'approche de Vilnius : au delà des haies de peuplier où paissent les chevaux de traits, l'A1 et son billard lissé propulse ses petits bolides d'un bout à l'autre du pays.
L'accueil qui nous est fait est plutôt chaleureux : les plus jeunes interrompent leur course et attirent l'attention de leurs camarades sur cette étrange embarcation qui passe, tandis que les adultes interrompent les leurs pour nous suivre d'un regard amusé et plutôt bienveillant. Nous récoltons même quelques laba diena spontanés.
Nous laissons bientôt cette D196 sur notre gauche, la laissant longer l'A1 par le nord, et nous retrouvons une nouvelle petite route de campagne.
Que demander de plus...
Une matinée radieuse, une campagne qui s'étire doucement et une petite route qui s'y promène tout aussi gentiment... il n'y a pas un poil de vent, l'orée des bois est encore bleutée, et partout encore, un silence de grasse matinée... les chants d'oiseau se font encore hésitants, le nid probablement préféré aux cimes et au feuillage encore trop humide... un silence de grasse matinée pleine de promesses et de gestes lents... nos trois pneus ronronnent sur le bitume, quelques graviers craquent par moments, et les jambes tournent, dans un rythme lent.
Lorsque la route s'élève, jamais trop toutefois, nos jambes tournent plus lentement et semblent pétrir inlassablement une pâte onctueuse : le genou presse vers le bas, la cuisse se contracte et l'onde de chaleur se communique au bassin, à l'abdomen... le genou gauche presse à son tour, et une nouvelle vague remonte, puis une nouvelle... nous ralentissons la cadence pour mieux apprécier encore la sensation... nous voici au dessus de la côte, les jambes vibrent, nos abdomens rayonnent, et aussitôt la roue libre s'envole.
Imperceptiblement, le relief s'est émancipé du rigoureux quadrillage agricole. Dérivant tantôt à gauche, tantôt à droite, la route s'élève de ci, de là, puis plonge sans prévenir sur un petit vallon avant de gravir un nouveau talus... et c'est pour notre plus grand plaisir.
Les hameaux se sont décrispés, les clôtures se raréfient tandis que les bosquets se multiplient, se mêlant parfois aux toitures de fermes, regroupées en nombre toujours décroissant.
Les structures de bois ont réapparu, ainsi que quelques puits.
Les prés ont peu à peu grignoté les cultures, qui ont d'ailleurs fini par disparaître tout à fait. Ne restent à présent que pâtures, prés fauchés et friches. Les bottes de foin, d'abord rondes, ont retrouvé une forme parallélépipédique traditionnelle. Par endroits, les foins, fauchés depuis quelques jours déjà, sont rincés.
Le bitume s'arrête là.
Nous retrouvons donc la piste... et ses soubresauts.
Les habitations elles aussi se sont dégradées. La brique a disparu pour de bon, et nous retrouvons des hameaux de bois, de ce bois gris et rincé, surmonté de toitures ondulées.
Comme une conséquence, les calvaires et les chapelles se multiplient.
Certaines maisonnettes sont parfois dans un si triste état que nous doutons qu'elles soient encore habitées. Les aboiements que notre passage suscite sembleraient pourtant nous indiquer le contraire.
L'heure n'est plus aux sourires et autres courtoisies. Si la piste s'interrompt aux portes des hameaux traversés (relayée durant leur traversée par une bande de bitume), cela ne suffit pas à nous rendre tout à fait invisibles et silencieux : les regards que nous croisons sont durs, et nos sourires, même accompagnés de formules de politesse, ne sont d'aucun effet. Même le regard du curé, croisé au sortir de la messe tandis que ses ouailles se dispersaient, est resté de marbre.
Derrière nous, nos petits drapeaux flottent, bannières qui nous semblent par trop colorées en cet instant......
Au hameau suivant, les croyants semblent se rendre à leur tour à l'office : se donnant le coude, des vieilles grignotent la pente de part et d'autre de la chaussée, à petits pas de bigotes, rejoignant patiemment l'éclatante demeure de Dieu, qui scintille tel un phare au sommet de la butte.
Il n'y a dans ces très humbles hameaux que 2 choses qui aient l'air neuf : parfois, le revêtement de la chaussée (très vite souillé et marqué du fer des chevaux)... toujours, le clocher et la façade de l'église.
Ces terres semblent être en proie à de visibles efforts de conversion... des efforts dépensés non pas par l’Église mère, mais bel et bien par l'Union.
Pas un seul hameau, pas un seul groupement de baraques, aussi humbles soient-ils, n'est épargné : dans chacun d'eux, une pancarte a été plantée, arborant la bannière étoilée. Nous imaginons la petite armée d'étoilés parcourir le pays, tels des croisés, bannières sous le bras, rejouer la scène d'Iwo Jima sur chaque butte, chaque monticule, chaque tas de foin, justifiant la réfaction d'un mur de plâtre, d'une toiture de presbytère, la pose de quelques hectomètres de bitume...
… et peut-être tiendrons-nous là quelque explication à l'accueil pour le moins réservé qui nous est fait dans ces campagnes reculées ?...
Lorsque, quelques heures plus tard, nous rejoignons une départementale, l'ambiance est de nouveau toute autre : les grand-mères à fichus, assises sur un banc ou une balancelle, nous offrent quelques sourires (souvent édenté), et la gérante de la petite épicerie se montre très volubile (même si nous ne comprenons pas le traître mot de ce qu'elle raconte et que nous devons faire le tour du comptoir (ou la caisse se résume à un boulier et une boîte en carton) pour piocher sur ses rayons de quoi nous sustenter, comme bien souvent)... mieux : tandis que je reviens des courses, je trouve un homme avec son litron de bière sous le bras en train de faire ni plus ni moins qu'une demande de mariage à Marie, dans un mélange de polonais, d'allemand et de russe... un bonhomme charmant qui, même éconduit, repartira sans rancune à bicyclette, bouteille sous le bras et sourire aux lèvres.
Les façades des maisons (toujours en bois), même si elles sont fatiguées, sont ici de couleurs, et peut-être est-ce là une différence.
Entre regards durs et déclaration de mariage, la palette des réactions est en tout cas bien vaste, mais quelques récurrences semblent peu à peu mettre certaines corrélations en évidence... devant ces sautes d'humeur, le sympathomètre est plus que jamais en fonctionnement, et, qui sait, peut-être à la fin du voyage nous délivrera-t-il quelque conclusion éminente sur quelque rapport entre la sympathie, l'espace, l'habitation, la richesse et le bonheur...
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