L’orage est passé depuis un petit moment à présent, mais le sol reste encore luisant. Au travers de lourds nuages qui se déchirent, percent des rayons dorés presque palpables, et dans lesquels des petits points de lumière virevoltent.
Au bout de la langue noire du goudron, bon vieux faux-plat rectiligne sur lequel nos ombres se dandinent, Sejny.
Dernier bastion polonais avant de passer la frontière lituanienne, cette ultime bourgade se dessine et se précise peu à peu, au fur et à mesure que nos regards se familiarisent avec l’éclat de son joyau rococo. A la convergence des bas-côtés de cette si longue ligne droite, couleur baba au rhum (rose bonbon pâlichon sur lait de chaux), resplendit en effet l’imposant corps de l’église dominicale, éblouissant de clarté.
Sur les grilles qui l’entourent, de larges étendards retracent sur fond blanc les grands moments de la vie de l’enfant du pays, béatifié il y a deux mois à peine.
Des cars de touristes se bousculent durant la journée dans ce bourg de 5000 âmes, pour visiter bien-sûr son église dominicale, mais aussi son ancienne synagogue.
De grands parkings de gravier les y attendent, bordés de toilettes soignés.
Détail étrange : il n’y a pas d’hôtel, et la seule table offerte au visiteur est une pizzeria, où l’on sert encore le Bortsch (ou ‘barszcz’, plat typique polonais, à base de betterave rouge), mais aussi d’autres spécialités locales qui n’ont plus grand-chose à voir ni avec l’Italie, ni avec la Pologne…
Sejny serait pourtant, à en croire le guide géographique, bel et bien située en Pologne, et serait même le chef-lieu du district du même nom, rassemblant quelques 21 500 âmes sur 850km², soit une densité de 25 hbts au km².
Et pour compléter cette description topologique pour les plus curieux, ce district frontalier polonais (‘Powiat’) est rattaché à la Voïvodie de Podlachie. Voïvodie qui rime un peu avec bizarroïde, et Podlachie avec melting-potch, mais d’un peu plus loin….
Car en toute franchise, derrière cet apparent savant rangement administratif, aucune logique de découpage ou d’appartenance ne semble plus vraiment exister. Sejny est un carrefour, un rond-point culturel.
De fait, le lieu n’a plus vraiment d’unité, et l’on sent que l’on est en train de basculer. Même si la frontière se trouve encore à quelques kilomètres d’ici, les plats offerts sont déjà différents. Le langage est également différent. Les saluts et politesses habituels ont de même été remplacés par de nouvelles formules encore inconnues.
Depuis quelques dizaines de kilomètres déjà, certains changements se sont discrètement opérés : aux premières églises de bois aperçues se sont ajoutées, en proportion croissante, d’autres constructions en bois, simples maisons ou véritables manoirs.
Les jardins se sont également multipliés, bien soignés, et abrités tout contre les baraquements, avec parfois une vache ou une chèvre, tenue par une corde, enroulée autour du cou ou des cornes, et maintenue au sol par un pieu à la tête aplatie.
De même, aux croix chrétiennes de fer ou de béton des cimetières toujours aussi ouverts se sont peu à peu mêlées des croix de même forme, en bois de bouleau, mais aussi des croix ‘barrées’. Des croix orthodoxes.
Certains totems de bois, rejoignent également se drôle de mélange.
Sejny est ainsi de ces lieux intermédiaires, où le voyageur sent qu’il est déjà ‘ailleurs’, sans pour autant être encore arrivé.
Une étape carrefour, un rond-point aux mille visages.
L’enfant du pays béatifié, c’est bien sûr Jean-Paul II. L’homme dont, paraît-il, une moitié du cœur aurait vécu en Lituanie… fallait-il y comprendre qu’une part de ses origines venait de là-bas ?
Si l’on se penche un peu sur les efforts déployés par l’homme Saint pour la Lituanie, il semble en effet qu’une attention particulière ait été prêtée à ce tout petit pays. De petites attentions très ciblées, mais décisives, comme par exemple, lorsqu’il intervint personnellement auprès du diocèse de Sejny, afin que les liturgies soient également données en langue lituanienne. Ainsi, malgré le jeu des frontières flottantes qu’a connu la région tout au long du XXème siècle, les plus fidèles à l’Eglise, persécutés par ailleurs pendant les temps sombres que l’on connaît, ont pu continuer à communier selon leur foi.
Ce coup de pouce papal, s’il n’a l’air de rien, est bien sûr d’une importance capitale pour la région : le pluriculturalisme ambiant fut dès lors respecté, et encouragé. Et les populations n’eurent pas à se ‘conformer’ aux nouvelles lignes géométriques jetées sur l’Atlas des dirigeants.
Avant de sortir de Sejny, un imposant bâtiment attire l’œil. Bâtiment soigné, de brique, aux larges portes vitrées. Trois drapeaux en couronnent l’entrée.
Le premier est un drapeau à 2 bandes horizontales (l’une rouge, l’autre blanche – vous n’avez à présent plus d’excuse pour ne pas savoir le reconnaître…). A l’opposé, un drapeau à trois bandes horizontales très colorées : la bande du milieu est verte, couleur de la nature, resplendissante sous un soleil chatoyant représenté par la bande jaune supérieure. La troisième bande, sous terre, est rouge, évocatrice des souffrances endurées par et pour le pays, prix de l’indépendance…. Mais n’anticipons pas trop. Contentons-nous de dire qu’il s’agit là, comme vous l’aurez deviné, du drapeau lituanien. Un drapeau tout jeune, qui gesticule et pétille sous les caresses du vent, libre depuis tout juste vingt ans.
Enfin, le second drapeau, celui du milieu, est flanqué d’un cercle d’étoiles sur fond bleu marine, très semblable à l’un de ceux qui nous suit depuis le départ.
Il n’en faut guère plus pour que nous nous décidions à pénétrer dans ce drôle de bâtiment : le consulat lituanien.
Les éléments avec lesquels joue l’architecte sont simples. Il joue avec l’espace. La lumière. Et le mur.
Le mur.
Qu’il soit pour protéger, enfermer… ou séparer.
Frontière de deux espaces.
Ou encore support d’expression.
Lorsque la porte vitrée se referme derrière le visiteur, ce dernier se retrouve nez à nez avec une très large paroi, barrière physique infranchissable qu’il embrasse d’un seul coup d’œil et qui captive dans l’instant son regard… et toute son âme.
De tailles humaines, de sveltes silhouettes sont figées en un instant de gaieté. Elles dansent. Ce sont trois jeunes femmes, aux longues nattes tressées jusqu’à la taille, aux couronnes végétales, et dont les pans de robes de lin, sont suspendus, jolis ventres bombés, gonflés de mouvements amples et libres.
Libres…
De ses robes, dépassent de graciles chevilles, les pieds sont nus, et leur voute est tendue en arc, sautillante et bondissante, d’un mouvement de joie débordante.
Un jeune homme est assis à un mètre à peine de cette ronde, à même le sol, et les regarde. Une jambe étendue, l’autre repliée, un genou juste au nouveau du coude du bras tendu. Il semble chanter, déclamer.
A côté de lui, une femme est assise, sur une chaise. Même couronne végétale, même robe de lin, elle est penchée en avant, très consciencieuse. Sur ses genoux, l’instrument auquel elle donne vie. Une cithare.
Loin derrière, en arrière-plan, minuscules, deux façades, murs pleins de corps d’habitation surplombés de toits de chaume. La scène se passe en plein air. C’est un après-midi de fête. A la belle saison.
Nous entendons cette musique, et ces voix de femmes.
L’une des jeunes femmes, de profil, jette un regard sur le côté, en dehors de la ronde. Elle semble avoir remarqué que quelque chose d’extérieur vient d’arriver.
Ce quelque chose, c’est vous, qui venez de franchir la porte.
La porte, que vous aviez poussée quelques instants auparavant, casque sous le bras, K-way bruyant et cales de chaussures claquantes sur le carrelage du perron… cet autre monde, resté de ‘l’autre côté’, au moment où vous avez basculé, vous, là, pour atterrir d’un coup dans ce pré, dans ce moment de fête, de joie, de communion, de musique… de sérénité.
Première ambiance, première vision, premier sentiment de Lituanie…
…
‘Laba diena !’
La voix est douce.
Mesurée, et enjouée. Ou enjouée et mesurée…. Un mélange de joie spontanée, gentiment canalisée.
Une de ces voix qui d’un seul mot vous laisse tomber toute arme à terre.
Son anglais n’est pas très bon.
Et c’est même peu de le dire.
Mais la voix reste charmante, hésitante, et disponible, avec toujours cette joie spontanée.
Nous lui expliquons brièvement d’où nous venons, et où nous allons (toujours ces questions…). Et surtout, lui expliquons que nous souhaiterions avoir quelques renseignements sur le pays dans lequel nous nous apprêtons à pénétrer : où nous rendre dans les dix, cent, cinq cents prochains kilomètres.
La Lituanie est un pays tout petit nous dit-elle, très humblement, comme flattée que nous nous donnions toute cette peine pour le découvrir. Un pays où les gens sont restés très simples, très proches de la nature, et particulièrement heureux de rejoindre l’Europe.
Des affiches sont effectivement accrochées à côté du comptoir de l’accueil, et indiquent les nombreux encouragements économiques versés par la Communauté européenne pour développer les projets de la région.
Un pays simple, encore très humble, mais dont le visage serait baigné du doux soleil de l’espoir et de la confiance.
Son sourire, sa voix sont un enchantement.
Elle nous indique une petite ville, à découvrir absolument. Un havre de détente, un lieu de quiétude, typique, au sud du pays. Druskininkai, nichée en pleine forêt, à environ soixante-dix kilomètres d’ici. Une première halte sur la route de la capitale, Vilnius, à environ deux cents kilomètres, qui nous permettrait qui plus est de traverser le parc naturel Dzūkija.
Que demander de plus…
A Druskininkai, nous trouverons de quoi dormir, en auberge ou même en camping.
Parfait !
D’ailleurs, où avons-nous prévu de passer la prochaine nuit ?
L’unique hôtel de Sejny (il y en aurait bien un...) est actuellement en réfection, et il n’y a malheureusement pas d’autre lieu où dormir dans les environs proches… à moins que nous n’acceptions des chambres très simples, qui existent à l’étage. Il y a également de quoi prendre une douche. Chaude bien entendu. Peut-être cela pourrait nous soulager, après tant de kilomètres à pédaler…
Nous n’étions plus habitués à tant de prévenance. Tant d’hospitalité.
Nous acceptons avec grande joie, toujours sous le charme...
Quelques brochures (malheureusement, pour la plupart en polonais ou lituanien) retracent les principaux moments de l’histoire de cette toute jeune nation, les principaux lieux, principales villes à découvrir, et une longue description des paysages et espèces naturelles du pays.
De quoi en tout cas nous mettre l’eau à la bouche, donner un coup de fouet nouveau au voyage, et nous mettre en appétit pour les jours à venir.
Avec, qui plus est, la perspective d’une bonne douche chaude et d’une nuit dans un lit…
Dans de telles conditions, que demande le peuple !
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