‘En 2011, les Samua et les Tokelau sont passées directement du 29 décembre au 31 décembre’ - Wikipedia
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Langue, réseau routier, médias, frontières… nous avons jusqu’ici déjà évoqué quelques-uns des ‘filets jetés sur le monde’ qui influent sur notre perception de celui-ci. Mais il en est un qui serait peut-être encore plus marquant que tout autre, puisqu’il concerne chaque être dès son premier souffle : le concept temporel.
Un des maillages de ce nouveau filet se nomme ‘fuseau’.
Le fuseau horaire, bien évidemment.
Nous voyons souvent sur les murs de maternelles des petites horloges dessinées à divers moments de la journée. Chaque position de l’horloge représente une activité quotidienne. Le réveil, le petit déjeuner, le chemin pour l’école, le repas du midi, le retour à la maison pour le goûter, le souper et le coucher, avec, si l’enfant a été sage, une petite histoire pour agrémenter ses rêves…
Dès le plus jeune âge, l’apprentissage de la lecture des aiguilles de l’horloge se mêle alors à celui du rythme synchronisé de la journée type. Du rythme standard, où l’heure et le temps, si semblables, finissent par se confondre.
Cet apprentissage commun facilite bien la vie : quand, quelques années plus tard, tous se donnent rendez-vous à la même heure, ils parviennent à se retrouver, aux retards de courtoisie près...
Mais comme pour toute chose, quelques difficultés commencent à apparaître dès que nous franchissons une maille du filet. Dans le cas présent, quand nous sautons un fuseau. Ou quand nous changeons d’heure.
Chacun connaît une ou plusieurs personnes qui buguent systématiquement deux fois par an, les derniers week-end de mars ou d’octobre.
‘On saute ou on recule d’une heure?’…
‘Et quand on avance d’une heure, cela veut dire qu’on dort une heure de plus, non ?’
‘Et… et si on la recule, on vit deux fois la même, mais il fait jour plus tard… enfin je crois… c’est bien ça ?’
...
Malgré de patientes explications, les mêmes expressions de perplexité proches de la rupture d’anévrisme gagnent les visages à chaque fois…..
On le voit bien, la question est absolument primordiale.
Il y va de la double cohésion de l’individu : cohésion par rapport à la société qui l’entoure (imaginez que chacun décrète au petit matin au bonheur la chance sur quel fuseau il désire se caler pour la journée….. pas évident pour se coordonner), mais aussi cohésion par rapport aux rythmes naturels de la Terre, qui, elle, sans montre, tourne malgré tout son petit bout de chemin (‘Pas de Rolex bien après 50 ans... Et pourtant elle tourne !’…)…
Cela pourrait prêter à sourire, mais le sujet n’est pas si anecdotique que cela…
De la course du soleil ou du tic-tac mécanique (ou de l’oscillation du quartz), sur quel rythme faut-il se caler ?
…
‘Jérôme ! Youpi-goûter commence, c’est l’heure de rentrer !’
La mère de Jérôme est pragmatique. Elle a trouvé une alternative et cale la vie de son fils sur des repères temporels télévisuels. Lorsque Youpi-goûter commence, le jeu dans la grange doit se terminer, il faut rentrer.
C’est après tout un système qui en vaut bien un autre.
Et Jérôme, plus tard, rentrera également à heure fixe pour prendre rendez-vous avec l’écran à l’heure précise du coup d’envoi du match. On n’imaginerait pas regarder le match en différé, ou même l’enregistrer. Un match se regarde à l’heure du match, un point c’est tout.
Et, toujours indifférente à l’heure du match (et à son résultat), la Terre, toujours fidèle à elle-même, tourne, et la lune, et Mars et Jupiter, et le soleil et la Galaxie de même…
Les ellipses s’arrondissent, les jours raccourcissent et s’allongent à nouveau.
Le match, à la même heure, se joue alors parfois de jour, parfois de nuit.
Pas de quoi se formaliser après tout.
Parfois même faut-il se relever la nuit…
Coupe du Monde 94, aux Etats-Unis. Le coup d’envoi donné à 20h en heure locale fait lever notre Jérôme à 2h du matin.
Et, il faut bien le dire, c’est vraiment parce que les copains le valent bien…
Pendant ce temps-là, à peu près tout le règne animal dort, mis à part quelques hérissons, mulots ou chauve-souris. Et quand arrive l’hiver, quand même hérissons, mulots et chauve-souris dorment d’un long sommeil, Jérôme profite de son illimité Canal Sport pour suivre les résultats de la CAN, tout en zappant sur les résultats européens, avant d’enchaîner sur les chocs au sommet d’Amérique du Sud...
Un peu dur au réveil, mais bon…
C’est après tout un système qui en vaut bien un autre.
Lorsqu’en 1940, nos voisins d’outre Rhin investissent Paris, la France perd une heure.
C’est certes peu de chose comparé à toutes les autres pertes reportées dans les manuels d’Histoire, mais enfin, cette histoire est assez peu connue.
Paris, par la seule volonté d’un homme (ou d'un groupe, mais peu importe), a donc glissé de GMT+0 à GMT+1, laissant Londres une heure derrière elle (sans pour autant que les plages normandes ne reculent par rapport aux côtes britanniques...).
Une heure, nous direz-vous, c’est une bien modeste perte… et il faut avouer que cela ne change pas grand-chose au final.
Mais imaginez un instant que l’on ne nous ait pas subtilisé une seule heure, mais 12… ou même encore 24 ? Que ce serait-il passé ?
Aurions-nous vécu de nuit ?
Aurions-nous dû changer de date ?...
Et où est-elle passée cette heure ?
…
La crise de nerfs reprend déjà nos pauvres traumatisés des derniers dimanches de mars et d’octobre, tandis que d’autres pensent que tout cela n’est pas sérieux au fond.
Mais à l’ère d’un jeunisme triomphant, la question de la relativité du temps ne vaut-elle pas la peine d’être posée ? Si, par ces changements d'horaires arbitraires, nous avions la possibilité de vivre plusieurs fois une heure sans que le temps ne s’écoule, pourquoi se limiter à une seule ?
‘Parce que la Terre continue de tourner et les jours de s’écouler’ entend-on au fond de la salle d’un air blasé…
Qu’à cela ne tienne : et si, après tout, il suffisait de se déplacer sans cesse, et remonter fuseau après fuseau en se dirigeant toujours vers l’ouest pour vivre éternellement la même heure (et tant qu’à faire, l’heure du crépuscule flamboyant)?
Pour raccourcir un tel chemin en suivant le rythme solaire, nous pourrions nous rapprocher des pôles, histoire de réduire les distances et, pourquoi pas d’ailleurs, nous y rendre tout à fait…
(D’ailleurs : quelle heure est-il aux pôles ?)
…
Et, si je décide à l'inverse de précéder le soleil et de voler toujours vers l'est, et que j’arrive à GMT+12, que se passe-t-il lorsque je franchis le dernier maillon du filet ?...
Que je franchis la ligne de changement de date ?
…
Tout globe-trotter qui aura fait son tour du monde en bonne et due forme aura déjà ressenti ce vertige.
Heure et temps, sont de vrais faux amis.
L’une cadre et dirige nos actions ; l’autre se fait discret, et s’écoule implacablement dans nos veines.
Et sans doute est-ce là le plus pernicieux des filets…
…
Entrefilet
‘En 2011, les Samoa et les Tokelau sont passées directement du 29 décembre au 31 décembre. Elles ont déplacé ainsi la ligne de changement de date, qui passera dorénavant à l'est de leur territoire, plutôt qu'à l'ouest. Cette mesure est destinée à faciliter les relations commerciales avec l'Australie, la Nouvelle-Zélande et l'Asie, en évitant un décalage d'une journée avec ces partenaires’.
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