jeudi 19 janvier 2012

Frontières

Fukushima.
Un nom soudainement sorti de l’anonymat en ce printemps 2011, et qui fait trembler aux quatre coins de la planète.
 
Et comme toute chose qui fait trembler, Fukushima est aussitôt sur toutes les lèvres des animateurs des chaînes les plus regardées du globe. Les experts nucléaires ont été sortis de leur placard, gominés en loges puis amenés sur les plateaux pour nous dire toute la vérité, rien que la vérité, promis juré craché.
 
ZDF, la chaîne la plus regardée d’Allemagne ne pouvait bien évidemment pas ne pas en être. Heure de grande écoute, le sujet est débattu, dans la plus grande transparence.
 
L’animateur vedette, au brushing soigné et au sourire éclatant, mine grave et chic, tient dans sa main droite une petite liasse de feuillets, debout, bien droit, comme repassé d’une pièce dans son costume. Dans ces feuillets, l’absolue vérité.
 
Et pour étayer cette absolue vérité, plusieurs invités graves sont là, vissés au fond de leur canapé décontract, pour donner encore plus de vrai à cette vérité. Un expert des experts nucléaires est même en direct au téléphone…
 
Silence sur le plateau, l’expert des experts parle.
 
L’animateur brushing est immobile, concentré, attentif, comme un jour de messe. Il nous regarde droit dans les yeux, comme le ferait un parent qui regarde son enfant pour s’assurer qu’il écoute bel et bien, à moins que ce ne soit le regard intime qu’échangerait un ami, un confident, qui serait là pour nous rassurer un grand jour d’angoisse, un ami qui connaîtrait l’ami d’un ami qui aurait toutes les réponses à nos interrogations, nos peurs existentielles, et qui saurait nous conseiller pour mettre de l’ordre dans nos sentiments.
 
La conversation téléphonique entre l’animateur et l’expert des experts continue, et nous le regardons toujours, suspendus à ses lèvres, à leurs lèvres, visibles ou invisibles, à son regard bien visible, rivé sur nous…… l’hypnotisme est parfaitement exercé.
 
Nous sommes suspendus à la conversation… et la fin de la discussion approche enfin :
 
‘Alors toutes les centrales d’Allemagne sont sures, c’est bien ce qu’il faut retenir ?
-       Exactement
-       Et vous êtes absolument sûr, nous dites-vous ?
-       Absolument sûr sûr’
 
Nous voilà rassurés (cela veut dire ‘sûr’ 2 fois).
Remerciements, tapes amicales dans le dos, nous pouvons enfin souffler.
 
Eteindre la TV, débarrasser la table, et faire la vaisselle le plus sereinement possible. Coucher les enfants, lire une contine et, après une dernière bise, éteindre la lampe de chevet.
 
Bonne nuit les petits.
 
 



Dans le ciel étoilé, de ce printemps fébrile, tandis que le marchand de sable dépose sa livraison au pied de chaque porte, la lune brille. Gentiment, généreuse et ronde, elle balaye de son essence laiteuse les toits des chaumières, les jardins, les forêts et prairies, et embrasse ainsi indistinctement au fil des heures tout un territoire, jusqu’aux paysages les plus reculés.
 
Puis arrive le moment où ses rayons, fatalement, rencontrent la ‘ligne’…
 
Sur les eaux du Rhin, écailles scintillantes, les ultimes reflets de l’Astre nocturne se figent. Au-delà de la ligne médiane, un autre pays. D’autres lois. Une autre physique.
 
Cette ligne, concentration des ultimes propagations, est effervescente. Nous dirions une chaîne de lucioles et de vers luisants…
 
Au-delà, pas de diffraction, ni réflexion.
La pénombre. Un autre milieu.
 
Ailleurs. Autre part.
 
 
C’est pour cela que les frontières ont été inventées.
Pour définir un ici, et un ailleurs. Définir un dedans et un dehors. Inclure ou exclure.
Et, définissant éventuellement des portes, des passages, prémunir ainsi le territoire de toute invasion barbare.
 
 
En cette nuit claire et étoilée, les reflets de lune doivent donc terminer leur promenade sur la ligne médiane du Rhin. C’est la règle, en bonne et due forme.
 
La surface lisse du béton sur l’autre rive reste donc dans la pénombre. C’est le deal.
Les cheminées de Fessenheim restent ainsi dans l’obscurité complète, chaque nuit, promettant implicitement de ne jamais dépasser de leurs vapeurs ladite ligne.
 
Les nuages, dociles et respectueux, remontent ainsi selon les vents en aval ou amont du Rhin, longeant scrupuleusement les frontières de France jusqu’à se déverser en mers ou sur les monts aux neiges éternelles.
 
Et grâce à cette docilité, chaque citoyen allemand peut s’endormir à poings fermés : ‘sûr sûr’, c’est bel et bien ce que nous a dit l’ami de l’ami… ah, quel sourire cet animateur.
 
Grâce à la frontière, Slovaquie, Belgique et Fessenheim resteront de l’autre côté.
 
 
Comme l’ont fait les vents ukrainiens il y a 25 ans.
 
 
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Cette capacité à occulter ‘l’au-delà’ est fascinante.
 
C’est un réflexe. Un conditionnement.
Qui répondrait instinctivement à un impérieux besoin de simplicité : il faut morceler le tout, l’universel, le vaste, le découper, le séparer, et surtout, ne pas mêler, mélanger, confondre. Ne pas casser les œufs ni les battre.
 
Dessiner des cases au sol, y sauter à pied joints.
Les cases noires (infestées de crocodiles), autour des cases blanches (sauves).
Nous sautons de l’une à l’autre, manquant perdre l’équilibre, nous persuadant même d’une illusion de protection.
 
De maîtrise…
 
 
Face à chaque menace, la frontière vient nous sauver, nous extraire du tout.
Comme un couvercle posé sur le feu, une cloche protectrice.
 
 
 
Pourtant, l’A36 enjambe le Rhin, indifféremment, à 110 km/h. Les dernières guérites de contrôle ont été arrachées. La douane et ses képis verts ont disparus depuis quelques années.
 
Espace Shengen, Communauté Européenne, Mondialisation…. Explosion des flux, des communications. Telle est la modernité.
 
Rien ne différencie plus vraiment l’ici ou l’ailleurs.
 
 
Que peut donc encore signifier le mot ‘frontière’ ?...
 
 
Comme un mot usé, une chemise trop longtemps laissée au grenier. Fripée, désuète.
Un vague souvenir de voyage scolaire.
 
Quelques battements de cœur au moment de chercher une carte d’identité…
 
 
Si lointain…
 
 
La frontière s’est peu à peu effacée et a disparu de notre quotidien sensible. Nous pouvons voyager librement, où bon nous semble, en toute liberté ou presque, en voyage organisé ou en tandem… l’espace quasi infini se dévoile par l’expérience, qui, longtemps, ne fut le lot que de quelques privilégiés.
 
 
Et pourtant, en cas de catastrophe, il suffit de faire appel à cette abstraction de l’esprit, la ‘frontière’, pour se laisser endormir paisiblement…
 
 
Il suffit de toucher du bout du doigt l’antenne de l’escargot pour qu’il se recroqueville dans sa coquille… coquille futile.
 
 
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Juin 2011.
Bel été.
 
Le pétale soyeux du coquelicot se plie et se déplie, se grattant d’aise sur un cœur ferme et grossissant.
 
Autour de lui, les épis de blé grandissent, encore et encore. La terre est chaude et diffuse doucement des volutes humides et parfumées.
 
Un homme fait les cent pas. Sous sa casquette, son front trop humide fond sur ses paupières. Les yeux lui piquent tant qu’il se les essuie régulièrement de sa manche.
 
Un martin pêcheur passe non loin de lui.
 
Demi-tour. L’homme remonte le long du périmètre grillagé.
 
 
Patrouille dans la campagne silencieuse de Mazurie.
Fidèlement, le radar rotatif balaye le ciel, à l’affût de toute menace.
 
Celui-ci le balaye d’haut en bas, celui-là d’est en ouest, un autre encore module le ratissage.
 
Drôles d’automates doués de mouvements idiots.
Autour d’eux, pas un seul homme. Notre patrouilleur a disparu derrière une des nombreuses buttes.
 
Terrain vague, clôturé de barbelés.
Si absurde sous ce ciel d’été…
 
 
Un paysage de frontière.
D’un autre temps, d’une ancienne ère…
 
 
Précieuses ridicules, à l’ère Fukushima…
 

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