De Gdańsk, Saint-Petersbourg est indiquée à 935km... à vol d'oiseau.
Cela nous fait une belle jambe.
Non mais c'est vrai quoi, à croire que le type qui a planté ce panneau là s'est imaginé que les voyageurs allaient d'un seul coup se métamorphoser en piaf pour rejoindre par les airs la destination de leur choix... avouez que c'est plutôt idiot. Et quand bien même nous n'emprunterions pas la voie des airs, la fameuse ligne droite (qui paraît-il resterait le chemin le plus court) nous plongerait dans la baie de Gdańsk, ce qui, même si la Baltique reste peu profonde, reste problématique...
Malgré tout, il nous faut bel et bien penser à présent à tracer notre chemin parmi le champ des possibles. L'itinéraire Adam futé s'achève à Gdańsk, il nous faut donc maintenant tracer notre propre voie.
Nous décidons de prendre le train.
Nous imaginons aussitôt la surprise de certains lecteurs : 'ben, ils devaient faire le voyage en tandem !'... le règlement stipulait toutefois bel et bien 'mode de transport privilégié' : cela signifie 'non exclusif' ! ;-)
…
Le champ des possibles est immense. Et pourtant, la plupart du temps, on se borne à le réduire inconsciemment. La liberté est un concept particulièrement paradoxal, si souvent revendiqué et pourtant tout aussi souvent rogné malgré soi par d'insidieuses habitudes... nous y reviendrons d'ailleurs très bientôt.
Les chemins de la liberté sont ouverts devant nos roues : nous pouvons suivre n'importe quel itinéraire, n'importe quelle direction, selon n'importe quel critère. Sentiment tout aussi grisant qu'effrayant... il est rare le voyageur qui part sans garder quelque part en lui un fil d'Ariane.
Nous avons choisi le temps.
Relier Berlin à Saint-Pétersbourg en 2 mois. Le chemin reste long, et le champ de découvertes grand ouvert. La limite de temps est notre garde fou.
Nous ne nous battons pas 'contre la montre', le voyage est trop beau pour être gâché sur l'autel de la performance. Il ouvre et soulève parfois quelques filets jetés sur le monde...
Et le temps, plus qu'un adversaire, est précisément, à notre sens, le meilleur allié qui puisse nous aider à garder cette exigence.
Étrange paradoxe de cultiver sa propre liberté en préservant certaines contraintes...
… c'est pourquoi (en plus du fait que nous n'ayons ni ailes ni nageoires pour adopter la ligne droite), nous décidons de prendre le train.
La gare de Gdańsk est comme toute gare un lieu de passage... qui pourtant mérite qu'on y reste un peu plus que le temps d'un simple passage.
Elle est un croisement des temps. Où lenteur et hâte hystérique se croisent, sans jamais entrer en collision...
Des enfants de bronze patientent sur le parvis de la gare. Coiffés de bérets, pantalon et chaussures de cuir pour les garçons, nattes soigneusement tressées pour les filles, ils sont sur le départ. Des valisent sont posées à leurs pieds. Ce sont des enfants qui survivront au régime national-socialiste, envoyés sans leurs parents hors d'Allemagne dès 39.
Adressée à celui qui s'offrira quelques secondes pour nourrir sa curiosité, une plaque l'indique.
L'un des enfants de bronze a un T-shirt sur le visage. Sa tête a été utilisée comme porte manteau. Probablement posé par quelqu'un qui précisément s'offre en ce lieu de passage, un peu de temps. Sur le bord de la statue, d'autres enfants patientent. L'âge où le temps est une chose abstraite, qui semble ne concerner que les 'grands'. Pourtant, d'autres 'grands' sont également assis. Ce sont ce que les gens nomment des 'clochards'. Des hommes perdus dans le champ des possibles...
Ils discutent, tandis qu'un flot continu de personnes s'écoule devant leurs pieds. Des destins, des desseins aux contours précis, peut-être primordiaux, en tout cas 'pressants'. Les portes du fast-food marqué d'un M (qui veut peut-être dire Morfale?) ne cessent de balayer leurs 90° de liberté. Heure d'affluence.
Le bâtiment de la gare est presque une attraction en soi. Un condensé de vie où chacun est libre de mettre à contribution le temps qui lui est imparti. Sur les bancs d'attente, de bons vieux polards sont ressortis, parfois préférés aux journaux dépliés et vite repliés. Rares sont les personnes qui se laissent avaler par une pleine inaction. Une fille, immobile, mains pourtant libres, regarde dans le vague, sourire aux lèvres... elle n'est pas inactive. Pour les conditionnés de l'utile, quelques boutiques sont ouvertes à leur intention : derrière un guichet de poste, une femme s'exécute avec une dextérité remarquable à l'art du tampon ('J'aime bien faire ça !'). L’hôtesse de caisse de centre de bronzage entretien la courbe de ses ongles avec une concentration presque douloureuse... et le vendeur de téléphonie semble remarquablement bien tenir sa partition.
Une partie du bâtiment est même consacrée à la vente de billets de trains. Des fauteuils imitation cuir sont installés sur les bords de la pièce. Deux bonbonnes coiffent la fontaine placée à côté de plantes. La fontaine fait glouglou quand on s'y sert un verre. Le décorateur sait y faire : sans un mot, le futur voyageur sait en parcourant le mobilier du regard qu'ici, le temps, on se le prend...
De très consciencieuses dames sont assises derrière de larges bureaux devant lesquels sont placées deux chaises qui attendent les derrières de prétendants voyageurs. On s'y assoit, et on attend... le fils d'un futur voyageur s'est endormi sur les genoux de son père.
Celui-ci attend, immobile et sans un mot, tandis que la dame en cravate tape on ne sait quel roman, regard rivé sur l'écran. Deux, trois, quatre minutes, sans qu'un seul mot ne soit échangé. Et puis un drôle de crépitement a envahit l'espace, comme des saccades de mitraillettes un jour de grippe, un bruit caractéristique de machine utilitaire qui peuple à présent les musées de l'impression ou quelques bureaux de postes de nos campagnes...
Le sésame est imprimé : l'heureux voyageur s'acquitte de la somme à payer, remercie, est quitte le siège rembourré. Le tout a pris un bon quart d'heure...
Sur les quais, la foule se densifie au fil des minutes qui s'égrainent, jusqu'à ce que l'heure soit l'heure : un train passe, une vidange est faite, et le quai est de nouveau désert. Drôles de valses des temps, valses à quatre temps qui s'offrent encore le temps, ou valses à mille temps...
Pour nous précisément, il est grand temps : l'heure est venue de nous tourner peu à peu vers le futur pays et de nous rapprocher de la frontière.
Nous saluons mentalement cette perle de la Baltique aux multiples visages et embarquons.
En route pour Olsztyn, le cœur de la Mazurie.
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