mardi 25 février 2014

Lettonie, déjà la fin

 
Nous avions été prévenus : les routes sont en meilleur état en Lituanie qu'en Lettonie... où elles sont encore en meilleur état qu'en Russie. Autant dire qu'il nous reste de grands moments à passer...
 
Le chemin retour du phare est aussi dantesque que celui de l'aller, à une nuance près et non des moindres : aux hordes de taons contre lesquels nos gesticulations s'avèrent bientôt inutiles, se sont ajoutées d'autres hovnis (horreurs volantes non identifiées), ressemblant à des tiques avec des ailes, une grosse tête et des griffes acérées.
 
Le dessous de nos cuisses et de nos derrières, lorsque nous y passons la main, a le relief d'un cuir de crapaud...
 
Après plusieurs heures de résignation totale à progresser à travers bois à une allure zombique, c'est dans un état de profonde fragilité mentale que nous retrouvons le goudron de la P111.
 
 
 
 
 ----------------------
 
Pāvilosta est une petite bourgade de Courlande, discrètement nichée en bordure de la Baltique. Nous y arrivons en fin de journée, épuisés.
 
Nous avons juste le temps de déplier notre toile non sans lutter contre le vent avant que le ciel ne se déchire au dessus de nous.
 
Allongés sur nos duvets, nous écoutons les gouttes marteler la toile... nos membres torturés nous démangent, mais heureusement, nous sommes suffisamment rompus pour ne pas céder à l'envie dévorante de les gratter jusqu'au sang.
 
Au réveil, plus tard dans la soirée, nous entendons des voix de femmes chanter doucement.
 
L'air s'est agréablement rafraîchi, et le vent s'est apaisé.
 
Portés par nos estomacs, nous déambulons dans les rues languissantes. Les chants que nous entendions sont ceux de femmes qui se sont réunies autour d'une grande couverture : celle-ci contient des fleurs de petites tailles, très odorantes, que les femmes, tout en chantant, trient patiemment.
 
 
La promenade sur le rivage est une renaissance.
 
Le sable, battu par l'orage, a retrouvé une virginité et nos pas, lentement déroulés, hésitent presque à le souiller.
 
 
 
------------
 
 
A une bonne soixantaine de kilomètres plus au nord, Ventpils, dernière étape lettonne, du moins le croyons-nous lorsque nous y arrivons.
 
Ventspils est une ville portuaire de 40 000 habitants située à la pointe nord ouest de la Courlande. En poursuivant plus au nord à travers la Baltique, l'île de Saarema, qui appartient à l'Estonie. C'est par là que nous comptons rejoindre le dernier des pays baltes avant de quitter l'Europe.
 
La dernière étape lettonne est pour nous l'occasion de renouer avec la foule. Renouer avec les haut-parleurs qui crachouillent leur bonne humeur factice par dessus les stands d'un marché touristique, avec les terrasses bruyantes de restaurations juxtaposées de pizzas, fritures, cuisine grecque, chinoise ou locale, traditionnelle ou chique, et bien évidemment, renouer le soir avec les files d'attente devant les sanitaires de camping.
 
Le voyage nous rend chaque jour un peu plus foulophobe.
 
Nous déplions notre toile sur quelques mètres carrés de libre, parmi les fils de linge tissés entre quelques pins, un camping-car et les roues surdimensionnées d'un 4x4 dont l'odeur de caoutchouc parvient sans peine à nos narines. Les fumets de barbecue emplissent bientôt l'espace confiné de notre toile d'une atmosphère opaque et épicée, et l’inlassable balle de ping-pong traverse la nuit en bondissant encore et encore...
 
 ------------------
 
 
L'agence de transport maritime est rutilante.
 
Sa devanture est en verre, son sol en marbre lustré, ses hôtesses ont un élégant tailleur et des fossettes dans leur sourire. Des écrans plats indiquent les destinations de rêve à ne pas manquer ainsi que la grille des départs.
 
Des Ferry proposent leurs séjours sur la Baltique, avec escales en Finlande, Suède, Danemark, sans oublier l'Allemagne, qui nous semble pourtant à présent si lointaine...
 
Nous nous asseyons du bout de nos cuissards sur des petits fauteuils imitation cuir. Des stewards passent en faisant claquer leur talon sur le sol, impeccables de blanc.
 
Notre numéro s'affiche au dessus du guichet.
 
La jeune femme parle anglais sans aucune difficulté et nous admire de ses grands yeux noirs, sans oublier de sourire.
 
Nous lui faisons savoir que nous souhaiterions nous rendre sur l'île de Saarema, avec un bagage à deux roues.
 
La jeune fille nous sourit toujours et nous répond qu'il n'y a plus de Ferry pour Saarema. Peut-être désirions-nous autre chose ? La Suède n'est pas très loin et mérite une visite.
 
A priori, non, nous souhaiterions bel et bien nous rendre à Saarema, et nous avons vu sur Internet qu'il existait une liaison maritime régulière entre Ventspils et l'île, pourrions-nous avoir quelque renseignement sur la manière par laquelle il est possible de nous y rendre ?
 
Toujours avec un sourire épanoui, nous apprenons que la compagnie des Ferry a malheureusement été contrainte de redéfinir son panel de destinations. Si nous souhaitons toutefois nous rendre à Saarema, il nous suffit de nous rendre à Riga. Une compagnie partenaire se fera un plaisir de nous aiguiller sur la ligne adéquate...
 
Tandis que nous lui expliquons que le bagage à deux roues est le seul moyen de locomotion que nous ayons, et que nous aimerions savoir comment nous rendre à Riga, son regard, l'espace d'un très court instant, sans cesser d'afficher son air béat, a sauté de côté, plongé par dessus notre épaule, sondé l'impatience des personnes suivantes puis est revenu tout aussi vivement sur nous, avant de se faire encore plus mielleux pour nous expliquer que ce ne serait effectivement pas simple et nous inviter à réfléchir et de lui faire part de notre souhait dès que nous aurions réfléchi.... en nous écartant momentanément de la file, bien évidemment.
 
...
 
 
 
Tandis que la porte coulissante de verre se referme derrière nous, nous faisons nos calculs.
 
Voilà un sérieux coup dur... sans moyen de rejoindre Saarema, puis Muhu, il nous faut contourner le golfe de Riga par les terres... soit un 'petit' détour d'une bagatelle de 400km. Environ 5 jours de voyage, alors que ce qu'il nous reste suffit déjà tout juste en passant par les îles du golfe.
 
 

 
N'était cette contrainte de temps, nous pourrions sûrement opter pour un crochet via la capitale lettone et tirer un trait sur le charme insulaire tant vanté de Saarema, mais le problème s'avère finalement plus sérieux au sortir de la gare ferroviaire: nous y apprenons en effet, effarés, que pour cause de travaux, il faudra attendre quelques jours pour regagner la capitale en train... combien, nous le saurons demain....... peut-être.
 
 
A la gare routière, nous sommes éconduits de la même manière : notre monture ne peut être chargée dans les soutes.
 
Si les agences ont déjà adopté ici la façade proprette 'à l'occidentale', on sent qu'il reste encore bien du chemin à faire pour que la notion de service et de fiabilité soit également au rendez-vous...
 
Bref : nous voilà purement et simplement piégés.
 
 
Nous remontons le long du port, engageant la conversation en baragouinant avec les mécanos affairés à ressouder une caisse ou un fond de cale. Nous essayons d'engager la discussion avec les personnes que nous croisons en remontant les hangars. Nous expliquons notre situation au chef de quai, demandant si par hasard, un bateau de pêche, même modeste...
 
 
 
 
Nous tentons même notre chance auprès du port de plaisance : plaisanciers allemands, danois, anglais nous sourient d'une manière toute aussi mielleuse qu'à l'agence, mais sont tous désolés. Ils sont complets, ou ce n'est pas leur route, les vents sont défavorables pour mettre la voile le lendemain, ou il n'y a simplement pas la place... deux vélos, c'eût été possible... peut-être. Mais un tandem... désolés. Bonne chance !
 
 
 
 
Nous redescendons les quais, les portes de hangars d'où jaillissent des étincelles, les marchés à décibels et les enfilades de tables servies en terrasse, contemplant tout cela avec une forme d'ahurissement...
 
C'est pour nous une nouvelle expérience : nous n'avions jusque là jamais même pensé que nous pourrions nous retrouver physiquement coincés quelque part, simplement à cause de la taille de notre monture...
 
 

samedi 22 février 2014

Réponse devinette n°12 : l'ambre éternel

Les petites brochettes de raisins secs, vous l'avez deviné, sont bien évidemment des colliers d'ambre !
 
Il s'agit de colliers 'tout venant' : l'ambre qu'ils portent est généralement opaque, de couleur jaune orangé ou couleur de caramel un peu brûlé, et souvent de qualité très modeste. Ces éclats de petites tailles ne sont pas très difficiles à trouver sur le rivage de la Baltique.
 
De quoi assurer un petit pécule sur les marchés touristiques d'un côté et un cadeau pour grand-mère pour les petites bourses des petits enfants de l'autre.
 

 
L'ambre, cependant, peut avoir une valeur considérable selon sa nature.
 
Il en existe différentes couleurs : si la majeure partie est en effet jaune, il existe aussi de l'ambre noir, de l'ambre transparent, blanc, mais également vert, plus rare et plus précieux, puis enfin, des ambres encore plus rares : des ambres rouges, et des ambres bleus.
 
Tout dépend du milieu de conservation dans lequel cette goutte est restée à travers les quelques millions d'années qui nous séparent de sa chute...
 
En effet – le saviez-vous ? – l'ambre n'est pas une pierre : c'est une goutte.
Une goutte de résine pour être plus précis. De résine fossile.
 
 
 
Cette résine, la plupart du temps de conifères, a pu sous certaines conditions favorables être conservée à travers les chamboulements climatiques et géologiques successifs, traversant ainsi plusieurs milliers de millénaires avant de rejoindre l'étal touristique.
 
Aussi est-il naturel d'être fascinés en imaginant qu'un certain jour, séparé de nous de quelques centaines de millions d'autres jours, une goutte de résine s'est détachée d'un arbre aujourd'hui fossilisé, et que, dans sa chute, elle a emprisonné un insecte déjà bien empêtré dans les gouttes qui l'ont précédée... ledit insecte, finalement emprisonné, est resté ainsi, figé pour l'éternité, chaque jour après l'autre, d'abord quelques semaines, puis quelques mois et ainsi à travers les années, les siècles, des dizaines, des centaines de siècles et ainsi de suite... tandis qu'autour de lui, les temps se sont refroidis, puis réchauffés, que le relief s'est élevé pour enfin, à la fonte des glaces suivantes, s'affaisser à nouveau, submergé par les eaux d'un lac, bientôt devenu, vague après vague, centimètre par centimètre, une mer...


 
 
 
Le moustique emprisonné, à présent au fond de la mer, finit par être secoué par les courants marins qui ravinent le sol. Il est chahuté, secoué, jusqu'à ce qu'au hasard du ressac, il échoue sur le rivage, retrouvant l'air libre, la bagatelle de quelques millions d'années plus tard... avant de rejoindre la corbeille de quelque promeneur.
 
 
Il n'est alors pas surprenant qu'au fil des âges, diverses croyances lui aient été prêtées selon les peuples : tantôt gage de fertilité, tantôt promesse de jeunesse éternelle, diverses vertus lui ont ainsi été prêtées, jusqu'à être prescrit, il n'y a pas encore si longtemps de cela, en poudre ou décoction pour prévenir de la peste, du choléra, de troubles gastriques ou cardiaques, et même des rhumatismes...
 
 
Peut-être après tout est-ce pour cela qu'il s'agit là d'un des bijoux les plus couramment offerts le jour de la fête des grand-mères...
 
 

samedi 8 février 2014

LÉGENDE DE JŪRATĘ ET KASTYTIS, ou l'ORIGINE DE L'AMBRE

 
Seniai seniai, kai dievas Perkūnas buvo visų dievų vyriausias, deivė Jūratė gyveno gintariniuose rūmuose Baltijos jūros dugne. Ji buvo visų deivių gražiausia ir nežinojo žmogiškosios meilės. 

Tačiau kartą jūroje ten kur Šventoji įteka į Baltiją, tinklą užmetė drąsus pajūrio žvejas Kastytis. Jūratė pasiuntė undinėles kad jos perspėtų Kastytį jog nevalia drumsti Baltijos vandenų ir gaudyti žuvyčių. Kastytis nepabūgo deivės įspėjimų, ir, nekreipdamas dėmesio į undinių viliones, toliau gaudė žuvis.  

Jūratė panūdo sužinoti kas čia toks nepaiso jos valios, iškilo į jūros paviršių ir pamatė Kastytį. Ir pamilo žemės sūnų jo grožį ir drąsą. Meilės kerai palietė ir Kastyčio širdį, tad pasidavė Jūratės vilionėms ir atsidūrė gintaro rūmuose.  

Apie deivės meilę mirtingam žvejui greitai sužinojo Perkūnas. Didžiai užsirūstinęs jis nukreipė savo žaibus į gintaro rūmus ir sugriovė juos. Kastytis buvo nužudytas, o Jūratė prirakinta prie gintaro rūmų griuvėsių sienos. Blaškoma jūros bangų ji iki pat šiol ten vis rauda Kastyčio ir nelaimingai pasibaigusios meilės.  

Jūratės rauda tokia jaudinanti kad klausydamosi jos net ir visada šaltos ramios jūros gelmės kartais nebeišlaiko ir pačios ima nerimauti, jaudintis ir siausti. Tada jos įsiūbuoja jūros gelmėse nusėdusius gintaro rūmų likučius ir ima barstyti juos po krantą. Išplukdo į krantą jūra ir smulkučius gintaro gabalėlius.  

Tai Jūratės ašaros.
Jos tyros ir skaidrios, tokios pat kokia buvo Jūratės ir Kastyčio meilė
 
-----------------------
 
Il y a très très longtemps, quand le dieu Tonnerre (Perkūnas) était le dieu suprême de tous les dieux, la déesse Jūratė vivait dans son palais d'ambre, au fond de la mer Baltique.
Elle était la plus belle de toutes les déesses, mais ne connaissait pas l'amour humain.
Un jour, un brave pêcheur de la côte, nommé Kastytis, jeta ses filets dans la Baltique, là où se jette la rivière Šventoji. Jūratė fit envoyer quelques sirènes pour lui dire qu'il ne fallait pas troubler les eaux de la Baltique, ni pêcher les poissons.
Kastytis ne s'effraya pas de ces mises en garde et, sans prêter attention aux séductions des sirènes, continuait  à agir de même et à pêcher les poissons.
Jūratė, curieuse de découvrir qui pouvait ignorer ainsi sa volonté, monta à la surface de la mer et aperçut alors Kastytis, fils de la terre, et aussitôt, envoûtée par sa beauté et sa bravoure, en tomba amoureuse.
Les ensorcellements de l'amour eurent également raison de lui, et le cœur de Kastytis céda à la séduction de Jūratė.
Il la suivit alors et rejoignit avec elle le palais d'ambre.
 
Le dieu Tonnerre, lorsqu’il découvrit l'amour de la déesse pour un mortel, en fut très courroucé. Redoutable, il lança ses éclairs sur le palais d'ambre et le détruisit.
Dans cette attaque, Kastytis fut tué, et Jūratė, qui avait survécu, fut enchaînée près des ruines du palais.
Depuis lors et aujourd’hui encore, elle y pleure son Kastytis et leur amour terminé dans le malheur.
Les plaintes de Jūratė sont tellement poignantes que, en les entendant, même les eaux froides et calmes des profondeurs de la mer ne les supportent plus et elles-mêmes commencent à s'angoisser, à s'agiter, puis enfin à se déchaîner. Agitant les restes submergés du palais d'ambre dans les profondeurs de la mer, elles commencent à les disperser, les chavirer jusqu’au rivage, et finissent par les éparpiller tout le long des côtes de la Baltique.
De petits morceaux d'ambre y flottent alors, sur le bord de mer.
Ce sont les larmes de Jūratė.
Elles sont pures et transparentes.
 
Comme l'était l'amour entre Jūratė et Kastytis.
 
 
 
.

dimanche 2 février 2014

La gardienne du phare

 
 

La Baltique est une drôle mer.
 
 
Ses eaux sont très douces comparées aux eaux marines. A la fois trop peu salées pour que les espèces marines puissent y vivre, mais trop toutefois pour que les espèces d'eau douce s'y sentent à leur aise.
 
Au final, c'est une mer très peu 'vivante' : sa biodiversité est en effet ridicule.
 
Si l'on ajoute à cela une amplitude de marée dérisoire (à peine quelques décimètres, souvent compensés par le ressac des vents 'côtiers'), il n'est alors pas exagéré de dire que pour tout amoureux de pêche aux coquillages, il est assez ennuyeux de se promener le long de ses rives...
 
Et si, au pied du phare, nous découvrons quelques filets accrochés aux branches basses des arbres alentour, ce n'est pas pour y piéger quelques fruits de mer, mais, comme le dirait Edite, pour y collectionner quelques petites merveilles du monde...
 
 
Entremêlés à ses filets déployés à l'ombre des pins, quelques fleurs de rivage, des pommes de pin aux formes biscornues, des morceaux de planches craquelées... certaines bourriches contiennent du bois flotté, lisse et blanchi, aux formes disparates. D'autres contiennent des os de seiche de diverses tailles... des galets sont triés par nuances de couleur, d'autres pierres regroupées par morphologies, certains semblables à de petits osselets.
 
Les trésors d'une caverne d'Ali Baba certes modeste, mais dont le soin qui leur est porté révèle une authentique ferveur.
 
 
Le phare est gardé par une femme. Gardé contre qui, contre quoi, on ne saurait dire, mais c'est ainsi qu'elle s'est présentée à nous : elle est la gardienne du phare... mais à bien l'observer, nous nous demandons si ce n'est pas le phare qui la garde du monde extérieur...
 
 
Son regard est toujours bienveillant. Ses gestes lents, toujours suspendus. Sa voix est douce, presque murmurée.
 
Parfois, même sa respiration semble se suspendre : elle reste là, assise, les mains posées sur le banc et la tête blottie dans ses épaules relevées, le regard perdu au loin, parfaitement immobile... puis ses épaules retombent doucement tandis qu'elle expire, cligne des yeux et tourne lentement la tête.
 
Sa fille lui apporte de nouvelles branches.
 
 
La gardienne du phare glousse et s'émerveille doucement, se lève, donne la main à sa fille, puis l'accompagne sans hâte vers la table basse où, assises côte à côte, elles dissèquent le butin du jour en devisant dans un ravissant babillage, dont ne nous comprenons pas un traître mot.
 
Non loin de là, les vagues, toujours, se frottent à la terre en murmurant...
 
 
Toute notre vitalité semble avoir été absorbée par les lieux. Après quelques éternités écoulées en apesanteur, suspendus tout en haut du phare, nous nous sommes résolus à en redescendre, regardant, par intervalles, les cimes de pins se rapprocher peu à peu, jusqu'à nous ensevelir.
 
Lorsque nous franchissons le seuil de ce cylindre résonnant, nous sommes aussitôt bercés par les vagues et le murmure des aiguilles de pin qui se frottent en se dandinant les unes contre les autres.
 
La gardienne est là, avec sa fille, au milieu du petit jardin, toutes deux penchées par dessus la table basse. Nous restons là quelques instants à les observer.
 
Leur babillage est une respiration, douce et régulière, tout juste entrecoupée de petits cris aigus et de rires.
 
Le butin est honoré, l'assemblée est dissoute : la gardienne se lève, défroisse doucement son pantalon de toile, puis se tourne vers nous. Serions-nous intéressés par ce trésor ?
 
Même si nous ne comprenons rien à ce qu'elle nous dit, ses gestes, son regard et son sourire sont clairs : nous sommes invités à la rejoindre et à nous asseoir à sa table basse.
 
Nous nous approchons, amusés de jouer le jeu : voyons voir quels fabuleux trésors sont dissimulés par ici...
 
 
Le butin du jour nous est tout d'abord présenté : nous regardons tour à tour ces branches qui ne sont après tout que des branches puis notre gardienne, dont l'air doux ne trahit pourtant aucun second degré... intrigués, nous nous laissons toutefois prendre en suivant le long de ses doigts quelques lignes particulières, quelques volumes sur lesquels elle s'appesantit.
 
Les portes de notre imagination s'entrouvrent enfin. Certaines veines s'affirment et les lignes se dessinent. De certains volumes apparaissent des visages, dissimulés. La branche, petit à petit, se peuple de petits êtres mutins, et le décor enfin de déploie... un petit monde se crée ainsi tout au long de ses doigts.
 
Nous nous penchons plus près encore.
Nous voilà absorbés.
 
D'autres objets apparaissent ainsi : des galets creux renfermant des cristaux ont des dents d'ogre, d'autres galets cabossés, par quelques coups de crayons bien sentis  prennent également vie : celui-ci est une tête de tortue, celui-là ressemble à un crapaud bossu... nous sourions de tant de malice.
 
Une corbeille est tirée de sous la table : les os de seiche sont sculptés. Des petites scènes, des décors minimalistes et des personnages en caricature...
 
Nous sommes séduits...
 
 
Redevenus enfants, nous en redemandons, attendant presque avec une secrète impatience ce qui sera offert juste après, en manne à notre imagination. Nous voilà pris au jeu.
 
 
Comprenant que nous sommes à présent mûrs à point pour découvrir son fabuleux trésor, la gardienne fait une pause, nous regarde de manière énigmatique, un sourcil amusé relevé, comme pour nous demander si nous voulions continuer... nous rions de nous et de la situation... mais effectivement, bien sûr, nous voulons continuer !
 
 
Tout doucement, elle tire de sous la table une autre corbeille : celle-ci contient d'énormes pierres légèrement opaques, à la couleur du miel... il nous faut quelques instants pour y croire, car il ne s'agit pas en effet de pierres...
 
 
… il y a là véritablement un 'petit trésor'...
 
 
Ce que la corbeille de la gardienne contient, c'est de l'ambre... plusieurs morceaux d'ambre d'une taille tout à fait respectable, dont celle-ci évolue entre celle d'une petite savonnette et celle d'un gros œuf...
 
Lorsqu'on sait que l'ambre se monnaye au minimum aux alentours de 10€ le gramme, ce 'petit trésor' prend alors un sens tout nouveau, qui n'est plus celui seul de l'imaginaire.
 
Les morceaux d'ambre passent de main en main. Leur surface est tiède, un peu molle et s'apparente à celle de la gomme, en bien plus dur. Nous sommes invités à les croquer : la surface est en effet très légèrement élastique. La couleur est comme celle du miel : tantôt d'un jaune cristallin et clair, tantôt d'une couleur très... 'ambrée', tel un miel très concentré ou encore un caramel liquide.

 
 
 
Ces morceaux d'ambre seraient ramenés sur le rivage de la Baltique. En s'y promenant, en regardant bien, il est possible d'en trouver. Les morceaux d'une telle taille restent bien sûr rares... mais les lendemains de tempête, surtout aux endroits où les débris et les algues se sont accumulés, il n'est pas rare de découvrir des morceaux de la taille d'un dé...
 
Mais la taille, c'est bien connu, ne fait pas tout...
 
 
Clou du spectacle, une dernière corbeille est sorti de sous la table. Et sa taille, effectivement, est bien plus modeste...
 
… elle contient des petits éclats d'ambre, marbrés de stries et de petites bulles.
 
En les observant de plus près, quelque chose attire même notre regard... la gardienne, à qui notre curiosité n'a pas échappé, nous remet une petite loupe.
 
Au creux de ces petites pépites, des petites ailes.
 
Toutes les pépites de la dernière corbeille contiennent des inclusions.
 
Nous restons plusieurs dizaines de secondes, l’œil au dessus de la loupe, absorbés par la minuscule forme figée depuis des millions d'années dans cette goutte fossilisée...
 
...absorbés par cet éclat d'éternité à la couleur de miel.
 
 
Naturellement, l'image du poète de Vilnius nous revient en tête... cet homme passionné de l'ambre et qui y a dédié un musée.
 
L’ambre serait selon lui des larmes divines, saupoudrées sur les mers, et qui, chaque matin, sont rejetées sur les rives, comme un signe de compassion et de bienveillance à celui qui, s’y promenant, les découvre, luisantes sur le rivage...
 
… abandonnant avec regret l'ambre dans lequel, à travers la loupe, nous baignons notre âme, comment au fond ne pas être troublé par cette image?