Drôle de chose que notre perception...
Accoudés à un pont, nous pouvons tantôt fixer notre regard
sur une pierre, au fond du ruisseau, et regarder le flot couler au même point,
y voir passer une truite, une brindille ou encore une salamandre, tantôt
remonter en amont, découvrir une feuille qui flotte à la surface et descend le
courant, et la fixer : cette fois-ci
ce sont les pierres du fond du ruisseau qui se mettent à bouger en arrière-plan,
et à reculer, tandis que la feuille tournicote, centrée dans votre champ de
vision.
La première perception est celle du spectateur du tour de
France – appelons le Robert – placé en bord de route : dans son champ de
perception, après quelques heures d'attente fébrile et de relative stabilité,
apparaîtront une caravane et des hautparleurs, des casquettes et des mini
saucissons tombant du ciel, puis une myriade de couleurs en sueur et de bruits
de chaîne surexcitées, avant que le silence et le chant des grillons ne
reviennent réinvestir l'espace. La seconde est celle du motard qui accompagne
l'échappée solitaire du jour et qui, durant toute la distance de son échappée,
n'aura d'yeux que pour cet homme-là, derrière lequel le paysage défile à grande
vitesse ainsi que, un instant infime durant, l'image de Robert (nous
considérons que Robert ne fait pas partie de ces drôles de gens qui courent au
côté des coureurs au bord de l'apoplexie).
Et puis il y a ceux qui trichent : ce sont les
téléspectateurs du Tour qui, bien ancrés dans leur fauteuil et suspendus au
palpitant suspens, regardent l’échappé du jour balancer son visage grimaçant de
chaque côté de la potence de son guidon sur fond de paysage défilant, et le
tout dans ce rectangle cathodique, bien immobile, entre les cadres de photos de
famille et le cadran de la pendule qui, insensible à tout cela,
balance obstinément du côté du tic, puis de celui du tac...
Comment Euler et Lagrange auraient-ils défini cette
perception intermédiaire ?...
Lagrange est l'homme de la feuille et de l'échappé.
Mathématicien du mouvement et du point en trajectoire. Euler, lui, est l'homme
qui regarde la pierre au fond du ruisseau et reçoit le mini saucisson sur la
tête. C'est le mathématicien du champ de mouvement. Si la webcam avait
existé à son époque, il en aurait fait l'illustration de sa théorie :
regard fixe posé définitivement sur une zone donnée, dans l'étude fébrile de ce
qui s'y passe. Un regard certes ennuyeux à mourir si rien ne s'y passe (une
webcam orientée sur une piste de ski 24/24.). Une image toujours identique pour
qui ne sait attendre... ou 'presque identique'.
Nous sommes partis de Berlin résolument Lagrangiens. Nous
sommes le point animé au cours du temps de vitesse et parcourons l'espace...
et, par une étrange alchimie, nous aspirons peu à peu à redevenir
eulériens : nous arrêter en un lieu donné, nous y laisser absorber par son
immobilité apparente, et observer sans mouvement.
Oui, de plus en plus, il y a de cela. Euler, ce génie qui –
il n'y a pas de hasard – a partagé sa vie tantôt à Berlin, tantôt à...
Saint-Pétersbourg, devient résolument chaque jour davantage notre pote et nul
doute qu'il sera notre mode privilégié de perception une fois arrivés à
destination.
Un jour, à l'occasion d'une malencontreuse casse de chaîne de
vélo, il a fallu suspendre le point en mouvement et sa trajectoire. Frapper à
la porte d'une ferme isolée.
Un vieillard a ouvert la porte, souriant de ses quelques
dents. Une enclume, un marteau, une goupille et de l'adresse pour reprendre la
route, mais avant cela, une discussion.
Ce bonhomme a quatre-vingt-douze ans. Il est né ici. A grandi
ici, a rencontré une femme, puis l'a rejointe... au village juste à côté. Il a
travaillé un temps à la fromagerie, au village encore un peu à côté, puis ils y
ont déménagé. Ils y eurent des enfants, puis, les anciens vieillissants, ils
décidèrent de revenir là où il était né.
Sa vie (hormis quelques années de guerre), aura tenu dans un
triangle équilatéral de 4km de côté.
La goupille tient. Nous remercions chaleureusement et
repartons... poursuivre notre route durant quelques dizaines de kilomètres
encore.
...