Est-ce l’influence de celle-ci ou le fait que nous nous éloignons peu à peu de la frontière ?
La D202 semble en effet nous faire remonter le temps, revenir en arrière sur le courant du dépérissement, et remonter vers un certain élan de richesse.
Premier changement majeur : nous quittons la forêt, que nous n’avions quasiment plus quittée depuis Druskininkai, une bonne centaine de kilomètres en arrière.
Autour de nous, des prés, des pâturages, quelques troupeaux, où se mêlent vaches, veaux et chevaux.
Nous retrouvons d’abord quelques bicoques de bois effondrées, isolées. D’autres, fatiguées, gardent encore leur intégrité mais ont la forme d’un accordéon que l’on aurait posé à terre, soufflet détendu. Plus loin, quelques maisons toujours en bois, grises et regroupées par demi-douzaines, toit en tôles ondulées. Encore plus loin, parmi des minuscules hameaux gris, visible tel un mouton noir, une maison a été peinte de couleur vive : jaune, ocre ou vert. Dans un autre hameau, le trublion a préféré le vernis : les murs ‘couleur bois’ s’émancipent alors des tôles grises du toit… tôles qui bientôt deviennent à leur tour peintes, ton rouge brique. Les puits également, jusqu’ici tristes structures de béton et d’acier, arborent progressivement une petite toiture de lattes de couleur. Les barrières de bois deviennent soignées, remplacées parfois par du grillage, et encadrent des jardins florissants. Les croix chrétiennes se colorent à leur tour, ornées de petites statues, et bientôt de bouquets. Le nombre de charrettes dans les cours augmente, tout comme la taille des villages et celle des jardins. Bientôt, les rues de terre battue sont pavées de galets polis.
Le sympathomètre se réchauffe tout aussi progressivement. Les personnes à pied que nous croisons répondent à nos bonjours. Quelques réactions avenantes fleurissent peu à peu. Des sourires spontanés. Le pouce d’un vieillard édenté levé, accompagné de mots incompréhensibles, mais qui semblent joyeux…
Varena semble si loin…
La route devient de plus en plus belle, le bitume s’engage même dans quelque rue principale, quelques mâts ont été installés au-dessus de poteaux électriques pour recueillir quelque nid de cigognes, les églises brillent, vernies, peintes, aux frontons sculptés.
Des abris bus ont éclos à leur tour en bord de route. Des gens y patientent, en groupes toujours plus denses. Nous laissons derrière nous des rires de surprise, des cris que nous prenons pour des cris d’encouragement. Les casquettes et les chemises de toile épaisse aux manches retroussées y côtoient des foulards et des robes de tissu sobre, peu à peu fleuri.
Une réelle bonne humeur nous gagne et nous appuyons plus fort sur nos pédales.
3 vieillards en bord de route nous saluent et, frappant des mains, nous lancent de drôles d’onomatopées… nous saluons de la main et gardons bon rythme.
La circulation se fait peu à peu de plus en plus dense. Quelques voitures, quelques camionnettes.
Les pelouses deviennent gazon, les chevaux sont peu à peu expulsés des cours devenues trop propres et regagnent des enclos à proximité. De jolis allées bordent les maisons aux toits de fausse tuile, des voitures personnelles se multiplient, de fausses cigognes apparaissent dans les jardins.
De nouvelles maisons de bois en cours de construction grandissent sur les bords de bourgs. Des rideaux ornent les fenêtres, des paraboles se multiplient enfin sur les toits.
La route, élargie, a gagné son pointillé.
Et la circulation se densifie toujours.
Peu avant la bretelle qui entoure Vilnius par le sud, nous arrivons à une zone périphérique, dont les bâtiments, à présent de brique, prennent peu à peu de la hauteur. Bâtiments de deux, trois, puis cinq ou six étages, aux multiples paraboles ancrées sur les grilles de balcons. Les arrêts de bus ont des aménagements spéciaux, des renfoncements au creux de trottoirs. La circulation devient en effet toujours plus dense et devient à présent quasi continue. Les personnes qui attendent le bus semblent rajeunir. Des jeans et du cuir ont peu à peu remplacé les toiles de travail. Et si les regards nous suivent toujours, il y a à présent bien davantage de retenue dans les réactions.
La route s’élargit encore. Des zébras en son milieu délimitent l’aire d’arrêt provisoire pour bifurquer à gauche, direction Keturiasdešimt Totorių indiquée à 2km, ou pour faire le plein à la station essence récemment ouverte. Celle-ci a son propre automate à sodas de renommée planétaire.
Nous passons la bretelle, parmi bus, utilitaires, véhicules… les panneaux directionnels se multiplient. A notre droite, les avions de transport amorcent leur descente. L’aéroport se devine au loin par ses tours et ses hangars. Nous longeons bientôt un entrepôt de gare, râteau à mille rails, où de nombreuses locomotives se mêlent à de très vieux wagons d’acier massifs et rongés, flanqués de signes cyrilliques.
La D202 se termine là, elle fait un dernier crochet, s’enroule par-dessus un pont, nous passons au-dessus des rails, descendons dans une boucle, et nous voici jetés sur une double voie… le vent balaye cet espace assourdissant, nos cuisses endolories rechignent, et nous commençons à payer l’ardeur juvénile que nous avions déployée plus tôt dans la journée devant nos admirateurs édentés… nos sens commencent pourtant tout juste à être sollicités…
Moteurs ronflants, voitures qui serrent de trop près, nids de poule, avions qui inversent leurs réacteurs au-dessus de nos têtes, klaxons d’encouragement, cris de nanas qui applaudissent sur leur portière, penchées par leur vitre ouverte, dévers de macadam fondu, plaques d’égout, bordures de trottoir affaissées, camion de l’époque brejnévienne qui largue en nous doublant sa micro planète d’hydrocarbures, voitures qui déboulent de la droite, autobus qui se rabattent devant nous, tantôt nous aspirant, tantôt nous chavirant dans le chaos de leurs appels d’air… et s’arrêter aux feux rouges. Démarrages en trombe de motos, ne pas se laisser déconcentrer par le wheeling du premier excité, éviter le creux, la bosse, le dévers, cracher le sable du camion benne qui vient de nous dépasser et décaper le visage… nos mâchoires se serrent toujours plus, et ce n’est pas que de douleur… attention à la sortie de parking, aux cris de filles de l’arrêt de bus, aux rails, aux pavés, aux passages pour piétons, surveiller les clignotants, les feux de stop, freiner et appuyer de nouveau malgré ce que nos cuisses puissent en dire, serrer les dents, puis freiner à nouveau… repérer avant le feu rouge le trottoir suffisamment haut pour y poser le pied sans avoir à descendre de selle. Au vert, relancer, toujours serrer les dents… se contenir au n_ième klaxon, ne pas lâcher le poing sur la portière qui passe de trop près… mais comment ces coureurs font-ils pour ne pas exploser parmi les drapeaux, les tongues, les hurlements, les casquettes, les chapeaux, les cloches, les motards et les caravanes ??!...
…
Un cri sourd gronde au fond de nous, abrutis de vent, abrutis de douleur, étourdis de sons et de mouvements… nous veillons à chaque respiration, le souffle court, nos poitrines trop petites, nos cuisses trop grosses… la route s’adoucit, s’aplanit… nous apercevons le sommet de la colline que nous gravissions sans même nous en rendre compte... au loin, par-dessus les toits, des tours scintillantes et de nombreux clochers…
… alors, et alors seulement, je hurle mon cri barbare sur tous les toits du monde…
… YAAAAAAAAAAAAAWP !!...
Expulsant la rage contenue, libérant la douleur, relâchant les épaules et la dernière expiration contenue…
Nous voici arrivés à Vilnius.
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