Si la première question posée au voyageur par le sédentaire angoissé concerne la nourriture (nous l’avons déjà évoqué), la seconde, presque immédiate, suit de très près et se résumerait à un ‘Et pour dormir ?,’ qui serait peut-être même encore plus crispé.
Pour dormir, hé bien c’est très simple : surtout après une journée bien chargée en efforts et en découvertes, ce n’est vraiment pas compliqué… il suffit de s’allonger et de fermer les yeux !
Compatissant pour le dépit que cette boutade ne manque pas de susciter alors, nous nous empressons de caresser dans le sens du poil, et de rassurer, et d’assurer encore et encore qu’on trouve toujours une solution, et que ce n’est jamais un vrai problème dans les faits…
… mais il faut s’avouer parfois qu’arriver dans une capitale sur le tard sans n’avoir rien réservé au préalable n’est peut-être pas la meilleure idée que l’on puisse avoir dans l’absolu.
Si, et c’est bien connu, tous les chemins mènent à Rome, toutes les rues de Vilnius semblent mener à la place de la cathédrale, centre névralgique de la capitale. Les amoureux s’y donnent rendez-vous, les touristes y viennent flâner et les jeunes skate-borders aux vêtements amples y trouvent un terrain branché et décontract sur lequel ils peuvent exprimer à la fois la joie encore enfante de la glisse et la blasitude adolescente…
Echoués là, nous profitons de ce large espace à ciel ouvert pour reprendre souffle… et esprit.
Nous le savons pourtant : éviter d’aborder une ville en fin de journée, sur un état de fatigue avancé… ce n’est bon ni pour les nerfs, ni (et c’est une conséquence) pour la cohabitation des passagers d’une embarcation commune.
Malgré tout, cohabitation heureuse ou non, il va être temps de trouver à loger.
Festival de musique celte aidant, tous les numéros que nous tentons sont désolés. Nous faisons chou blanc. Ambiance dans les rangs…
Un bonhomme passe pas très loin de nous. Une fois, deux fois… à la troisième, il ose nous aborder. Le moment n’est certainement pas le mieux choisi… mais le bonhomme (un homme d’environ cinquante ans, tenue de treker décontract) fait preuve de trésors de courtoisie. Oui, nous voyageons à vélo (cela se voit tout de même…..). Oui, nous venons de France (c’est bien le drapeau que vous voyez là, oui…). Et pourquoi le drapeau allemand ? Oui, nous parlons allemand : ah, vous êtes allemand ?
C’est plus fort que nous : l’enthousiasme idiot des retrouvailles de quasi-concitoyen finit par nous gagner...
Il s’appelle Reiner.
Reiner voyage à vélo aussi. Parti d’Allemagne, il va aussi vers la Russie. Il est en convalescence à Vilnius ; après 3 semaines de voyage, son genou l’a obligé à temporiser : il a changé ses pédales auto juste avant de partir. Pas eu le temps de s’y habituer. Tendinite au bout du chemin. Rien à faire sinon qu’attendre.
Est-ce de voir avec quelle bonne humeur il nous fait part de ses contrariétés ? Cette bonne humeur finit par nous gagner à notre tour. Nos frictions de passagers soudés parfois ‘malgré eux’ se sont estompées sans que nous y prenions garde, et lorsqu’enfin Reiner nous indique qu’il connaît une auberge – certes très modeste – mais où, il semblerait, une chambre a dû se libérer, les derniers nuages semblent avoir disparu pour de bon.
En roulant au pas (Marie préfèrera tout de même marcher à côté avec Reiner), nous suivons notre nouveau compagnon dans les rues de la vieille ville.
Le premier tableau qui nous est offert en passant le seuil de l’auberge semble immortaliser l’homo numericus à l’aube du troisième millénaire.
En face de la porte d’entrée, tout contre le mur, une banquette, rembourrée (mais une banquette n’est-elle pas toujours rembourrée ?...), sur, ou plutôt, en travers de laquelle, est affalé un jeune homme aux joues tout aussi rembourrées, tongues, short et marcel détendus, bouche légèrement ouverte, yeux mi-clos, et comme aspiré par l’objet posé sur son ventre rebondi : un PC portable modèle réduit.
Il y a quelque chose de très romain dans ce tableau…
Personne à la réception.
Deux pensionnaires passent, shorts et marcels de même style, savates qui traînent sur le carrelage, serviette de bain en bout de bras ballant.
Et toujours personne à la réception.
Reiner s’adresse à tout hasard à notre empereur ventripotent. Ce dernier, sans esquisser le moindre mouvement ni détourner son regard de l’écran, bredouille quelques mots vagues, devant probablement signifier qu’il n’en a aucune idée (ou plutôt qu’il s’en contrefiche et que ce n’est pas son affaire)…
Patientant encore quelques instants, une fille aux yeux trop lourds, a fini par apparaître derrière le comptoir. Noms, prénoms, nationalité… blablabla, et voilà les draps, la chambre est par là. Elle tourne les talons et disparaît de nouveau dans le petit cagibi attenant d’où elle était sortie, retrouvant dans un renfoncement discret écran, clavier et souris.
Reiner semble désolé : il nous avait prévenus que le lieu était assez... ‘modeste’.
Nous le rassurons et le remercions au contraire : au moins avons-nous où dormir.
Petit déjeuner en terrasse, au petit matin.
La nuit, comme toute nuit passée en auberge, a été agitée, et courte.
Et l’orage, au petit jour, n’a rien arrangé.
La maison dort… ou plutôt ronfle, à son aise.
Matinal, un homme d’un certain âge, cheveux et barbe plus blancs que gris, et soignés, semble déguster sa lecture, sourcils relevés, regard par-dessus ses demi-lunes et demi sourire aux lèvres.
L’orage a apporté un peu de fraîcheur, et c’est un petit matin qui s’étire, léger et frais, calme, serein. Et ensoleillé.
Un jeune homme vient s’assoir.
Mal réveillé, hirsute, il fume.
Indistinctement, le demi-sourire de notre lecteur matinal semble s’être éteint petit à petit, et le voilà même tiré de sa rêverie : effectivement, il constate qu’il est dans le mauvais sens de la brise. Il se lève et change de place.
Nouvelle cigarette, et, pas de chance, la fumée semble ne pas vouloir le quitter… le voilà qui tousse, une fois, puis deux.
N’y tenant plus, notre sage se lève à nouveau et demande au fumeur de bien vouloir griller la suivante un peu plus loin.
Impassible, le fumeur le regarde, saisit sa clope, l’aspire en cillant des yeux, puis d’un petit sourire, expire au visage de son interlocuteur.
‘… un proverbe lituanien dit que ‘si tu vois un homme heureux, c’est que la maison de son voisin brûle’. Et c’est une bonne définition des gens ici.’
La voix de Ugnė semble résonner à nos oreilles.
Interdit, le pauvre homme ne trouve mot à dire : il tousse, secoue la tête, contemple le visage satisfait de son interlocuteur, puis, après un bref moment d’hésitation, referme violemment son livre et quitte les lieux.
Le jeune homme soupire, s’avachit, et en termine de se réveiller.
L’heure semble toute indiquée pour aller faire un tour en ville …
La vieille ville est déjà bondée de touristes. Des groupes nonchalants de bobs et de lunettes de soleil, au-dessus desquels sont brandis parapluies, fleurs de plastique fluorescentes, fanions secoués et autres totems tribaux censés sonner le rappel, déambulent de cathédrales en églises, puis d’églises en cathédrales, occupant en processions les rues étroites sur toute leur largeur.
Traversant ces drôles de complexes organiques aux milles panoramiques, nous redescendons Didžioji gatvė pour rejoindre la place de la cathédrale.
Le lieu n’a plus le même visage que la veille au soir. De jeunes employés, casquettes vissées sur la tête, distribuent des invitations de restaurants, de pubs, bars et autres lieux de sortie pour le soir, accompagnés pour l’ambiance de drapeaux publicitaires et de sonos. Des groupes de touristes semblent attendre, se recomposant petit à petit vers la fin de la pause récré-achat, grimaçant sous le soleil. Les queues devant des petites roulottes de vente de boisson grandissent, des glaces coulent déjà sur les doigts et les mentons…
Un peu en retrait, un petit pavillon : un point d’information touristique.
Désirant y trouver une carte de la région, nous nous enfilons dans la queue. Tendant l’oreille en approchant petit à petit du guichet, il nous semble qu’invariablement, un mot revient à chaque échange, à chaque nouvelle personne : Trakai. L’employé doit toucher une commission à chaque Trakai prononcé… et cela ne manque pas.
A peine avons-nous dit bonjour et dit que nous avions besoin d’une carte de la région qu’une carte est dépliée devant nous, que Trakai est entourée d’un rond de stylo bille et que la route pour rejoindre ce lieu incontournable est tracée.
‘- Non, nous avons besoin d’une carte pour le vélo… on est venu à vélo !
- Pas de problème, vous pouvez rejoindre Trakai à vélo !
- Mais on ne veut pas aller à Trakai !
- Mais c’est très joli, il y a un château magnifique, tu dois aller à Trakai !
- On a juste besoin d’une carte un peu détaillée pour le vélo…
- Vous pouvez louer des vélos à Trakai si vous voulez, et y aller en train…
- Mais, on voyage à vélo, on vient de Berlin, tout ce qu’on veut…
- Alors Trakai n’est pas loin pour vous !’
Et, la dame suivante semblant s’impatienter, la carte autoroutière, les brochures de Trakai en anglais, allemand et russe nous sont remises avec un grand sourire et un ‘believe me, go to trakai !’ définitif, et la dame suivante a pu avancer à son tour… peut-être souhaiterait-elle aller à Trakai ?...
Ne sachant trop s’il fallait en rire ou en pleurer, nous trouvons un peu plus loin refuge à l’ombre et nous nous asseyons sur un muret en bordure de la place, contemplant ce drôle de spectacle.
Discrets, de jeunes couples traversent régulièrement la place, à travers cette cohue. D’une rare élégance, visages impassibles, ils semblent considérer tout cela de loin.
Les jeunes femmes, à qui leur amant prête le bras, marchent lentement, petits mollets ronds comprimés par de très hauts talons. Bouches fermes et surlignées d’un trait de maquillage, regard effacé derrière le verre opaque en forme d’œil de libellule, elles passent, impassibles, beautés froides et absentes, aux talons qui claquent sec sur le parvis.
Leurs compagnons ne sont pas en reste. Cheveux gominés, figure tout aussi impassible, lisse, et paupières mi closes, ils semblent comme à la parade.
L’un deux attire particulièrement le regard : longs cheveux laqués, tirés en arrière et coupés droit au niveau de la nuque, il ne marche pas, il glisse à la surface du pavé. Le haut du corps est immobile, les bras croisés, mains et poignets avalés dans les manches jointes. Il porte un gilet de laine blanche, ample, et qui lui descend jusqu’aux chevilles. Ses mouvements sont lents, calculés, maîtrisés… le parvis est une scène.
Arrivé près du muret où nous nous trouvons, notant probablement que nous l’observions, il tourne doucement la tête vers nous, baisse les yeux sans incliner la tête, nous regarde de toute sa hauteur sans s’arrêter, puis la détourne avec la même lenteur tout en relevant le menton. Monsieur semble avoir fait montre de tout son mépris à notre égard…
Quel drôle de spectacle.
Attablés en terrasse, la plupart des clients (principalement des hommes) sont occupés : à rédiger une note, à lire un journal, à pianoter sur un clavier. Beaucoup mangent seuls. Un chemisier plus blanc que blanc étincelle parmi ces costumes sombres. La serveuse passe de table en table, dynamique et élégante, cheveux noués et tirés en arrière, toujours bien droite. La commande est prise proprement, efficacement, sans un sourire.
Les attaché-case quittent peu à peu les tables et s’en retournent aux affaires urgentes. La terrasse se vide, et est aussitôt débarrassée, toujours aussi proprement, mécaniquement. Si l’heure de pointe est passée, pas de relâchement, et toujours pas le moindre signe de chaleur dans les beaux yeux gris de la serveuse. Nos tentatives de discussions se heurtent à un mur de professionnalisme, et même un couteau qui tombe de table est ramassé avec rapidité et efficacité.
Revenant sur Senamiestis, nous retrouvons les hordes de touristes affairés à trouver le souvenir ad hoc qui immortaliserait cette expédition, profitant du ‘best of shopping’... Ironie de l’histoire, ce sont les matriochkas qui la plupart du temps trouvent les faveurs du flâneur. Si certaines restent à l’égérie des grands moustachus de l’Histoire russe, d’autres poupées ont su se moderniser, adoptant comme thème quelques icônes de l’Ouest, épousant ainsi, entre autres, Barak Obama, John Lennon, mais aussi Harry Potter, les Simpsons, le roi lion et Spiderman, tandis que, un peu à l’écart, Berlusconi côtoie la petite sirène...

Nous regagnons une toute petite ruelle, appréciant le calme soudain de l’endroit, et entrons dans le musée de l’ambre. L’endroit est frais, et calme. Deux qualificatifs qui nous permettent de souffler. Le musée réunit de véritables trésors, et nous déambulons de l’un à l’autre, émerveillés par ces joyeux naturels, que des millions d’années ont su magnifier. Un passionné est à l’origine du musée. Il aurait consacré toute sa vie à l’ambre, à le chercher, le ramasser, le polir, le chérir, le brosser, le tailler… une vidéo retrace la vie peu banale de cet homme. C’est un poète. L’ambre serait selon lui des larmes divines, saupoudrées sur les mers, et qui sont chaque matin rejetées sur les rives, comme un signe de compassion et de bienveillance à celui qui, s’y promenant, les découvre, luisantes sur le rivage… la vidéo s’interrompt brutalement. ‘On ferme’.
Il est l’heure de fermer, on ferme... ‘à 54 ??’ Aucun sourire de la part de la jeune femme à la caisse, pas une ou quelques minutes de rab qui permettraient de terminer la vidéo. Sans sommation, et malgré nos sourires incrédules, nous sommes purement et simplement jetés dehors, dans la chaleur et le brouhaha ambiant… des larmes divines de compassion et de bienveillance…
Un tour à la République Užupis, drôle de quartier prétendument bohème où circulent de grosses cylindrées allemandes, ne suffira pas à retrouver une légèreté. Des gamins défoncés squattent les rives de la Vilnia, au-dessus de laquelle reste malgré tout la ‘jeune fille d’Užupis’, sirène de bronze juchée au creux d’une niche de pierre taguée.
Vidés, fatigués, les jambes lourdes, nous reprenons le chemin du retour pour l’auberge romaine…
Remontant Didžioji gatvė à la tombée de la nuit, nous découvrons ‘Vilnius by night’, très jet set. Le bal de berlines les plus onéreuses au monde, pour bon nombre d’entre elles immatriculées en Russie et Biélorussie , les jeunes créatures sans vergogne qui en descendent, les porte-cigarettes, les cigarettes fines, les sacs à main aux chaînes dorées, tenus avec une nonchalance calculée en creux de bras, les poignets dans lesquels, bien en évidence, sont tenus de petits bijoux électroniques… les talons ont encore pris quelques centimètres, et malgré les chevelures, malgré les robes d’une infime épaisseur qui semblent rendre à présent tout sous-vêtement superflu, aucune douceur, aucune grâce ne se dégage de ces silhouettes si parfaitement sculptées...
Beautés froides à l’âme inaccessible, nous nous demandons bientôt à quel saint ces probables euphrasies et autres aquilinas ont vendu leur(s) charme(s)…
Regagnant l’auberge, nous retrouvons notre empereur romain dans la même position, affalé cette fois-ci sur une banquette de l’étage. Nous croisons un authentique moine, barbe par-dessus la bure, cordon autour de la taille et serviette de bain autour de l’avant-bras, regard rivé droit devant lui. Reiner n’est pas rentré. Tohu-bohu dans la salle principale, où de jeunes adulescents s’adonnent à quelque concours de boisson…
Nous fermons la porte de papier de notre chambre à double tour, si las d’une si longue journée… demain matin, avec soulagement, nous nous échapperons de nouveau sur les routes, rejoindre ‘le centre de l’Europe’...
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