Dorota est l’image même de la volubilité, et d’une certaine pétillance.
A peine avons-nous débarqué avec nos tenues de cyclistes dans le compartiment qu’elle occupait, qu’elle s’adresse à nous, directement dans la langue de Shakespeare : ‘Hey, where are you from ?’
Nous lui faisons remarquer que nous ne sommes pas habitués à être accostés de la manière, directement en anglais…
‘- C’est parce que je vis en Angleterre !
- Mais alors, que fais-tu ici ? Tu es en vacances ?
- Je retourne chez moi… enfin, chez ma mère. Je reviens régulièrement, quelques semaines tous les 5 ou 6 mois. Cela me ressource. Et vous, que faites-vous ici ?
- Ben… ça ne se voit peut-être pas, mais on fait du vélo…
- Et vous allez où ?
- A Saint Petersbourg.
- A vélo ??
- Ben oui… enfin, pour la plus grande partie.
- Wouha… vous êtes des héros ! Vous devez être vraiment en forme !! Et vous allez où, là, avec le train ?
- En Mazurie. Nous devons bientôt être en Lituanie, et le temps nous manque. On fait donc un saut jusqu’à Olsztyn.
- Olsztyn, mais c’est là que je descends ! Vous verrez, la Mazurie est le poumon de la Pologne. C’est calme, c’est vert, il y a plein de lacs. L’air même est différent, à chaque fois que j’y reviens, je le sens, l’air est plus pur, plus sain.
- Mais tu habites où ?
- Au centre de Londres.
- Oui, c’est sûr que comparé à Londres… mais si la vie est si douce chez toi, que fais-tu là-bas ?
- Ben, je travaille évidemment ! Là où j’ai grandi, il n’y a rien à faire… et presque tous les jeunes finissent par partir ! C’est normal. Vers 20/25 ans, beaucoup partent en Angleterre ou en Irlande. Pour le travail, mais aussi pour apprendre l’anglais. C’est très important !
- Et après, ils ne reviennent pas ?
- Non. La plupart finissent par rencontrer une âme sœur et rester sur place.
- Et toi, tu n’imagines pas revenir un jour ?
- Ah non !... enfin, pour l’instant en tout cas, vraiment pas.
- Et pourquoi donc ?
- La vie est trop triste ici. C’est vrai, c’est bien pour se reposer. J’aime venir me ressourcer, voir ma mère… mais à Londres, il y a les cafés, les sorties. Et puis tout de même, la classe moyenne vit mieux.
- C'est-à-dire ?
- Ici, la moyenne des gens n’a pas grand-chose pour vivre… je ne demande pas de vivre dans une voiture en or et d’avoir des dollars, mais il faut au moins de quoi pouvoir sortir, s’offrir des vêtements, pouvoir partir en vacances de temps en temps… en Angleterre, la classe moyenne peut se l’offrir. En Pologne, cela reste un luxe. Et à chaque fois que je reviens, je me dis que cela ne s’arrangera pas. Ceux qui ont décidé de rester n’arrêtent pas de se plaindre. Tous les 6 mois, quand je reviens, je n’en reviens pas de voir à quel point les prix augmentent... Les charges, le gaz, l’électricité sont même devenus plus chers ici, tu te rends compte ?
- D’autres personnes que nous avons rencontrées nous l’ont effectivement déjà dit. Certaines personnes vers la frontière allemande préfèrent même faire leurs courses en Allemagne pour les produits de base… mais nous avons aussi rencontré une femme partie travailler en Allemagne, qui gagnait bien sa vie et qui est finalement revenue quand elle a eu un enfant. Le mal du pays, et de la famille…
- La nature me manque, c’est vrai…. Et le soleil… il pleut toujours à Londres ! J’ai plus de soleil en quelques semaines ici que toute l’année à Londres… vous verrez, c’est vraiment une belle région ici… et les gens vivent plus vieux. C’est un tout, manger les légumes du jardin, manger ses propres confitures… vivre au rythme des saisons… c’est vrai que tout ça ça me manque… Et c’est vrai aussi que ce qui est dur quand je suis à Londres, c’est de vivre loin de ma mère. Je ne dis pas que j’ai toujours besoin d’elle, mais on parle beaucoup ensemble… parfois des heures ! Mais au téléphone, c’est sûr, c’est pas pareil… J’aimerais la faire venir en Angleterre… surtout pour qu’elle puisse avoir de meilleurs soins quand elle sera trop vieille… mais ce n’est pas si facile.
- Et tu n’as pas d’enfant ?
- Non… pas encore. Mais j’en aurai, c’est sûr ! On en parle souvent avec mon copain… mais pour l’instant, c’est encore trop tôt…… bien sûr, j’arrive vers 30 ans, et on se dit qu’il va falloir y penser, mais le temps passe si vite aussi…
- Et que fais-tu à Londres ?
- Je travaille justement dans les hôpitaux. Je vois bien la différence… Je fais le lien entre les infirmières ou les médecins et les patients polonais qui ne parlent pas suffisamment bien l’anglais. J’avais commencé par être fille au pair, il y a 5 ans, puis un petit boulot dans un café, et puis petit à petit, j’ai connu des gens, et j’ai fait mon chemin… quand on veut quelque chose, on finit toujours par y arriver. Mais il faut s’en donner les moyens. Je m’agace parfois quand je vois des gens qui sont à Londres depuis 4 ou 5 ans et qui ne parlent toujours pas la langue…
- Si ce n’est pas pour apprendre la langue, pourquoi partir ?
- Il vaut mieux partir que rester… le mieux bien sûr, c’est d’apprendre la langue, mais ça vaut toujours le coup de partir, même pour travailler. Disons qu’il est plus facile de trouver du travail à l’étranger que chez nous quand on est jeune. Si tu as un peu d’ambition, tu peux toujours te débrouiller. Beaucoup vont en Angleterre ou en Allemagne, d’autres préfèrent l’Irlande ou encore la Suède.
- Et pas la France ?
- Bof… je suis déjà allée en France en vacances. C’est joli, les gens sont gentils, c’est vrai… mais disons que pour apprendre l’anglais, ça ne sert pas à grand-chose… et la langue est difficile.
- Et en Allemagne, c’est pareil !
- L’Allemagne, c’est à côté… et puis on parle aussi plus facilement l’allemand en Pologne. Avec l’histoire, beaucoup de personnes âgées savent le parler… et cela nous semble plus facile.
- Et la Suède ? Ce n’est pas plus à côté que la France et le suédois n’est certainement pas facile…
- Oui, mais ils parlent presque tous anglais !
- … là, tu marques un point… et pourquoi est-il donc si important d’apprendre l’anglais ?
- Parce que c’est la clef pour s’ouvrir au monde pardi !
- Tu ne l’as pas appris à l’école ?
- Non, j’ai appris le russe… comme presque tout le monde. J’ai même continué à l’apprendre pendant mes études… je pense que je me débrouillerais encore bien aujourd’hui… il faut savoir que l’anglais à l’école n’a pas été mis en place il y a si longtemps…
- Mais quel âge as-tu si je peux me permettre ?
- J’ai 29 ans !
- Tu as donc été jeune pionnier ?
- Oui… mais c’est très loin tout ça…
- C'est-à-dire que tu ne t’en souviens plus ?
- C'est-à-dire que c’est très loin. C’est un peu comme c’était une histoire qui n’avait jamais eu lieu. Je me souviens des images, des queues devant les magasins… ma mère nous disait de faire la queue dès le matin pour avoir une place, sinon on n’avait plus rien quand on arrivait… on faisait les courses avec des bons… c’est à peu près tout ce dont je me souviens. Mon frère s’en souvient bien mieux, il est plus âgé… mais pour moi, c’est très loin. Tout est devenu tellement différent depuis, que j’ai même parfois l’impression que ça n’a jamais existé. Aujourd’hui, tu achètes ce que tu veux (si tu as de l’argent bien sûr), tu as des fruits et des légumes partout, et du monde entier, qui sont énormes en plus…
- Et tu pourrais dire si c’est mieux maintenant ?
- Pour les fruits, sûr que non ! Ils sont bourrés de produits, d’insecticides et de toutes sortes de cochonneries :-)…. Mais je sais ce que tu veux dire. En fait, ce qui est mieux, c’est simplement qu’on peut partir !
- C’est drôlement pessimiste comme réponse.
- Boh… je me souviens quand Wałęsa a été élu (tu as déjà dû en entendre parler, il est célèbre, il a même eu le prix Nobel !). Mes parents étaient très excités, tout le monde a cru que la vie serait belle et pour tout le monde! La fin du communisme, c’était pas rien ! Et puis il y a eu aussi l’entrée dans l’Europe… ça a apporté pas mal d’argent dans les villes… mais pas pour tout le monde et pas dans les campagnes. C’est vrai, beaucoup de choses ont changé, mais finalement, je ne sais pas si les gens dans l’ensemble sont vraiment plus heureux maintenant. Il y en a qui sont très heureux, peut-être plus qu’avant, et il y en a qui sont très malheureux… comme partout je pense.
- Justement, puisque tu parles de bonheur, après tout, qu’est-ce que c’est que le bonheur ? Tu as déjà parlé d’un niveau acceptable de richesse, pouvoir sortir, changer de vêtements, partir en vacances… le bonheur, c’est être riche ?
- Non… comme je te l’ai dit, je ne demande pas à rouler dans une voiture en or. Mais il y a des choses qui simplement doivent être accessibles à tous.
- Mais certaines choses ‘standard’ en Angleterre sont un luxe en Pologne, comme tu l’as dit… c’est que ces choses manquent en Pologne ou c’est simplement parce que ‘tout le monde’ l’a en Angleterre ?
- … c’est pas si facile… je pense que la difficulté, c’est de voir que certains ont et que d’autres n’ont pas……. Je vois bien que tous ceux qui sont venus à Londres ne sont pas forcément plus heureux… ils sont certes plus riches que s’ils étaient restés en Pologne, mais ils sont jaloux de ceux qui ont encore plus. C’est aussi pour cela que ce n’est pas facile de faire venir ma mère ici….. je pense qu’elle se sentirait encore plus pauvre.
- Et pourquoi ne veux-tu pas rouler dans une voiture en or ?
- Parce que ce n’est pas le plus important !
- Où se situe la limite du ‘luxe’ ?...
- Tu as de drôles de questions…
- …
- … je me souviens de la famille pour laquelle j’ai travaillé. Il y avait un bébé, il était souvent malade. Sa mère travaillait beaucoup, et ils étaient souvent absents. Je m’en suis donc beaucoup occupé. Je le prenais dans mes bras souvent, je le berçais, je lui chantais des chansons… A la fin, il m’appelait ‘maman’…
- …
- … j’étais très mal ! Je me mettais à la place de la mère et je souffrais pour elle… je pense que quand tu en arrives à perdre ce lien, tu as perdu quelque chose, et ce n’est pas monnayable. Ces gens étaient riches et n’avaient pas besoin de perdre autant de temps pour gagner autant… On n’achète pas l’amour de ses enfants… ou même le respect de son mari, ou son écoute… ou la santé… il y a dans la vie des choses bonnes, qui sont offertes à chacun ou qu’il appartient à chacun de faire. Et c’est ce qu’il faut savoir recevoir ou faire. Ce sont des choses simples, mais précieuses. Partout où tu fais le bien, Dieu est présent.
- … et Dieu est le bonheur ?
- Tu ne crois pas en Dieu ?... excuses-moi, ce ne sont pas mes oignons.
- Tu n’as pas à t’excuser… disons que j’ai une certaine forme de croyance qui n’a pas besoin d’une histoire et d’un cadre pour exister. Je ne suis pas ‘chrétien’ si tu préfères…
- Mais vous êtes mariés ?!
- Oui, mais nous ne nous sommes pas mariés à l’Eglise.
- Un mariage sans église n’est pas un mariage !… enfin… disons que c’est difficile à imaginer…
- L’Eglise est si importante en Pologne ?
- Evidemment ! Presque tout le monde va à l’église… nous avons des cours de religion à l’école, et presque tout le monde est croyant… cela ne nous empêche pas d’être tolérant, bien sûr, mais il faut faire attention à ce que l’on dit.
- Mais… tu n’es pas mariée, et tu vis avec un petit ami à Londres, non ?
- Oui…… c’est pour ça que je dis qu’il faut faire attention. En Angleterre, c’est normal… donc, on finit par faire comme tout le monde. Mais quand je suis revenue en Pologne et que je l’ai avoué au prêtre, il a eu des mots très durs… ça a été comme un choc pour moi… tu vois, j’en pleure encore quand j’y pense.
- L’avis du prêtre, c’est si important?
- Nous en avons discuté avec mon ami… il est polonais aussi. Il comprend. Disons qu’il y a Dieu et l’église… parfois, c’est vrai qu’il faut aussi prendre un peu de distance, mais j’ai du mal… tu vois, je pleure comme une conne !
- Nous avons rencontré un type à vélo, juste avant Gdańsk, qui nous disait aussi que beaucoup de jeunes prennent leurs distances avec l’Eglise… selon lui, l’Eglise pomperait trop d’argent…
- … peut-être.
- Et en Angleterre, tu vas aussi à la messe ?
- Dieu est partout… je n’ai pas besoin d’aller forcément dans une église pour Lui parler.
- Tu en as besoin ?
- De Dieu ?? Mais bien sûr, comment veux-tu vivre sans la Foi ?
- … tout dépend ce que tu entends par ‘Foi’… s’il s’agit de t’en remettre à la destinée et d’attendre que les choses se fassent, je pense que non seulement on peut vivre sans… et qu’à la limite, il vaut mieux vivre sans… mais ce n’est que mon avis.
- Dieu n’est pas ailleurs. Il est partout et Il est en moi. C’est ce qui me donne la force, et la joie. Je sais grâce à Lui, qu’aussi longtemps que j’aurais deux yeux et deux mains, je vivrai.
- En voilà des paroles positives…
- Au fond, le bonheur, ce n’est pas compliqué : tant que tu es en bonne santé, c’est veiller à recevoir et donner autour de toi tout l’Amour de Dieu… le plus dur, bien sûr, c’est de garder cette force en soi tous les jours.’
Gare d'Olsztyn. Nous n'avons pas vu les 3 heures de train passer... ces trois heures de train nous ont fait faire un saut géographique qui nous aurait coûté 3 journées de pédalage.
'- Il ne faut pas descendre à celle-ci, il y a 2 gares... je descends avec vous. Mais au fait, où dormez-vous quand vous êtes en voyage comme ca ?
- Cela dépend... des fois en tente, des fois en auberge, voire même en ville, souvent en hotel.
- Et ce soir ?
- On ne sait pas encore.
- Vous vous promenez comme ca, sans jamais savoir où vous dormirez le soir ?? C'est génial... comme ce doit être excitant ! Si vous voulez venir chez ma mère, c'est au sud, à une bonne quarantaine de kilomètres d'ici !
- Nous devons prendre à l'Est... c'est gentil, mais nous devons être en Lituanie dans quelques jours et avons déjà passé plus de temps en Pologne que prévu. Mais peut-être pourrais-tu nous montrer quels sont les endroits à privilégier ?'
Lorsque que nous déchargeons tandem et carriole sur le quai, Dorota est aux anges. Elle croque tout ce drôle de matériel des yeux (sauf la poire du klaxon qu'elle croque à pleine main)... nous déplions le mât de la carriole, avec une nouvelle exclamation : 'Wouha, vous avez le drapeau polonais aussi !'... hé non, le temps de le dire, nous avons déroulé la bande bleue. 'Mais tu sais, nous ne t'en voulons pas d'avoir confondu, je ne suis pas sûr que beaucoup de francais reconnaîtraient le drapeau polonais !'...
Le moment de se séparer est arrivé. Dorota nous sert dans ses bras, tour à tour, en nous souhaitant toute la chance du monde, embrassent mille fois ses mains pour nous envoyer de nouveaux baisers de loin.
'Je penserai à vous... et encore merci !'
'I will never forget you !'...