samedi 21 novembre 2015

En attendant le prochain récit...

 
De Berlin à St Pétersbourg, il nous est arrivé plus d'une fois d'avoir une occasion de laisser le moral regagner nos chaussettes... et plus d'une fois, il n'en fut pas loin.
 
Pourtant, il y eut toujours une chanson pour l'en faire fuir.
 
Ces chansons furent nombreuses et variées, l'une d'elle pourtant revint plus souvent qu'à son tour, comme une ritournelle, murmurée sous la pluie, suffisante pour ramener un peu de soleil.
 
En attendant de nous retrouver pour le prochain récit de voyage, la voici pour vous, à chanter en boucle lorsque votre moral aussi se promène non loin de vos chaussettes...
 
A bientôt !
 
-----

 
 

Epilogue

 
Saint-Pétersbourg est à présent loin derrière nous, vivante comme un rêve échappé au petit matin... cette question du bonheur est-elle pour autant tout à fait résolue ?
 
Evidemment non : elle n'est pas de ce genre de question qui se laisse résoudre une bonne fois pour toute ; telle une anguille au moment où l'on croit l'avoir saisie pour de bon, elle se contorsionne pour bientôt nous échapper à nouveau.
 
La quête se poursuit alors.
 
Riches de nos premières découvertes, nous rassemblons depuis les indices laissés derrière cette proie à travers les siècles, notamment à travers certains récits de philosophes.
 
Il en est un qui trouvera une résonnance particulière à cette échappée, 'extrait du journal de Martin', écrit par un certain Hermann Hesse, déjà évoqué en ouverture de ce récit, et dont voici à la teneur :
 
 
'Je découvris progressivement où se trouvait la source de la joie et de la vie. J'appris qu'être aimé n'est rien et qu'aimer est tout ; je compris également de plus en plus clairement que seule notre capacité à sentir les choses, à éprouver des sentiments rendait notre existence précieuse et gaie. Quel que fût l'endroit sur terre où j'apercevais ce qu'on nomme 'le bonheur', je constatais que celui-ci naissait de la richesse de nos impressions.
 
L'argent n'était rien, le pouvoir n'était rien ; on rencontrait beaucoup de personnes qui possédaient les deux et demeuraient pauvres. La beauté n'était rien ; certains hommes et certaines femmes demeuraient pauvres, eux aussi, malgré tout leur éclat. La santé, elle non plus, n'avait pas beaucoup de poids ; la forme de chaque personne dépendait de son état psychologique ; bien des malades heureux de vivre prospéraient jusqu'à la veille de leur mort, et bien des hommes en bonne santé dépérissaient avec angoisse dans la crainte de la douleur. En revanche, quand un homme éprouvait des sentiments intenses et les acceptait en tant que tels, quand il les cultivait et en jouissait au lieu de les rejeter et de les tyranniser, il connaissait toujours le bonheur. De même, la beauté ne rendait pas heureux celui qui la possédait, mais celui qui était capable de l'aimer, de la vénérer.
 
Il existait apparemment toutes sortes de sentiments, mais en vérité, ils étaient tous de même nature. Chacun peut être appelé 'volonté', par exemple. Pour ma part, je choisirai le terme d''amour'. Le bonheur naît exclusivement de l'amour ; celui qui est capable d'aimer est heureux. Toute émotion qui permet à notre âme d'avoir le sentiment d'être elle-même, de se sentir exister, est amour. Celui qui est capable d'éprouver beaucoup d'amour connaît la félicité. Cependant, aimer et désirer ne reviennent pas tout à fait au même. L'amour est un désir sur lequel la sagesse l'a emporté ; l'amour ne veut pas posséder, il veut simplement aimer.
 
Voilà pourquoi le philosophe est heureux : il nourrit son amour du monde à travers un réseau complexe de pensées et, sans répit, il tisse avec tendresse sa toile autour des choses existantes.'
 
(Extrait du journal de Martin - l'Art de l'oisiveté - Hermann Hesse).
 
 
 
Comment mieux conclure ?...
 
 
 
 

mardi 28 juillet 2015

Saint Pétersbourg


 
Saint Pétersbourg, terminus de notre échappée.
 
Concept, idée sans chair véhiculée depuis le début du voyage, et même bien avant encore, voilà que Saint Pétersbourg, après quelques milliers de kilomètres et de trésors amassés, approche 'pour de vrai'.
Plus que quelques kilomètres, et nous y serons en effet.
Comment vivre alors cette immersion dans un monde qui nous aura accompagné dès le début et chaque jour, devenu paradoxalement si familier par la pensée, un monde caressé et ressassé, mille fois imaginé ?
La question n’est pas anodine : chaque année, des personnes s’avèrent en effet vulnérables à l’expérience, et doivent parfois même être hospitalisées.
Cette pathologie porterait même un nom: le syndrome de Paris.


 
Paris et les Champs Elysées. Paris et Montmartre.
Paris et la couture, l’élégance.
Paris, ville de l’Amour.
Coco Chanel, n°5.
Paris… tout simplement.
Seulement, Paris ne reste malheureusement pas toujours Paris, et au-delà des fantasmes cristallisés à travers les siècles et les pages de magazines, la réalité est souvent bien moins rose que tout ce que l'on y aura projeté… et l’expérience peut s'avérer être tellement éloignée de ce qu’un visiteur trop sensible aura imaginé à travers des années de projection, que le choc de la confrontation à la réalité le laissera tout à fait groggy, pouvant même  provoquer littéralement chez lui une ‘rupture de perception’ dont les syndromes n'ont parfois rien d'anodin : hallucination, paranoïa, sentiment de folie, etc…

Aussi est-ce avant tout pour une salutaire question de santé mentale que la plupart du temps nous prenons bien soin de ne pas trop nous documenter sur nos destinations de voyage...

 
Ceci dit, il faut bien avouer que même sans trop creuser le sujet, il est difficile d’arriver à Saint Pétersbourg sans un certain bagage imaginaire : tout le monde aura déjà vu quelque part les images du Palais d’Hiver, le palais de l’Hermitage (souvenir précis de notre vieille dame rencontrée à Letschin), tout le monde aura de même déjà entendu quelque récit des bals du tsar Nicolas II, l’Histoire de la princesse Anastasia, à l’aube d’une révolution…
Difficile également d’y arriver sans justement quelques souvenirs de récits de révolutions, entre dimanche sanglant et révolution d’octobre, quelques bribes de récits fondateurs des figures emblématiques du bolchévisme, tels Lénine et autres Trotski.
Des images inconscientes, sur les étagères de notre mémoire, où la Neva gelée emprisonnerait le majestueux palais d’Hiver en feu.

Un croiseur, et un coup de semonce au petit jour.
Des images de dessins animés qui se mêleraient à de lointains cours d’Histoire.
Et de littérature aussi… Dostoïevski en tête, mais aussi Gogol.
Ou encore de musique : Saint Pétersbourg, la ville des compositeurs légendaires. Tchaïkovski, Borodine, et bien sûr Chostakovitch, et sa 7ème gravée dans l'Histoire...
 
Inconsciemment, ce sont autant d’images et d’évocations véhiculées en nous aux abords de Saint Pétersbourg, bagage de souvenirs activés comme par magie au seuil de cette porte occidentale de Russie, cette 'fenêtre ouverte sur l'Occident', renommée selon les sursauts de l'Histoire, d'abord Petrograd puis, bien sûr, Leningrad.
Et pour chaque nom, un décorum propre.
Si derrière Petrograd, ce sont des foules noir et blanc qui s’élancent sur une place enneigée face à des soldats en joue, Leningrad en revanche couve en son sein des ruines, des centaines de milliers de cadavres et 900 jours de siège.
 
Saint Pétersbourg.

 
Comment vivre alors cette immersion dans un monde mille fois imaginé sans être submergé par mille images ?
 
En se contentant simplement des éléments du réel.
 
En se concentrant sur nos sens.


De manière prosaïque, Saint Pétersbourg, c'est ainsi avant tout une pancarte.
Saint Pétersbourg est en effet une ville, et comme toute ville, possède aux abords de son territoire… une pancarte.
Quelques mètres avant, nous n’y sommes pas.
Quelques mètres après, nous y sommes.
 
Passée la pancarte, coincés entre la voie de tramway, de chemin de fer et la deux fois deux voies, nous y sommes donc. CQFD.
Moment symbolique, nous posons donc devant cette pancarte, déposant notre appareil sur le couvercle d’une bouche d’égout, sous le regard incrédule des automobilistes et des passagers de tramway qui se succèdent d’un côté et de l’autre.
Et toutefois, en prenant la photo, nous avons déjà conscience du montage. Du décalage.
 

 
Cette pancarte n’est pas le but du voyage, pas plus qu’elle n’en est l’aboutissement.
Cette ville n’est pas évidemment pas... 'Saint Pétersbourg'.
 
‘Tout n’est que mensonge ici, tout n’est que rêve, et la réalité est complètement différente des apparences qu’elle revêt’.
 
Dès les premiers hectomètres, après la pancarte, la deux fois deux voies se poursuit pourtant. Des portiques publicitaires se succèdent alors.
Des affiches grand format pour des smartphones. Des crédits à taux zéro. Du Coca-Cola.
Nulle allégorie, mais la réalité 'pure'.
Aux abords des premiers carrefours urbains, Nathalie (pas celle de Gilbert, mais celle de Léon) nous reçoit, faussement ingénue, dos nu retourné, main pudiquement recroquevillée sous l’aisselle.
Plus trash, Eddie enserre sa guitare de l’autre côté de la rue, tenant la terre de son autre main à l’occasion du world tour du groupe Iron Mayden.
Autre genre, visage emmitouflé dans son hermine, regard ténébreux et explicitement aguicheur derrière une cascade de cheveux blonds,  Britney Spears nous invite à la rejoindre dans son femme fatal tour.
 

Rien n'y fait : malgré nos sens, nous ne sommes décidément toujours pas à Saint Pétersbourg.


 
Bientôt, les premiers squares. Les premiers signes.

Par dessus le toit des véhicules stationnés, des statues.
Des ouvriers triomphants, visage lézardé et taillé à la serpe.

Plus loin, au cœur du trafic, ligoté de fils électriques et cerclé de panneaux circulatoires, l’arc de triomphe de Narva est là, qui immortalise depuis deux siècles la raclée infligée à Napoléon.
Les premiers quais de la Venise du Nord apparaissent bientôt, le long desquels glissent des péniches à casquettes et haut-parleurs. Encore un peu plus loin, le Marinsky aux couleurs pastels, tutu et ballerines, affiche ses prochains rendez-vous.

Puis les rives de la Moïka, aux eaux sombres sous la lumière blanche.


Remontant celle-ci, nous échouons bientôt sur l'imposante place Saint Isaac autour de laquelle tournent en carrousel les bus venus du monde entier. Au loin, les dorures du dôme de la Cathédrale homonyme scintillent.

Enjambant le pont bleu, nous nous laissons avaler quelques instants par la valse du carrousel, avant de nous laisser éjecter plus en avant le long de la Moïka, en direction du pont rouge.

Nos têtes tournent encore légèrement, tandis que les couleurs se mêlent.

Nous guidant toujours aux rives de la Moïka, nous la remontons doucement, concentrés sur tout ce qui nous entoure. Nous apercevons bientôt le pont vert... pont vert qui marque enfin le croisement avec la légendaire perspective Nevsky.


 

A gauche, l’Hermitage, qui se trouve selon notre plan à deux petits kilomètres plus à l’ouest.
Nous prenons à droite, car pour nous, Saint-Pétersbourg est ailleurs.
 
La voie de droite est libre, nos jambes retrouvent appui sur nos pédales, et les poussent vers le bas : malgré nos efforts déployés pour 'rester dans le réel', les roues de notre tandem, à partir de cet instant, foulent l’imaginaire.

Nous avançons alors, fébriles, presque malgré nous, et nous nous sentons flotter dans une dimension parallèle, ballottés entre efforts d'attention redoublés pour vivre en pleine présence cet instant tant attendu et délires de l'excitation.
Echappé de notre imaginaire trop longtemps retenu, Gogol rit en effet comme un damné et tourne et retourne autour de nos têtes en nous ouvrant la voie, virevoltant tel un oisillon frénétique, un ange surexcité...

Malgré le trafic, l’émotion nous submerge tout à fait et nous flottons au-dessus de tout ce qui nous entoure.
De la largeur de ses 8 voies, la perspectives Nevsky est notre Champs-Elysées à nous, un aboutissement total, une voie céleste de soulagement débordant, un arc en ciel de lumière tendu entre ciel et terre. Le soleil cogne et le goudron irradie. Les formes s'y mêlent, scintillent tandis qu'autour les façades semblent se retirer et s’ouvrir devant nous, telle une mer rouge grande ouverte.
Nos corps sont pourtant bien là, légèrement en dessous, et pédalent toujours, pantins dociles, tandis que nous nous en absentons pour de bon.
Alors que nous nous approchons de Notre Dame de Kazan, le monde, porté à bout de bras, flotte en effet bientôt juste au-niveau de nos têtes...

Ballons d'hélium, nous poursuivons notre ascension, tandis qu'en bas, deux êtres sur une même embarcation arrivent peu à peu vers l'ultime carrefour.


Un crescendo de caisses-claires dilate encore davantage nos crânes en fièvre, alors qu'espace et lumière se déploient, gigantesques.

Un thème entêtant, buté, surgi de lointains souvenirs, et qui bientôt s'empare de nos êtres.
Il enfle encore et encore, alors que les derniers mètres qui nous séparent du carrefour s'effacent.


Cette fois-ci, Saint Pétersbourg est toute proche…


Arrivés sur les rives du canal, juste en face de Kazan, il ne nous suffit alors plus qu’à pivoter la tête pour la percevoir par nos yeux.
Dans nos crânes prêts à exploser, l'allegretto de la 7ème s'est imposé tout à fait et tonitruone son thème endiablé en paillettes multicolores.

Gogol rie et roule sur lui-même, encore et encore dans un vortex vertigineux… les astres irradient et enflent encore et encore.
Les yeux embués, le cœur Hiroshima, nous sommes prêts à basculer.
Là-bas, au bout des quais, c’est elle, qui nous attend.
Elle, point d'orgue absolu de tous ces paysages parcourus, vus et vécus...
 
Saint Pétersbourg.
 

vendredi 17 juillet 2015

Des âmes vagabondes assises sur un même banc

 
Reiner rit, comme toujours.
Il rit du hasard, qui nous mènent à nous rencontrer par deux fois, à rien de moins que mille kilomètres de distance.
Il rit également de nos mines.
Des mines de déterrés, nous assure-t-il gentiment.
‘Alors la jeunesse, on ne tiendrait pas le choc ?’
Naturellement, il s’assied avec nous, à l’ombre des platanes.
Trois âmes vagabondes assises sur un même banc, et qui font face à Saint-Pierre-et-Saint-Paul.
 
Nous nous racontons nos parcours respectifs. Reiner a également fait le plein de souvenirs plus ou moins heureux et d’anecdotes. Au fil des heures qui s’égrènent, nous revivons ainsi à tour de rôle et par le récit ces rencontres, ces paysages. Ces moments de joie, de respiration, d’abandon ou de fatigue.
‘Nous sommes riches’, finit-il par conclure.
Oui… nous sommes riches.
Mais si notre butin nous satisfait amplement, il n’en va pas encore de même de Reiner, qui a un appétit d’ogre insatiable : lui continue le voyage. Vers la Finlande, la Suède… il ne sait pas trop quand il rentrera. Il pense encore faire le tour de la Baltique, s’offrir quelques mois encore, et puis, pourquoi pas, retraverser l’Allemagne par le Danemark pour rentrer à la maison.
Enfin, il a le temps.
 
Pour nous, le retour à la maison est un sentiment omniprésent. Nous y sommes déjà, dans nos têtes.
Au côté de notre lit moelleux et de son armoire garnie de linge propre, la chatte qui ronronne. Les piles de livres à grignoter. Les rayons de la bibliothèque, les fauteuils… les albums à photos et les carnets d’adresse. Nos instruments de musique.
Et nos bêches et binettes (toujours cultiver son jardin !).
Reiner se moque toujours, en riant gentiment, car il comprend très bien tout cela.
‘Vous verrez, avec le temps… vos appétits d’oiseaux s’aiguiseront et vous en voudrez toujours davantage !’.
Une chose nous intrigue toutefois : comment fait-il pour voyager aussi longtemps seul, sans se décourager ? En nous moquant évidemment de nous-mêmes, nous lui dépeignons l’état d’apathie dans lequel nous nous trouvions pas plus tard que le matin même.
Il nous avoue vivre parfois de tels moments. Mais ces moments, nous assure-t-il, avec de l’expérience, ne durent pas. La réceptivité est un carburant qui se gèrerait.
Il faut faire des pauses, voilà tout. S’offrir quelques moments de vacance, lors du voyage.
Ne pas oublier de respirer, au risque de faire un voyage en apnée… et s’épuiser.
Quant au fait de voyager seul, cela aurait de nombreux avantages. Le premier étant de ne pas devenir cannibale : à l’en croire, qu’on ne se soit pas bouffés l’un l’autre après tant de kilomètres tiendrait presque du miracle.
Le second, bien sûr, c’est la rencontre.
Lorsqu’on est seul, il est bien plus facile encore de nouer contact : un homme seul au-dessus de son réchaud désarme souvent les méfiances, et il n’est pas rare qu’on soit invité le plus simplement du monde à partager une soupe, une histoire ou un lit.
Et puis seul... on n’a pas d’autre choix que d’apprendre à vivre avec soi.
Et s'il y a des moments difficiles, hé bien, il ne faut pas s’en faire au fond : il vient toujours une chanson à fredonner qui redonne le moral.
Il dit cela calmement, un sourire aux lèvres et le regard toujours tourné devant lui, dans le vague.
 
Quant à la question du bonheur, si nous avons avancé ?
Difficile de répondre en quelques mots. Des grandes lignes sont là, il nous semble y voir plus clair, mais les mots prononcés semblent encore bien faibles pour exprimer ce qu’il nous semble avoir compris.
Il n’insiste pas.
 
‘Ceci dit…’ commençai-je.
 
‘Ceci dit, même si nous ne sommes pas arrivés au bout de la question, il me semble que raconter tout ça, le voyage, les réflexions et les sentiments qu'il aura suscités en nous serait une bonne chose.
Raconter la rencontre. Les paysages. Les moments de joie, de respiration.
D’abandon ou de fatigue aussi.
Partager ces petites histoires que nous avons vécues, offrir ces images qui remplissent à présent nos petits carnets.
Raconter ce que nous avons vu de réel et d’enthousiasmant…’
Je sens son regard aiguisé se tourner vers moi.
 
‘Et pourquoi ferais-tu cela ?’
Il me faut à nouveau quelques minutes de silence pour répondre.
 
‘Je crois qu’en témoignant de la beauté des choses que l’on découvre en parcourant le monde, on peut, à son échelle, aider son pays à s’ouvrir…
… et, qui que puisse être cet autre qui pourrait lire ces lignes, il me semble que cela pourrait apporter un témoignage réconfortant à travers la peur qui le baigne et l’englue.
Lui apporter… je ne sais pas…
... juste…



... un peu de réel...

... de vie…



... juste…

... un peu d’air ?
 
Reiner sourit de manière énigmatique.
Et n'ajoute rien de plus.


lundi 13 juillet 2015

Peterhof, lieu de retrouvaille

 
Même si Saint Pétersbourg n’est pas une capitale, il faut avouer qu’y arriver sur le tard sans n’avoir rien réservé au préalable n’est peut-être pas la meilleure idée que l’on puisse avoir dans l’absolu. Aussi nous décidons-nous à chercher à loger à une vingtaine de kilomètres de là, à Petrodvorets (également connue sous le nom plus européen de Peterhof).
Si, et c’est bien connu, tous les chemins mènent à Rome, toutes les rues de Peterhof semblent mener à la perspective Saint Pétersbourg, qui borde le palais. Des millions de visiteurs venus du monde entier et déversés par un flot continu de bus la parcourent chaque année.
A quelques pas de l’entrée du palais, en vis-à-vis, la Cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, superbement ignorée par le flot de touristes et comme retirée hors du temps et du tumulte, à l’ombre de ses platanes centenaires.
Echoués là, nous profitons de ce large espace vert pour reprendre souffle… et esprit.
 
La transition est en effet radicale : il n’y a pas vingt minutes, nous étions encore dans un autre monde. Embarqués depuis des heures à bord d’une galère végétale (car comment, en toute sincérité, appeler autrement cette bande de goudron médiocre et rectiligne jetée entre ciel et terre à travers une interminable forêt de bouleaux, aulnes et autres conifères obstinés?), les choses soudainement se sont mises à dérailler : la bande de goudron médiocre, sans prévenir, est devenue d'un seul coup une deux fois deux voies bordée d’arrêts de bus, enjambant presque aussitôt une autoroute avant de poursuivre sur plusieurs kilomètres des allées de lampadaires et de lignes électriques tendus comme des fils à linge pour finalement s’essouffler aux abord d’un carrefour à grand trafic de l'autre côté duquel, dressées sans transition, des barres d’immeubles successives font face au rien.

A la forêt, aux champs. A la campagne, au vide.

Une transition brute et sans préliminaires.
De l'autre côté du trafic, les rues se frayent un passage entre brique et béton,   perpendiculairement à la départementale : sautant le pas, nous nous sommes engagés sur la rue Tchitcherine, remontant ses balcons défraichis, ses arrêts de bus, ses parkings bondés, ses allées piétonnes à poussettes et grand-mères à bob, ses barrières, ses passages cloutés, ses panneaux, ses feux, ses nids de poule…
Au bout du quartier populaire, un terrain vague aux pelouses clairsemées, nu sous la lumière blanche, où se sont établis des chapiteaux provisoires de vendeurs de fruits et légumes, des tréteaux sur lesquels des camionnettes usées ont régurgité leur amas de babioles, de tissu froissés, de sandales multicolores et de bijoux factices…
 
Au bout de tout cela, la ligne de chemin de fer, comme un coup de scalpel urbain, marque une nouvelle délimitation nette dans le paysage.
Les rues parallèles du quartier buttent contre elle et n’ont d’autre choix que d’avorter sur la seule rue qui la longe. Un seul passage à niveau, à quelques hectomètres de là.
Qui une fois franchi s'avère être un ‘passage de niveau’.

C'était il y a dix minutes... c'était il y a une éternité, c'était... fondamentalement ailleurs.
 
Au-delà du rail, en effet, le bitume lisse, les pelouses soignées de la rue de Peterhof qui se déploie le long d’allées taillées et qui invitent à la promenade pour mener, au terme de quelques hectomètres de rêverie, à un carrefour: en travers de celui-ci, la vénérable perspective Saint-Petersbourg.
Un bitume encore plus lisse, des façades impeccables, des massifs floraux géométriques, des autobus de toutes tailles qui se suivent et stationnent en double file, des allées piétonnes ombragées et des gazons bichonnés où piétinent à présent des milliers de pieds de vacanciers.

Des kiosques de vendeurs de glaces et de boissons, d’autres bus, des passages cloutés qui déversent à présent d’un bord à l’autre de la rue un flot continu de bras, de jambes multicolores et indistincts. Des barrières les canalisent en un flux peu à peu comprimé tout au long des grilles scintillantes, afin de parvenir à injecter tout cela à travers le majestueux portail de l’entrée du palais.

Le palais de Peterhof, joyau d'architecture et d'Histoire, submergé par le nombre, claquettes à l'attaque, et valse de bobs, d'objectifs et de lunettes de soleil.
 
Quelques hectomètres plus loin, la Cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, étrangère à tout ce brouhaha, retirée telle une vieille dame, bien à l’abri de son petit parc végétal.
Sous les branches de ses platanes centenaires, des allées moussues, des gazons rebelles. Quelques marguerites en fleur.
Et des bancs, dos tournés à la perspective.


Des bancs.


De très vieux bancs de bois, aux dossiers savoureusement inclinés.

Des bancs étrangers et éternels, des bancs, havres de paix, où nous reprenons enfin souffle...


Souffle... et esprit.
 
 

...

-----------------


Un bonhomme passe pas très loin de nous. Remontant la perspective une fois, deux fois…

 
... à la troisième, il ose en croire ses yeux.
 
...


Depuis la dernière fois qu'il a osé nous aborder, il s’appelle toujours Reiner.

.

Interface main/guidon

 
Dans un précédent post technique (Mais qui fait quoi sur un tandem ?), nous expliquions comme son nom l'indique comment les fonctions étaient réparties à bord, en évoquant en particulier le choix d'attribution de pilotage, pour éviter de vivre..... ça :
 

 
Comme nous le précisions alors, il y a sur le tandem 2 guidons : l'un pilotable, l'autre fixe. Traditionnellement (c'est ce que veut en effet la logique, mais on pourrait bien imaginer l'inverse...), le guidon pilotable se situe à l'avant, et le fixe à l'arrière. On pourrait alors imaginer qu'un potentiel de gain de poids non négligeable se présenterait là : après tout, pourquoi avoir un second guidon, qui plus est, fixe ? Il serait théoriquement possible en effet de se lancer dans une longue échappée en position monocycle, les bras en l'air ou simplement croisés (puisqu'après tout en tandem, l'équilibre est assurée sans avoir à faire balancier...), ou encore en train de lire les nouvelles fraîches du matin, tricoter, jouer de la guitare, etc...
 
La raison pour laquelle il nous faut renoncer à toutes ces réjouissantes occupations, c'est une fois de plus une question de confort : malgré le soin avec lequel vous aurez choisi votre selle (voir premier volet de notre trilogie), il est fort à parier qu'il sera vite inconfortable de porter en permanence la quasi totalité de votre poids sur une seule surface de votre corps...
 
Ce guidon fixe permet alors de soulager ladite surface... tout d'abord en répartissant le poids durant la quasi totalité du voyage, puis en permettant de se lever sur les pédales par moments, se mettre en danseuse plus rarement, etc...
 
 
Ce guidon fixe est solidaire du tube de selle du passager avant (ce qui implique pour le passager arrière de renoncer définitivement au pilotage au risque de retrouver la configuration illustrée plus haut), et réglable à la fois en hauteur et en profondeur pour trouver la bonne position, qui correspond au meilleur compromis entre 'trop de poids sur la selle' (qui vous amènera à vous tortiller fréquemment), et 'trop de poids sur le guidon' (qui vous donnera des fourmis dans les doigts).
 
Pour éviter le phénomène 'fourmis dans les doigts', qui pourrait apparaître au bout de quelques heures, veillez à bien choisir les poignées de vos guidons (matière, dureté, motifs...), ainsi que vos gants (mitaines), souvent renforcées au niveau du 'gras' de la paume.
 
Enfin, c'est une question souvent débattue : faut-il ajouter des bar-ends (ces fameuses 'cornes' en bout de guidon) ? C'est à chacun de voir : cela peut offrir une position alternative qui peut soulager en changeant l'une puis l'autre des positions. Si vous optiez pour, n'hésitez pas à les recouvrir de guidoline : les jours de pluie ou de grande fraîcheur, l'alu (ou l'acier) absorbe particulièrement le froid et le transmet à vos doigts peu à peu engourdis...
 
 
 
En ce qui concerne le guidon mobile (le guidon avant donc), notons que le cintre est la plupart du temps plus large, ce qui donne un peu l'impression de conduire une Harley, ou un poids-lourds... la dernière comparaison n'est pas tout à fait farfelue : le déport ressenti à la conduite du tandem rappelle effectivement quelques analogies... c'est une question d'habitude. Les premières heures de pilotage sont inoubliables, à la fois pour celui qui conduit (ne pas trop se coucher dans les virages!), mais aussi et surtout pour l'impuissant passager arrière !......
 
 
Pour clore ces trois volets 'interface homme/machine', nous rappellerons deux conseils principaux que l'on aura retrouvés tout au long de ces 3 posts : le premier est bien sûr de vous faire conseiller par des boutiques spécialisées. Études posturales, choix de matériel, voire même prêt de matériel pour essais comparatifs... avouons que dans les 'supermarchés du sport', aux prix très compétitifs, le niveau de conseil dépasse assez rarement ce qu'un 'bon' cycliste saura déjà, et souvent, la liberté de manœuvre et la passion en moins... lorsque vous vous lancez dans l'aventure du tandem (qui plus est si c'est pour partir en voyage), il y a fort à parier qu'un 'petit quelque chose' se passera entre le vendeur et vous, surtout si ledit vendeur est aussi un passionné (ce qui a priori semble plus probable en boutique spécialisée... mais c'est à voir au cas par cas). Et un vendeur passionné qui rencontre d'autres passionnés et qui en plus a une certaine liberté de manœuvre (prêt de matériel, commandes spécifiques, gestes commercial, etc...), cela change tout.
 
Le second, et c'est bien sûr le plus important, c'est de rôder l'embarcation : NE JAMAIS PARTIR AVEC DU MATERIEL NON EXPERIMENTE AU PREALABLE !! L'inexpérience mène souvent à des surprises, qui sont la plupart du temps mauvaises.
 
Et malgré toutes les précautions que vous aurez ainsi prises, il y aura toujours une tuile, un imprévu qui vous tombera dessus. Alors autant en limiter le nombre par une bonne préparation !
 
 
… ah.... une question ?
 
Oui ?
 
Oui... bien sûr, nous avons eu des surprises... et cela nous a valu une tendinite au pouce droit !!
 
Ce sera la dernière anecdote pour clore ces trois volets de préparation... une anecdote propre au tandem et qui pourrait être utile.
 
Dans l'ancien post 'l'embarcation en 7 chiffres', nous évoquions le chiffre '200' pour quantifier le poids total en kilos de l'embarcation (passagers + tandem + carriole chargée). C'est ce que l'on appelle de l'inertie : chaud devant en descente, mais en montée... pour palier aux fortes décélérations, on comprend vite que la méthode 'je compense avec mes cuisseaux en prenant de l'élan' s'avère à moyen et long terme très peu fiable.
 
La meilleure méthode, par expérience, consistera alors non pas à 'contrer' le mouvement d'inertie, mais à le 'conduire'... accompagner la décélération en collant l'effort à l'allure. Dans les faits, cela revient à balayer toute la gamme des pignons au fur et à mesure que l'embarcation ralentit, jusqu'à trouver le bon rythme.
 
Devant une 'petite côte', un cycliste seul se mettra la plupart du temps en danseuse pour donner le coup de rein suffisant pour arriver au haut de la côte sans trop d'effort.
 
Avec une embarcation de deux quintaux, même la 'petite côte' ne se laisse pas dompter ainsi : le 'coup de reins' nécessaire ne s'appelle plus tout à fait un coup de rein, et au final, comme expliqué plus haut, on accompagne la décélération jusqu'à trouver le bon équilibre effort/allure...
 
Et ainsi (même en veillant à prendre autant d'élan que possible avant une côte), les passages de vitesse se multiplient à la fois tout au long de la côte, ainsi qu'au nombre total de petites, moyennes et plus grandes côtes... 
 
… et à la fin, on s'aperçoit selon le terrain qu'un tandem nécessite de passer environ huit à dix fois plus souvent les vitesses qu'un vélo normal...
 
… et vos pouces, à appuyer plusieurs heures par jour, plusieurs jours par semaine, plusieurs semaines par mois, etc.… jureraient à nouveau un peu tard qu'on ne les y prendrait plus...
 .

vendredi 3 juillet 2015

Ivangorod ou la fin du voyage

 
Avec un nom pareil, Ivangorod devrait nous inviter au voyage.
A nous ouvrir, tous sens déployés, les yeux grands ouverts et les pores dilatés.
La Russie, cette fois-ci, nous y sommes bel et bien.
 
Et pourtant, non, nous n’y sommes pas.
 
Si Michel Onfray définit son moment 'début' du voyage au moment où la clef tourne dans la serrure de la porte de chez soi, il ne définit en revanche pas le moment ‘fin’ du voyage.
Et celui-ci ne se réduit pas à une simple symétrie du moment où l’on tournerait à nouveau la clef dans la même serrure.
Il n’est guère identifiable.
En tout cas, il ne prévient guère.
 
Alors que nous traversons les rues d’Ivangorod, le voyage est pourtant terminé pour nous.
C’est une certitude.
 
Peut-être pourrions-nous définir la fin du voyage comme le moment où la dernière goutte de carburant a été consommée. Un carburant de nature particulière, qui n’aurait rien à voir avec l’ATP.
Mais bien plus probablement avec la réceptivité.
 
Alors que nous traversons les rues d’Ivangorod, la jauge à réceptivité est au plus bas. Nous ne roulons même pas sur la réserve.
Nous traversons machinalement ces nouveaux décors, sans plus les imprimer.
 
Les kilomètres avalés nous ont rincés.
Il pleut à nouveau.
Nous sortons d’Ivangorod, remontons tels des zombies la nationale jusque Kingisepp.
Kingisepp, ou pour être plus précis ‘Кингисепп’.
Les pancartes kilométriques sont en effet devenues difficilement déchiffrables depuis la frontière. Un jeu de décryptage qui en temps normal nous aurait accaparés. 
Mais nos gourdes puent.
Ainsi que nos fringues, également rincés.
Ils n’arrivent plus à sécher.
Le fond de nos cuissards devient rêche et nous échauffe l’entrecuisse.
Une de nos pédales commence à claquer, nos disques de freins voilés couinent et la béquille qui a pris du jeu, ne tient plus en place. Elle se décroche parfois, raclant le sol quelques dizaines de mètres… avant que nous ne nous décidions à nous arrêter pour la raccrocher.
Saint Pétersbourg n’est plus très loin, mais Dieu que ces derniers kilomètres vont être longs…
 


Au-delà de Kingisepp, nous comprenons qu’il devient suicidaire de nous aventurer plus loin sur les bords de la nationale.
Nous bifurquons vers Kotelskiy, où nous espérons trouver où passer la nuit.
 
Les routes de campagne sont défoncées, crevassées de flaques sans fond.
Et les bords sont sableux.
Instables.
 
Kotelskiy est une triste bourgade.
Nulle part où loger.
 
Il pleut toujours et nos fringues puent toujours.
Les rares visages que nous croisons nous dévisagent.
Quelques maigres tentatives de nouer contact.
Sans succès.
 
Au ralenti, nous nous perdons, quelque part en campagne.
La tente est jetée à terre.
 
Nous nous y écroulons, moites et à demi dévêtus.
 
------
 
Au matin de ce nouveau jour, le Caucase se situe à quelques trois milles kilomètres de nous. Et pourtant, ce n’est pas encore assez loin…
Il pleut encore et toujours.
Nous devrions rejoindre Saint Pétersbourg aujourd’hui.
Ou en tout cas, nous ne devrions pas arriver bien loin.
Entre là-bas et nous, le Caucase a dispersé ses graines malignes.
 
La berce du Caucase est une belle saloperie.
Urticante à souhait, elle peuple du haut de ses 4 à 5 mètres le bord des routes de campagne que nous empruntons. La végétation y est dense et impénétrable.
Par-delà, des fermes effondrées, et des chiens errants.
Routes dégueulasses, gerbes de flotte qui nous rincent la gueule quand quelque bagnole nous dépasse.
Raz le bol.
Avec toute cette flotte, autant de saloperies qui continuent à nous sucer le cuir.
Aux moustiques et taons habituels se sont joyeusement joints de minuscules abeilles, ainsi que, surprise, des mouches.
Même les mouches s’y mettent…
 
En permanence, quelque chose gratte.
 
Dès que la route prend quelques pourcentages de pente, l’allure chute.
Nous escaladons au ralenti la moindre côte, pantins désarticulés.
Des clowns sortis de boîte, au ressort distendu.
Des bestiaux sans vitalité. Pitoyables.
 
A un carrefour au-dessus d’une colline quelconque, des déchets, évidemment.
Nous nous asseyons à même le sol, culs trempés dans un coin de flaque.
 
Au loin, des cheminées qui ressembleraient à des centrales nucléaires.
De la forêt. Quelques champs ouverts.
En friche.
 
Nous restons là une éternité, en silence, à quelques mètres l’un de l’autre.
Le cul humide et qui démange.
Sans même plus se gratter.
 
Au-dessus de nous, la flotte tombe.
Se calme.
Picore encore un peu nos faces renversées, puis disparaît.
 
Les branches s’égrènent encore autour, les herbes frémissent.
 
Une éclaircie.
 
Une suspension dans le temps...
 
Une ouverture dans le ciel, et bientôt, de la chaleur sur nos joues.
Du rouge à travers nos paupières.
Une envie de sec.
 
Une… envie
 
Une envie de vie.
De lessive.
 
Une envie de confort, de lit moelleux et de gâteaux Alsa.
Une envie d’armoire.
 
D’après midi au soleil, de sieste et de farniente.
Une envie d’oisiveté bien aise…
 
Le sentiment nous gagne, implacable, nous submerge… nos paupières s’ouvrent, clignent quelques fois.
Nos cous se déplient et s’étirent.
La vie reflue, et avec l’en-vie.
 
Une envie à mille facettes qui ne se résumerait qu’à une seule, qui nous étreint d'une force subite et inébranlable : l’envie de chez soi.
Et qui marque définitivement la fin du voyage.
 
.