La sortie de Tallinn, comme souvent des grandes villes, n’est
pas nette.
Après les tristes quartiers périphériques, les axes 4 voies
mènent à la zone de transfert : port à gauche, aéroport à droite, tandis
que nous longeons les rails du chemin de fer.
Containers, bobines de câbles, châssis métalliques se
succèdent dans des piles méticuleuses.
Bon nombre des bâtiments industriels sont ici neufs.
Quelques maisons s’encastrent bientôt dans ce paysage, tandis
que les bords de route verdissent peu à peu : la végétation folle,
comprimée dans quelques mètres carré de friche, finit par prendre ses aises et
s’enhardir, quelques saules prennent bientôt de la hauteur. Les premiers gazons
se déploient tandis que se multiplient les maisons pavillonnaires.
La route rétrécit, les poids lourds disparaissent, puis nous
voici à Lagedi : Tallinn, on dirait bien que c’est fini.
Les bourgs périphériques à la capitale ont retrouvé leur
aisance.
Le long de rues fraîchement asphaltées, des rangées de
façades identiques se déploient.
Maisons à deux étages, terrasse et petit jardin.
Marquise au-dessus de la porte d’entrée, balançoire dans le
gazon.
Des arbres fruitiers, choyés.
Et encore minuscules.
Identiques et côte à côte, des rangées de promesses de bien-être.
Les quelques personnes que nous croisons sont jeunes :
la trentaine tout au plus.
Des femmes. Les regards sont bienveillants.
Douceur.
Au-delà de la zone pavilonnaire, le retour de la campagne.
Prés ras, à la couche végétale superficielle.
La roche calcaire affleure par endroits.
Les pierres plates, ramassées en strates, sont agencées le
long des prés, en murets soignés.
Buissons de millepertuis, sapins épars, la campagne respire.
De grands bouillons duveteux se dressent auprès de quelques saillies rocheuses,
l’aigremoine borde bientôt la chaussée.
Ses boules teigneuses se sont agrippées aux jambes de jeunes
garçons que nous croisons.
Quelques pas derrière, une mère, nourrisson dans les bras,
poursuit la promenade. La poussette suit, à ses côtés, remplie d’épis d’orge et
de blé.
Un jeune adolescent la pousse, tout en parlant à la mère.
Entre grimaces enfantines et air grave, mille expressions vives sur son visage.
Un âge en devenir.
Plus loin, le brouillard se condense et s’égrène en pluie
fine.
Un fourmillement sur le front.
La potion magique prescrite à Tallinn fait des miracles :
sous la veste, la locomotive chauffée à blanc délivre ses watts... tandis que
la pluie s’épaissit pour finalement s’abattre en rais quasi continus.
Pour autant, nous ne sommes pas tous les deux dopés, et si
les seaux qui se versent sur nos épaules ne semblent pas tempérer l’ardeur de
mes soupapes, il n’en va pas de même pour tout le monde.
Un abri bus providentiel offre un petit oasis de sec.
Même à l’arrêt, le cœur continue de cogner dur contre les
côtes.
De la vapeur se détache même de mes épaules.
Je serai tout de même bien curieux de savoir ce que j’ai
avalé.
La pluie semble bien décidée à prendre ses aises et à s’offrir
une belle tranche de la journée.
Je pianote sur le banc, sautille, égrène quelques graviers
sur la chaussée… pédaler, bouger, avancer… il faut que je fasse quelque chose.
Je me lève. Au-dessus du banc que je viens de quitter, la
paroi de verre est auréolée de buée.
Quelques pas sur la chaussée, cales qui claquent.
Un teckel.
Ses oreilles se soulèvent et clapotent sur sa drôle de
bouille, tandis qu’il s’en vient vers nous d’un air bien décidé. Je fixe l’improbable
animal, cligne une fois des yeux, puis une seconde et le considère à nouveau :
non, il se rapproche toujours.
Ce n’est pas une hallucination.
A quelques pas de nous, il amorce une petit courbe de
repérage, nous scrutant d’un œil, opère un rapprochement dosé, avant de braquer
tout à fait, remuant frénétiquement son ridicule petit bout de queue en venant
lécher la main tendue.
Mon Dieu que tu es laid. Mais que t’est-il arrivé ?
Comment la nature a-t-elle bien pu avoir l’idée de démesurer
ainsi cette pauvre créature ?
Elle aussi, ce jour-là, avait dû avaler quelque chose de pas
très catholique (ou pas très orthodoxe… enfin peu importe).
La séparation est un drame.
Nous regardons derrière nous la scène tragique, semblable à
tous ces adieux déchirants sur les quais de gare : en arrière-plan, l’arrêt
de bus qui se rétracte, avalé dans les nimbes de l’insignifiance, entre lui et
nous, les oreilles au poil ras qui se soulèvent et clapotent, toujours, au
ralenti… objectif de caméra rivé sur la bouille, le bord de route qui défile
derrière, cadre resserré sur l’émotion, zoom avant, progressif sur l’œil animal,
un œil luisant, un œil de pure détresse… on dose, une, deux, trois secondes,
cela suffit, zoom arrière, on embrasse peu à peu la route, le pré… doucement… le
paysage… doucement coco… voiilàà… l’animal rétrécit, rétrécit encore, et malgré
son pas de trot qui se lance dans un galop de supplication, il finit par
disparaître tout à fait.
Clac !
Voilà coco, c’est dans la boîte, garanti que ça va faire pleurer
les chaumières.
Pauvre vieux… c’est vrai que la nature t’a tout de même pas
gâté.
Autour de nous, les prés font peu à peu le dos rond.
De vraies petites côtes se glissent sous nos roues, parfois
même sur quelques centaines de mètres.
Les prés, toujours séparés de murets de dalles calcaires
moussues, se déploient.
La végétation s’appauvrit : genévriers épars, noisetiers
gringalets.
La pente perd quelques degrés, l’effort se relâche… et alors que
le dessus de la colline s’abaisse, tout doucement, le rideau de ciel descend, descend.
A l’horizon, une bande sombre domine une étendue de ciel.
Ciel et mer se fondent en effet.
Cette fois-ci, il y a du bonheur. Inattendu.
Comme si déjà elle était devenue une vieille compagne.
Aussi grises soient-elles, nous retrouvons avec bonheur ses
eaux.
En contre-bas de la colline de genévriers, la revoilà.
Notre bonne vieille Baltique, quittée pour la dernière fois
dans de drôles de circonstances.
Du côté de Ventspils.
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